L’Invention de nos vies

C’est l’histoire d’une grande réussite. Sam, jeune avocat français envoyé à New York, va rapidement connaître le pouvoir et la gloire. Mais ce succès repose sur une imposture. Sam, de son vrai prénom Samir, a volé son identité et ses origines juives à Samuel, son ancien meilleur ami, devenu un écrivain raté.
La pièce s’ouvre sur les quarante ans de Sam, moment où son passé revient frapper à sa porte… au risque de tout faire basculer.

“L’Invention de nos vies” propose un thriller haletant habité par une galerie de per­sonnages faisant face à leurs contradictions, leurs succès et leurs échecs. La pièce est une adaptation du roman de Karine Tuil paru aux éditions Grasset & Fasquelle et finaliste du prix Goncourt 2013.




L'Invention de nos vies

PROLOGUE

On distingue une silhouette dont l’ombre grandit peu à peu.

SAMIR Tu as quarante ans.

Tu as réussi une carrière exceptionnelle aux États-Unis.

Tu as épousé la fille de l’un des plus grands entrepreneurs américains.

Ce que tu as fait pour en arriver là, peu importe.

Tu t’es battu pour t’imposer. Personne ne t’a aidé.

Tu as construit ta vie avec la volonté d’être le premier. Le meilleur.

Avec l’obsession de posséder une belle maison, une voiture de luxe. Tu as des goûts de riche, et alors ?

Tu as failli renoncer plus d’une fois, car tout était obstacle.

Réussir des études dans un autre pays, créer une annexe américaine de l’un des plus prestigieux cabinets d’avocats français. T’y faire une place.

Et tu as effacé ton passé, comme on plonge un cadavre dans l’acide pour le dissoudre.

On entend le son d’une musique klezmer.

Partie I

Scène 1

Ambiance de fête. New York.

TOUS Samy ! Samy ! Samy !

SAMIR Ha ! ha ! Arrêtez !

BERMAN À tes quarante ans, beau gosse !

STEIN À ta santé !

JUDITH C’est ton anniversaire ! Laisse-les faire, chéri ! Mazal Tov !

TOUS MAZAL TOV 1

(Ils chantent Mazal Tov et dansent autour de lui.)

Evenou shalom alerhem

Evenou shalom alerhem

Evenou sha-a-lomalerhem

Evenou shalom, shalom, shalom alerhem 2

SAMIR Merci ! Merci à tous ! (S’adressant aux convives.) Quelle chance j’ai d’avoir cette femme incroyable à mes côtés ! (S’adressant à Judith.) Ma princesse… Dire qu’elle a manigancé tout ça sans que je ne m’aperçoive de rien… L’chaim, mes amis !

TOUS L’Chaim 3

(La musique repart de plus belle. Ils dansent quelques instants.)

Hava naguila

Hava naguila

Hava naguilave e nis’mekha

Hava neranenah

Hava neranenah

Hava neranenahve e nis’mekha 4

Hava neranenah

Hava neranenah

Hava neranenahve e nis’mekha

Scène 2

La fête bat son plein. Le téléphone de Samir sonne. La journaliste, qui regarde Samir depuis l’autre bout de la salle avec insistance, s’approche.

PAMELA Maître Tahar ? Je suis Pamela Dickson, journaliste pour le New York Times. Je peux vous capturer quelques instants ?

SAMIR (Joueur.) Me capturer, carrément ?

PAMELA (Charmée.) Désolée de vous ennuyer pendant votre fête d’anniversaire. Je n’en aurai pas pour longtemps.

SAMIR Mais il n’y a aucun problème.

Un temps. Le téléphone sonne de nouveau.

PAMELA Vous ne voulez pas répondre ?

SAMIR (Lui lance un sourire énigmatique.) De moi, vous ne saurez rien.

PAMELA Mais je sais déjà beaucoup de choses. Vous êtes né en France en 1971 de parents professeurs de lettres. Vous arrivez aux États-Unis au début des années 2000 et devenez, en moins de quinze ans, l’un des avocats les plus en vue de la côte Est. Votre mariage avec la fille de Rahm Berg vous propulse en haut de l’échelle… Vous pensez que cela a pu contribuer à votre réussite ?

SAMIR Je me suis battu pour en arriver là, vous savez.

PAMELA Dites-moi quelques mots sur votre famille française.

SAMIR Qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Mes parents sont morts dans un accident de voiture quand j’avais vingt ans. Et c’est pour ça que je suis parti aux États-Unis. Pour me reconstruire. Pour changer de vie. Mais je vous en dis déjà trop.

PAMELA Et votre vrai prénom, ce n’est pas « Sam » mais Samuel ?

SAMIR Oui. C’est un diminutif. Comme vous ? Ça doit être « Pam », j’imagine ?

PAMELA Quel est le secret de la réussite, selon vous ?

SAMIR Être avocat, ce n’est pas prouver l’innocence de son client, mais plutôt démonter les arguments de son adversaire. (Il lui tend sa carte et la regarde intensément.) J’ai mis mon numéro de téléphone personnel au dos. N’hésitez pas à m’appeler. À n’importe quelle heure.

Judith, Stein, Berg, un invité et Berman arrivent en dansant et chantant.

Les cinq Hava naguila

Hava naguila

Hava naguilave e nis’mekha

Samir glisse quelque chose à l’oreille de Pamela. Elle rit.

BERMAN Pardonnez-moi, mademoiselle, je vous le vole quelques instants…

PAMELA Mais Sam est un oiseau libre !

SAMIR J’attends votre appel avec impatience…

Judith, Stein, Berg et l’invité repartent vers un autre espace en dansant et chantant.

PAMELA Vous pouvez compter sur moi, maître Tahar.

Pamela s’éloigne et lui envoie un baiser de la main.

Scène 3

BERMAN Samy, Samy, Samy… Franchement ! Tu es incorrigible ! Cet anniversaire est le palmarès de tes conquêtes ! Ça grouille de femmes que tu t’es ­envoyées… J’espère que tu vas être plus raisonnable pour tes quarante ans.

SAMIR Je viens de lui demander d’enlever sa culotte, tu me crois ?

BERMAN Samy, tu vas trop loin… Sous les yeux de ta femme ! Rien ne t’arrête ?!

SAMIR Qu’est-ce que tu veux… Le désir, Dylan, le désir !

BERMAN Un jour, tu pourrais tout perdre…

SAMIR Chaque fois, je me jure de ne pas recommencer, de me maîtriser, mais c’est plus fort que moi, dès que je vois une fille qui m’excite, je plonge.

BERMAN Sam, je te l’ai déjà dit : aux États-Unis, tu te retiens, tu te domines. Ne convoite pas la femme de ton prochain. Ne la regarde même pas. Et même si elle cherche à te séduire, raisonne-toi. Prends rendez-vous chez un psy, un calmant, une douche froide.

Samir aperçoit Pamela Dickson et va la rejoindre pendant la tirade de Berman.

PAMELA Rendez-vous après la fête ?

SAMIR Non. Tout de suite.

Samir rejoint Berman.

BERMAN Ne laisse jamais le désir étouffer ton sens moral, car c’est lui, ici, qui gouverne toute une nation… Tu ne m’écoutais pas ?

SAMIR Une urgence journalistique…

Berg et Judith arrivent en dansant.

BERMAN Samy, Samy… Va te passer la tête sous l’eau, va !

Judith, au bras de son père, passe près de Samir et l’embrasse.

JUDITH Ça va, mon amour ? J’espère que cet affreux schnock de Dylan ne te gâche pas la fête avec le cabinet…

SAMIR (Lui passant la main dans le dos.) Tu sais qu’il ne peut pas s’en empêcher !

BERG (Tendant la main à Samir.) Bon anniversaire, Sam.

SAMIR (Serrant la main de Rahm.) Merci, Rahm.

BERG Alors ? Quel bilan fais-tu pour cette quarantième année ?

JUDITH Papa, arrête ! C’est la fête, ce soir !

BERG Judith, ma chérie, c’est une question amicale, ça m’intéresse d’entendre mon gendre là-dessus… Alors ?

SAMIR (Mal à l’aise.) Rahm, regardez autour de vous. Quel homme pourrait être plus heureux que moi aujourd’hui ?

BERG Personne de ta famille n’a pu faire le déplacement ?

Le portable de Samir sonne de nouveau.

SAMIR Excusez-moi. Une urgence avec un client, je reviens tout de suite. Ma chérie. (Il l’embrasse sur le front.) Rahm.

BERG Sam.

JUDITH À tout de suite, mon mari. (Sam s’éclipse. On voit Pamela entrer dans les toilettes, puis Sam la suivre.) Papa, tu exagères, il faut toujours que tu sois blessant.

BERG Judy, ma chérie…

JUDITH Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Aujourd’hui ?

BERG Mein Kind, regarde autour de toi. Il n’y a que des gens de notre clan, de notre réseau… Et toujours personne de sa famille.

JUDITH Ça tourne à l’obsession !

BERG Au fond, qu’est-ce qu’on sait de lui ?

JUDITH Papa, ça suffit… C’est la fête, aujourd’hui… Soyons une famille unie, pour une fois.

BERG Une famille n’a pas de secrets…

JUDITH S’il te plaît… (On voit Samir qui ressort des toilettes, suivi de peu par Pamela. Judith quitte son père rapidement et se dirige au centre de la salle.) Excusez-moi, excusez-moi, s’il vous plaît, un petit mot… avant que la fête batte son plein et que nous soyons tous ivres de champagne ! Sam, tu as fait de ma vie un rêve. Merci de m’avoir donné nos deux beaux enfants, Lucas et Lisa… Je me souviens de toi, petit Français arrivant à New York prêt à conquérir le monde. (Rire général.) J’aime ton audace, ta part de mystère. Je ne sais pas comment tu as fait pour m’enlever à mon père et m’épouser ! Il en fallait du courage ! Je t’aime, mon chéri…

SAMIR (Il l’embrasse.) Ma princesse.

JUDITH Ossé shalom bim romav,

Hou ya assé shalom aléinou

Vé al kol Israël,

Im rou im rou amen.

Ya assé shalom,

La musique reprend. Les convives lancent une farandole endiablée. Judith et Samir dansent.

TOUS Ya assé shalom,

Shalom aléinou vé al kol Israël,

Ya assé shalom,

Ya assé shalom,

Shalom aléinou vé al kol Israël 5

Ya assé shalom,

Ya assé shalom,

Shalom aléinou vé al kol Israël

Ya assé shalom,

Ya assé shalom,

Shalom aléinou vé al kol Israël

Ya assé shalom,

Ya assé shalom,

Shalom aléinou vé al kol Israël

Scène 4

France. Un appartement de banlieue parisienne.

Samuel et Nina regardent la télévision, avachis dans un canapé en lambeaux. Une publicité pour une lessive passe.

NINA Change de chaîne !

SAMUEL (Taquin.) Quoi ? Ça t’intéresse pas ?

NINA Arrête, t’es bête. Passe la télécommande.

SAMUEL (La cachant derrière sa nuque.) Il va falloir venir la chercher !

NINA Mais passe !

Nina essaie d’attraper la télécommande. Ils se chamaillent. Elle rit.

SAMUEL Une télécommande, un bisou. C’est la base.

NINA Pff ! (L’embrassant.) Tiens, voilà. T’es content ?

SAMUEL (Tout sourire.) Content. (Nina change de chaîne. C’est les infos.) Attends ! Laisse !

JOURNALISTE (Dans l’écran de télévision.) Nous nous trouvons à présent à New York devant le palais de justice de Manhattan, où les familles des deux jeunes soldats morts en Afghanistan viennent de gagner leur procès ! C’est l’avocat international très renommé Sam Tahar qui a pris leur défense et qui vient de faire gagner d’importants dommages et intérêts à leur famille.

Nina va pour parler.

SAMUEL Chut !!!

SAMIR (Dans l’écran de télévision. Fier.) Tout ce que je peux dire, c’est que je salue le grand courage de ces soldats qui ont perdu leur vie pour les États-Unis !

SAMUEL (Se décomposant.) Samir… Mais c’est Samir ?! Putain, j’y crois pas !

NINA C’est lui…

SAMUEL (S’approchant de l’écran.) Pff, regarde comme il est sapé !

NINA Non mais pousse-toi, Samuel, je vois rien !… Attends, cherche Sam Tahar sur Wikipédia.

Samuel sort son téléphone.

SAMUEL (Lisant.) « Sam Tahar obtient son DEA de droit pénal avec mention à la faculté de droit de Montpellier. Il intègre le cabinet Levy et Queffélec et prend la direction de la succursale créée à New York deux ans plus tard. Diplômé des barreaux de Paris et de New York, Sam s’est fait connaître en représentant un pompier américain gravement brûlé lors des opérations de sauvetage du World Trade Center. Il est marié à Judith Berg, fille de Rahm Berg… » Putain, j’y crois pas !

NINA (Pour elle-même.) Ça alors ! Il est marié…

SAMUEL Ça t’étonne ? Attends, c’est en anglais, là, je comprends rien. C’est écrit quoi ?

Nina prend le téléphone.

NINA (Clique et lit, abasourdie.) Oh ! c’est dingue…

SAMUEL Qu’est-ce qu’y a ? (Nina ne répond pas.) Mais qu’est-ce qu’y a, putain ?!

Scène 5

Après la fête, Samir est seul dans la rue en train de rentrer chez lui.

SAMIR (Chuchotant presque.) Allô ! Maman ?

NAWEL (Chez elle, en banlieue parisienne.) Ah, yaoulidi 6, mon fils, enfin…

SAMIR (Ému.) Qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’as appelé dix fois, aujourd’hui. Tout va bien ?

NAWEL C’est ton frère…

SAMIR Maman…

NAWEL J’ai l’impression qu’il tourne mal.

SAMIR Tu t’inquiètes toujours pour lui…

NAWEL Appelle-le, aman 7… Tu es son grand frère, il t’admire, tu sais…

SAMIR Ouais… Ça, ça reste à prouver…

NAWEL Mais si, mais si !

SAMIR J’essaierai, si tu veux.

NAWEL Ton anniversaire… J’ai oublié de te le souhaiter. Samahni 8… Quand est-ce que tu reviens en France ? Tu es trop loin…

SAMIR Bientôt, maman, bientôt…

NAWEL Inch’Allah 9

SAMIR Inch’Allah, oui…

NAWEL Et parle-moi… Tu as trouvé une fiancée ?

SAMIR Eh non, toujours pas, maman.

NAWEL Ça viendra, inch’Allah !

SAMIR Il faut que je te laisse. Je te rappellerai plus tard… Tu as besoin d’argent ?

NAWEL Ah ! si tu veux, mon fils…

SAMIR Je te fais un virement demain.

NAWEL Tu es un bon fils, mon Samir ! Et j’espère, un bon musulman…

SAMIR Je t’embrasse, maman.

NAWEL Qu’Allah te protège.

Il raccroche.

Scène 6

Samuel et Nina sont surexcités.

NINA Facebook, c’est fait… On se crée aussi une page Wikipédia ?

SAMUEL Oh ouais ! (Faisant un mouvement de danse ridicule.) Yeah, yeah !

NINA (Jubilant.) Et on met quoi comme photo de profil pour moi ?

SAMUEL Celle où t’es sexy, là. Avec les cheveux mouillés. Ça va le faire baver.

NINA Parfait !

SAMUEL Et...

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