La Femme de ma vie

Franck est allergique au mauvais goût et à l’autorité. Ce qui, depuis l’enfance, lui cause régulièrement des ennuis. Même avec la justice. Après une soirée mouvementée, à trois heures du matin, cet amoureux de la littérature et des costumes sur mesure attend avec impatience celle qu’il considère la femme de sa vie…

Une adaptation de Robert Plagnol.




La Femme de ma vie

Franck vérifie l’écran de son téléphone et le pose sur la table.

J’attends ma femme.

La femme de ma vie.

Je l’adore. Normal, c’est la femme de ma vie. Mais de temps en temps, elle me fatigue.

Quand elle me fait attendre, par exemple.

Je suis patient en général. J’ai pas le choix, ça fait partie de mon boulot.

Je vous expliquerai plus tard.

Seulement ma patience a des limites.

En l’occurrence, quand j’attends alors que je ne devrais pas.

Vous avez remarqué, il y a des gens, systématiquement ils vous font attendre.

Vous savez pourquoi ? Non ? Pour vous dominer.

Vous faire attendre, c’est un moyen pour eux de vous dominer.

Méfiez-vous, vous en avez peut-être un de ce genre assis à côté de vous.

Je déteste qu’on me domine.

Je ne suis pas dominé par ma femme, si c’est ça que vous êtes en train de vous dire.

Me cherchez pas, c’est pas le moment !

Non, le problème, c’est que depuis que je suis né, je ne supporte pas l’autorité.

Et le mauvais goût, aussi.

L’un n’allant pas sans l’autre, à mon avis.

La première fois que j’ai pris conscience de ça, c’est avec ma mère en achetant une paire de chaussures. C’était la rentrée des classes, j’avais besoin de nouvelles chaussures, ma mère en a choisi pour moi, j’ai tout de suite vu que c’était de la merde. Pas à cause de leur prix – j’y connaissais rien, j’étais un gamin –, juste en les regardant. Quand je lui ai montré celles que je voulais, elle est devenue hystérique ! C’était les plus chères du magasin ! « Ça suffit, j’en ai marre de tes caprices, tu me rends folle, ça t’amuse de me rendre folle, c’est ça ?! » Et elle m’a acheté les plus merdiques en me disant que c’était exactement les mêmes. J’étais écœuré. Qu’elle me mente. Qu’elle essaie de me faire croire qu’il n’y avait aucune différence entre ces chaussures ! C’était faux, évidemment ! Même un aveugle s’en serait rendu compte !

Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai compris qu’elle était sincère : pour elle, la seule différence entre ces deux paires, c’était le prix, point barre. Et la plus chère était une arnaque. Un piège à cons.

Aucune sensibilité à la qualité, voyez. Aucun goût.

Mon père nous attendait dans la voiture – il détestait faire des courses avec nous, s’afficher avec sa femme et son fils, c’était pas du tout sa came ! Ma mère lui a raconté que j’avais fait un caprice dans le magasin, que j’avais voulu les chaussures les plus chères.

J’étais assis derrière lui. Il s’est retourné et m’en a allongé une qui m’a démonté la tête.

Et une autre qui me l’a remise droite.

Donc j’étais capricieux. Parce que j’avais du goût pour les belles choses.

Je ne sais pas de qui je le tiens, ce bon goût. Pas de mes parents, évidemment. Personne ne m’a jamais rien appris dans ce domaine. Non, je l’ai en moi depuis ma naissance. Ça doit être de l’atavisme.

« Atavisme » : apparition imprévue, chez un individu, d’un trait de caractère qui s’était manifesté chez un de ses ancêtres et qui avait disparu depuis une ou plusieurs générations. On ne sait jamais, ça peut vous intéresser.

C’est pareil avec l’autorité. Depuis que je suis né, quand quelqu’un me demande de faire quelque chose, je sais tout de suite si c’est con ou pas. « Fais ça ! – Pourquoi ? – Parce que ! » Ça, par exemple, c’est con !

Enfant, vous êtes entouré de gens qui n’arrêtent pas de vous dire ce qu’il faut faire. Intérieurement, vous pensez : « C’est pas grave, quand je serai grand, on me foutra la paix ! » C’est une erreur. Ça continue. Encore et toujours. Et pas seulement vos parents ! Tout le monde s’y met.

Vos chefs.

Les femmes.

Les flics.

Et les connards, vous savez, ceux qui savent tout mieux que tout le monde !

Franck se sert un verre, le lève…

« Cheers ! »

… et boit.

Ma femme et moi, on bosse dans la même boîte, un service de conciergerie pour les gens pétés de thunes : Generosity. « Générosité » en français. Complètement débile comme nom. Je suis toujours gêné de le prononcer. « Generosity », franchement faut oser, non ?

Notre boulot, c’est de répondre à toutes les demandes, des plus simples aux plus insolites. Un jet privé pour les Caraïbes ? Pas de problème. Privatiser une boucherie pour un dîner romantique ? Avec plaisir. Une berline avec chauffeur ? On fait appel à moi. Ou à l’un de mes collègues.

Ma femme bosse dans les bureaux. Moi, je conduis une Mercedes.

Je passe l’essentiel de mon temps à attendre. Devant les hôtels, les magasins, les aéroports. J’attends beaucoup mais ça m’est égal, ma patience n’a aucune limite dans le domaine professionnel, j’en profite pour lire. J’ai toujours un bouquin en cours. J’aime lire. Contrairement à ma femme.

Ce qui ne l’empêche pas d’être très intelligente. Brillante, même !

La semaine dernière, des clients, pour convoyer leur yacht de Saint-Tropez à Dubaï, lui ont demandé un équipage bilingue arabe-vietnamien – ou chinois, je sais plus ! En une heure et demie, elle a déniché la perle rare. C’est brillant, non ?

On mène une vie tranquille. On voit pas beaucoup de monde. De temps en temps, je vais boire une bière avec un des chauffeurs de la boîte, Luc, qui n’aime pas lire, lui non plus.

Ma femme, elle, est souvent dehors pour le boulot, elle n’a pas le choix, il faut qu’elle entretienne son réseau. Elle est douée pour ça, d’ailleurs. Du coup, on ne sort pas beaucoup. On se suffit à nous-mêmes.

Je suis sûr que vous pensez que ça doit être pratique de travailler dans la même boîte que sa femme, hein ? Ben non, vous avez tout faux. En tout cas, pour nous, ça ne l’est pas. Personne sait qu’on est mariés ! On ne veut pas que ça se sache ! C’est un secret ! Et ça n’a rien à voir avec le fait qu’elle évolue dans les hautes sphères et que moi, je sois un simple chauffeur ! Non, c’est plus compliqué que ça, je vous expliquerai pourquoi tout à l’heure.

Il faut d’abord que je vous parle de Deville.

J’ai reçu un appel du bureau, de ma femme en l’occurrence, me demandant, très poliment comme toujours, d’aller chercher à son hôtel un certain M. Deville pour le conduire à un restaurant. « À mon avis, tu vas beaucoup l’aimer », a précisé ma femme. Ce qui m’a intrigué parce que c’est pas son genre de faire des commentaires. Pour dire la vérité, ça m’a même titillé.

Quand j’arrive devant l’hôtel, deux hommes attendent : un gros habillé comme un sac et un autre avec beaucoup d’allure, de classe. Je comprends tout de suite lequel des deux est Deville, mais surtout pourquoi ma femme a dit ce qu’elle avait dit : la cinquantaine, grand, élancé, le teint hâlé, brun, quelques cheveux blancs, il porte un costume bleu profond magnifique, en lin et coton – avec sûrement un peu de soie aussi parce que c’est plus sympa –, une chemise blanche à col ouvert sans cravate, aux pieds une très belle paire de richelieus en daim.

La coupe de son costume est d’une élégance rare. À la fois structurée et souple. La qualité du tissu, les boutons en corne de la veste, les plis du pantalon qui tombent à la perfection, tout raconte le savoir-faire des tailleurs anglais de Savile Row, à Londres.

Bref, cet homme a du goût, et c’est donc avec enthousiasme que je sors de la voiture et m’avance vers lui, la main tendue, en ignorant le gros en plein monologue : « Monsieur Deville ? »

Il sourit – très beau sourire : « Franck, j’imagine ? »

Belle lumière, belle séquence d’ouverture mais quand j’ouvre la portière, le gros là, qui n’arrête pas de jacter – on aurait dit un canard –, s’engouffre le premier pour s’asseoir. Deville a un léger haussement d’épaules, genre « c’est pas grave, c’est la vie » et prend place à son tour sur la banquette arrière.

Et je mets les voiles. Le Canard causait placement, investissement, j’avais du mal à entendre, il parlait tout bas. Dans le rétro, je le...

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