A quatre voix. Requiem.
Éros et Thanatos
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Prologue : c’est une entité, une voix, un être, une idée, un regard. Un comédien, une comédienne. Un personnage à imaginer, à créer ou pas.
Vassili : piégé
Aurélien : aimé
Mari : morte
Prologue (en off ou pas) :
L'art, si tant est qu’il existe, est un monstre. Exigeant. Inutile. Maniaque. Parvenir à la perfection ? De toute façon on ne l'atteint pas. Mais on s’obstine et l’autre n’existe plus.. L’autre veut exister. Alors il se met en travers de sa route parce qu’il ne sait pas qu’il a perdu. D’avance. L'art possède. Il ne donne rien. Ou il se nie et renonce à vivre. (Rideau s’ouvre le prologue continue à parler sur le décor et les personnages qui sont déjà sur scène et s ‘éclairent au fur et à mesure ou qui y arrivent selon les possibilités de jeu et d’éclairages). Le rideau s’ouvre sur une chambre en arrière-plan. C’est une chambre d’hôtel. Sur le lit, défait, une femme. Mari. On ne la voit pas vraiment. On la perçoit. On la devine. Est-elle morte? Endormie? Une fenêtre. Fermée. Un homme, Vassili, avachi au-dessous de la fenêtre. Il a le regard hagard, perdu dans le vide. Une table, toute petite, avec une chaise retournée vers le spectateur, devant. Il y a un homme sur cette chaise. Aurélien. Aurélien se souvient de cette chambre d’hôtel où il y a un homme, Vassili, sous la fenêtre qui tient ses genoux. Aurélien se souvient. Aurélien tient un carnet, noir, raffiné. Aurélien le regarde, l’effleure, le caresse. Souvent. Un miroir quelque part. Aurélien est très sophistiqué. Il parlera Aurélien dans la scène où il est seul. A la fin de la pièce, une fois revenu à la réalité. Il parlera à quelqu’un d’invisible. Ne vous inquiétez pas. Vous allez comprendre. Enfin je crois, enfin j’espère. Le souvenir peu à peu s’anime et devient la réalité. Il faut un jeu de lumière, de mise en scène, de comédiens. On voit Aurélien entrer dans la chambre. Donc il ne reste pas assis sur sa chaise. Une chaise sans bureau. Une chaise dans une pièce vide. Vassili reste avachi sans le regarder . Aurélien prend rapidement le carnet noir, raffiné sur la chaise retournée devant la table de la chambre d’hôtel. lI va ensuite vers la porte. Sans se retourner. Il veut partir. Fuir. C’est ça. Il veut fuir.
VASSILI:
Attendez ! (silence. Aurélien se fige) Ne me laissez pas seul ! Pas encore. Pas tout à fait.
AURELIEN
Trop tard.
VASSILI
Ah. Restez quand même.
Aurélien
Non.
VASSILI
Si c’est déjà trop tard. Vous pouvez rester.
Aurélien
Non.
VASSILI
Non quoi ?
Aurélien
Je ne veux pas rester.
VASSILI
Au moins, dites-moi ! Elle…
AURÉLIEN
Elle. Elle ?. Vous ?! Aaah (rire aigu ou cri rauque). Vous.
VASSILI
Moi. Mais ç’aurait pu être quelqu’un d’autre.
AURÉLIEN
Non, ça ne pouvait être que vous. Vous. Personne d’autre.
VASSILI
J’ai tout fait pour regarder ailleurs.
AURÉLIEN
Non. Sinon vous auriez vraiment regardé ailleurs.
VASSILI
Tout.
AURÉLIEN
Pas assez de toute évidence. Vous visez mal.
VASSILI
Sans doute.
AURÉLIEN
Voilà. (se dirige vers la porte)
VASSILI
Cela m’a pris comme une rage !
AURÉLIEN
Taisez-vous.
VASSILI
Une rage subite. J’avais oublié.
AURÉLIEN
Taisez-vous.
VASSILI
Je vais me taire. Longtemps. Quand j’aurai compris. Quand il n’y aura plus rien à dire.
AURÉLIEN
Il n’y a déjà plus rien à dire. (il fait un pas pour sortir)
VASSILI
J’ai eu envie d’elle. Tout de suite.
AURÉLIEN
Taisez-vous.
VASSILI:
Irrésistiblement. Comme d’un battement de paupières. Vous savez ? Où tout s’arrête. Mais sans conséquences.
AURÉLIEN
Taisez-vous.
Prologue : Mari n’est pas sur le lit. Elle chante. Elle est sur scène. Mari chante un air d’opéra. On la voit chanter. On l’entend chanter les énigmes de « Turandot ».Puccini. Puis la musique se tait. Puis la musique s’efface. Mari ne chante plus.
VASSILI
Cette voix.
AURÉLIEN:
Taisez-vous.
VASSILI
Cette ivresse ! L’absolue solitude. Implacable volupté. Je n’y comprends rien. Juste que moi, moi ! Incapable de me dominer.
AURÉLIEN
Taisez-vous.
VASSILI
L’ivresse. Comment peut-on oublier l’ivresse ? Quand oublie-t-on qu’elle existe ?
AURÉLIEN
Taisez-vous
VASSILI
L’ivresse qui abîme. L’ivresse qui exalte !
AURÉLIEN
Taisez-vous, bon sang.
VASSILI
Je savais. J’ai tout de suite su. Alors je suis parti. Ne souriez pas.
AURÉLIEN
Je ne souris pas. Je n’en ai pas envie .
VASSILI
Si. Vous souriez. Vous ne comprenez pas. Vous ne savez pas. Ou vous ne savez plus.
AURÉLIEN:
Taisez-vous !
VASSILI
L’ivresse. L’ivresse du désir. Comment peut-on oublier ? N’importe qui tomberait dans son piège. Même vous.
AURÉLIEN
Taisez-vous.
VASSILI
Vous savez encore vous ce que veut dire désirer ? Et rien ? Je ne parle pas de n’importe quel désir. Non, comprenez – moi bien.
AURÉLIEN
Je ne veux pas.
VASSILI
Je ne parle pas du désir physique, de l’éros ! Il vous transporte, vous transcende puis s’éteint. Pouff ! Il s’éteint vite, un jour, sans bruit. Celui – là est inoffensif. Il passe. Non. Ce n’est pas de ce désir-là dont je parle. Je parle de l’autre. Celui-là on ne l’oublie pas. Plus sourd, plus pénétrant, plus sournois, plus authentique. Le désir de posséder un être tout entier sans compromission. Sans alternative. Sans but. Sauf en être le nombril, la seule expression, la seule respiration. Celui-là. Ce désir-là. Mais elle ? Rien. Rien. Jamais rien.
AURÉLIEN
Taisez-vous !!!! Taisez-vous.
VASSILI
Et c’est sur moi que ça devait tomber. Sur moi.
AURÉLIEN
Je dois partir.
VASSILI
Elle dort n’est-ce pas ? Dites-moi, elle dort.
AURÉLIEN
Non.
VASSILI
Non quoi ?
AURÉLIEN
Non. Elle ne dort pas.
VASSILI
J’ai cru qu’elle pouvait avoir besoin de moi.
AURÉLIEN
Besoin de vous ?!
VASSILI
Moi, je la respire, je la vis, sans concession !
AURÉLIEN
Elle. Non.
VASSILI
Rien de comparable ni dans ses soupirs ni dans son regard. Voir ce regard, regard unique, imperceptible, ne le voir qu’une fois, une seule et venir de moi. Mais jamais. Pas même aujourd’hui.
AURÉLIEN
Vous aviez tout faux.
VASSILI
N’est-ce pas. Pourquoi ? Pourquoi vouloir le trouver ce regard ? Un peu flou. Comme un abandon.(il parle à lui-même comme si Mari était devant lui.) Donne, donne, mais donne! J’en ai besoin. Pour vivre !!
AURÉLIEN
Pas elle.
VASSILI
Je veux qu’elle n’existe que par moi.
Prologue : Musique. Chante Mari, chante et Orphée et Eurydice. Gluck. 0rphée se retourne. Adieu Eurydice. Puis la musique se tait.
VASSILI
Au hasard d’un opéra. Vous aimez l’opéra ? Je hais l’opéra. "Turandot". Garce ! Ma femme adoooore l’opéra ! Par snobisme. Plus que par passion d’ailleurs. Elle m’y traîne. Souvent. Elle aime s’habiller, se montrer, sourire, séduire. Moi, j’aime la montrer, me montrer avec elle. Elle est belle. On me le fait assez comprendre. On attend que je sois jaloux. Elle veut que je lui manifeste ma jalousie que je m’agite dans les simagrées de la jalousie. Apparences ! Opéra. Ce soir-là. Comme tant d’autres pour soi-disant changer d’air. Alors « pourquoi pas hein ? « Turandot », c’est du sublime. On y va ? Tout le monde y va. ». Voyons, tout le monde aime l’opéra. Pourquoi pas. Sortir de la routine parce que ça fatigue l’ordinateur, le virtuel. Des machines ! Pas d’âme! Pas de tendresse, pas d'imagination. Aucun effort. Aucune intelligence propre. De la chair. Voilà ce qu’il nous faut ! De la chair et du sang. Il faut que ça saigne. Apparences. Opéra. « Turandot ».
AURÉLIEN (qui respire un parfum)
Ce parfum ?
VASSILI
Vous dites ?
AURÉLIEN
Ce parfum ?!!!
VASSILI
Pardon ?
AURÉLIEN (à lui-même)
Leurs parfums. Ensembles. Impossible.
Prologue : Musique. Ecoutez, « Turandot ». Celui du début et regardez Mari qui n’est plus dans son lit. Regardez-la. Elle est toute proche. Elle est dans une extase folle, inouïe. Elle joue sa vie à chaque note. Elle est. Mari. Enivrante, enivrée. Vivante. Vassili l’entend dans sa tête. Baissez un peu. Je veux savoir ce qu’il a dans sa tête.
VASSILI
Elle chante. Je hais l’opéra, bon sang que je déteste ça. Mais elle, elle est là, elle, je la vois. Elle est de chair, elle est de sang, elle saigne et elle chante. Alors !!! Ce n’est même pas ça. Elle ne chante pas, je ne l’écoute pas chanter, l’opéra !. Je la regarde exister. Je l’écoute vivre. Mais c’est du théâtre, c’est faux, tout est faux. Un divertissement, voilà. C’est en dehors de moi. Pas la place pour ça dans MA vie. Ma VIE à moi. J’aime ma femme. Étonnant non ?
AURÉLIEN
Non.
VASSILI
J’ai toujours pensé qu’il fallait se marier un jour ou l’autre. C’est normal. C’est l’évidence. Se marier. Par amour. Évidemment. Pas n’importe comment ! Se marier. Surtout par amour. Eh bien figurez-vous que l’amour m’a surpris. Je m’ennuyais ?!! Je m’ennuyais. Je l’ai accepté cet amour-là ! Il arrivait à point. Au bon endroit. Au bon moment. J’ai tellement vécu avant ! Tellement donné. Tout. Beaucoup. Éros !! Et tellement pris aussi. Tellement volé, nié, oublié, recommencer à donner à prendre, à nier, à oublier. Éros ! Et l’ivresse peut-être aussi. (silence) Cet amour-là s’offrait à moi. Je l’ai pris. Au bon endroit. Au bon moment. Je ne renonce pas. Ça ne sert à rien. Je déteste être frustré, pas vous ? Je l’ai saisi. Au bon endroit. Au bon moment. (silence) Cette nuit-là, j’ai fait l'amour à ma femme.
AURÉLIEN
C’est bien. Il fallait y rester dans votre évidence. Refaire l’amour à votre femme.
VASSILI
J’aime ma femme.
AURÉLIEN
Vous l’avez déjà dit.
VASSILI
Je le sais. Au-delà, la déchirure… Elle. Elle. C’est la blessure. La blessure de l’ivresse.
AURÉLIEN:
Vous n’avez pas aimé.
VASSILI:
Au début si.
AURÉLIEN
Votre parfum.
VASSILI:
Au début. C’est l’éblouissement, l’affolement mis en sourdine sans qu’on s’en soit rendu tout à fait compte. L’éclaboussure a été pour plus tard. J’ai basculé dans l’ivresse. C’est drôle. Je n’ai aucun remord.
AURÉLIEN (Il sent l’air à nouveau)
Trop poivré.
VASSILI
Je regarde son bonheur ! Ah ce bonheur inconnu, soudain, irréfrénable. Son bonheur à elle. Ce bonheur à tout prix mais qui ne vient pas de moi. J’ai essayé pourtant de m’inscrire dans son bonheur.
AURÉLIEN
Il ne fallait pas.
VASSILI
J’étais fou ! J’étais ivre.
AURÉLIEN
Vous n’étiez pas le seul
VASSILI
Pire. J’étais seul.
Prologue : changement d’espace. Une pièce mais pas une chambre. Du papier à musique, du fouillis de musicien, un piano qu’on voit ou qu’on devine. Aurélien entre, il regarde l’heure il s’installe sur un canapé, fauteuil; puis se sert à boire ou va hors champ puis revient avec un café, tisane ou autre. Il se met à travailler à des dossiers. Mari entre. Elle est rentrée avant lui. Elle travaille sa partition.
Mari
Il n’a pas applaudi. Tu te rends compte ?
AURÉLIEN
Il n’aime pas l’opéra. Ne cherche pas plus loin.
MARI
Quelqu’un qui ne se laisse pas berner par un nom! Quelqu’un qui juge par lui-même sans voir avec les yeux des autres. Il a raison.
AURÉLIEN
Agacée ?
MARI
Intriguée. Il est parti tout de suite. Dans l’ombre il filait, vite. Avant la fin. Mais je l’ai vu. Pourtant…
AURÉLIEN:
Le parking. Il devait rejoindre le parking pour sortir avant la foule.
MARI
Je l’ai suivi du regard.
AURÉLIEN:
Dans le noir.
MARI
Il avait l’air si pressé.
AURÉLIEN:
Une envie de fumer ! On a des envies comme ça ! Tiens passe-moi mon paquet.
MARI
En tout cas, il ne pensait pas au spectacle.
AURÉLIEN
Justement. Tu veux que je sorte ?
MARI
Je te dis ça parce qu’avant de se lever, nos regards se sont croisés.
AURELIEN
Ah. Tu l’as vu ?
MARI
Oui, vaguement. Enfin je crois.
AURELIEN
Tu crois ?
Mari
Il n'a pas baissé les yeux. A peine haussé les épaules ! Je ne l'atteignais pas. « Turandot » ne l'atteignait pas. C'est vrai qu'elle n'était pas assez moi, que je n'étais pas assez elle. Merde, j'ai dû raté quelque chose. Mauvaise interprétation.
AURÉLIEN:
Tu n'interprètes pas quand tu chantes. Tu incarnes.
MARI
Mal.
AURELIEN
Parce que quelqu'un ne t'a pas applaudi ? On ne peut pas toujours séduire tout le monde.
MARI
Une belle femme s’est levée. Elle était assise à côté de lui.
AURELIEN
Elle a applaudi elle ?
MARI
Oui. Mais vite. Après, elle s’est levée et l’a suivi comme s’il s’enfuyait, comme si elle allait le perdre.
AURÉLIEN
Il n’a pas applaudi. Quel toupet. Il a chatouillé ton narcissisme. Il t’ignore. Quelle aubaine. Il n’est pas béat d’admiration alors forcément il te comprend.
MARI
Tu as vu ta tête ?
AURÉLIEN
Il n'aime pas l'opéra, ne cherche pas plus loin. Il n'a pas applaudi, et donc ? Ses mains à lui parlaient d'autre chose ! Ses mains voulaient autre chose. Il ne faisait que passer, Mari, comme toi. Toi aussi tu passes. Donne-moi du feu.
MARI
Tu me regardes avec des yeux pointus.
AURÉLIEN
Ça ne me concerne pas.
MARI
Tu mens. Tu es fou de rage.
AURELIEN
Arrête ! Qu'est- ce que tu crois ! Ça arrive qu’on se foute de l'opéra. Comme toi tu te fous du reste !
MARI
Le reste. C'est toi ?
AURÉLIEN
Le reste c'est ce que tu trouves banal, insignifiant, inutile.
MARI
Tu es jaloux!
AURÉLIEN
Ce n'est pas ça ! Tout est toujours simple pour toi.
MARI
Ne dis plus rien.
AURÉLIEN
Tu ne donnes pas Mari. Tu ne sais pas donner. Rien ne compte en dehors de ta voix. J'existe ! Les gens existent autour de toi ! Mais toi, à part ta voix.
MARI
Ma complice, ma compagne, mon amie. Elle me donne. Tout. Elle me vide. Bientôt.
AURÉLIEN
Et moi Mari ?
MARI
Toi. Ne souffre pas de moi Aurélien, c'est trop tôt.
Prologue : Musique. « Traviata », Verdi sur l’air de misterioso. Il revient Aurélien. Il est face à Vassili ou pas. Il revient à son souvenir.
VASSILI
Je ne comprends toujours pas comment nos regards ont pu se croiser. Je suis sorti avant la fin. Pour l’éviter justement. Pour fumer. C'est que ma femme préfère l'orchestre. Le premier rang. On ne voit rien. On paye. On peut payer. Elle aime le faire savoir. Désir banal. Plaisir banal. Éros .
AURÉLIEN
Pas même banal. Stupide.
VASSILI
Sûrement. Elle applaudissait comme si elle avait aimé.
AURÉLIEN
Pourquoi n'aurait-elle pas aimé ?
VASSILI
Elle veut qu'on la voie.
AURÉLIEN
Son parfum ?
VASSILI
Comment ?
AURÉLIEN
Son parfum, à votre femme, c'est quoi ? Vous lui en offrez, des parfums. Vous avez des dates !
VASSILI
Des dates.
AURÉLIEN
Oui, des dates. Des dates très fabriquées où elle vous en veut si vous les oublier. Des dates. Où il faut offrir des parfums à une femme.
VASSILI
Ces dates-là ?
AURÉLIEN
Ces dates-là. Il y en a de ces dates-là dans chaque vie.
VASSILI
Du parfum mais aussi des fleurs, souvent. En sachant à l'avance ce qu'elle va me dire. Ce que nous allons faire. Et vous ?
AURÉLIEN
Je ne sais jamais ce que nous allons faire.
Prologue : Changement d’ambiance. Encore, oui. Désolé. On devine une loge, on entend des applaudissements. Aurélien entre. Il a des roses dans les mains. Mari arrive. Il lui offre les roses. Elle les respire. S’asseoit les roses sur les genoux. Plaisir banal. Éros.
MARI
Ce n'est pas ça. Pas assez de sobriété. La cruauté se suffit à elle-même. Elle se doit d’être sobre. Très sobre. Efficace. Insidieuse. Sadique. C’est ce qui fait sa force.
AURELIEN
Ce n'est jamais juste avec toi.
MARI
Heureusement ! Il me faut de la sérénité dans ma colère. Dans sa colère, je veux dire. C'est une violence qui reste secrète, insoupçonnée, insoupçonnable jusqu’à ce qu’elle éclate pour faire mal. Pour tuer.
AURÉLIEN
Qu'est-ce que tu veux. Qu’est-ce que tu cherches ?
MARI
Des vérités. Des vérités uniques, différentes, absolues. On a si peu de temps pour apprendre ! J’ai trop peu de temps. Alors je cherche encore. Vite. Tu comprends ?
AURÉLIEN
Non.
MARI
Aujourd'hui c'était la même vérité qu'hier. Elle ne m’intéresse pas. Il faut que j’en trouve une autre pour demain.
AURÉLIEN
Aujourd'hui tu voulais quoi au juste ?
MARI
De l'inédit, de l'invisible, de l’indicible.
AURELIEN
L'impossible quoi !
MARI
L'impossible. Rien n'est définitivement dit dans l'impossible ! Quel défit. Quelle ivresse ! C'est fou ! Inutile, insultant l’ivresse. Tenir la note, tenir ma note là, juste là, pour donner aux mains qui vont applaudir toute l'extase de ce vertige ! Un instant, au moins un instant qui ne se donne qu'une seule fois. Pour toujours. Pour jamais. C'est le premier regard, le premier baiser d'amour, c'est toujours, éternellement la première et aussitôt la dernière fois.
AURELIEN
La scène. Encore la scène. Toujours la scène ! Ce n'est jamais trop. Ce n'est jamais assez. C’est là, ah, oui, c’est là qu’il faut absolument séduire !. Après ? Ensuite ?
MARI
Le vide. Le néant.
AURELIEN
Le drame encore !! Alors tu t'affaires, tu te précipites, tu prends, tu laisses, tu lâches, tu oublies, tu recommences. Qu'est-ce qu'il y a pour toi en dehors de la scène ? Tu peux me le dire ? Tu n'aimes que l'odeur des théâtres, le son de l'orchestre même quand il accorde. Lui, l'orchestre tu l'écoutes, lui, tu l'entends, tu sais le comprendre, pour lui tu t'arrêtes. A lui tu te donnes. Ouf. C'est quand tu sors des coulisses que tu respires! Tout le reste du temps tu fais de l'apnée. Enfin sur scène ! Tu t'abandonnes à des mains anonymes qui s'acharnent à te dire que c’est là qu’est ta place. (pause puis comme pour lui-même) Il n'y a que ces mains-là qui t'intéressent Mari.
MARI
Tu connais autre chose qui me donne le droit de tout recommencer inlassablement ? Recommencer. Effacer. Recommencer. Effacer. Recommencer. Dis-le-moi. Hurle-le-moi ! Je veux l'entendre de toi. Il y a autre chose qui me donne le droit d’être libre, la liberté la vraie et sans elle tout se fige, tout se tait, tout finit. Alors, je t'aime.
AURÉLIEN
Cette souffrance aussi. Regarde-toi Mari!
MARI
Je lui dois mes jouissances !!! (comme à elle-même) J'ai besoin de jouissances aujourd'hui, vite, très vite. Tu peux me les donner toutes ? Ne souffre pas de moi, ne souffre pas de moi maintenant Aurélien. Attends. Attends encore un peu.
Prologue :Il revient Aurélien. Dans la chambre d’hôtel. Il regarde douloureusement le lit où se trouve Mari. On le perçoit ce lit. Blanc. Avec Mari dessus. Il revient à son souvenir.
AURELIEN
Je n'ai plus de dates pour offrir des parfums.
VASSILI
Qu'est-ce que vous reprocher au mien ?
AURELIEN
Tout. Absolument tout. Trop poivré, trop violent ! Jusqu'à l'insolence. Jusqu’à l’arrogance. L’arrogance du maître, l’insolence du despote. Qui a encore, qui a toujours raison. Il ne se trompe pas. Le maître ! Vous. Et il le sait. Votre parfum me dit que petit à petit vous vous êtes habitué à commander, qu'il était évident que vous commandiez. Alors vous êtes convaincu d'être cet homme-là. Vous êtes définitivement cet homme-là. Vous avez besoin de tout maîtriser, de tenir en laisse ceux que vous aimez. C'est votre idée de l'amour. J'ai raison ? J’ai raison. La vérité c'est que vous en avez peur. De l’amour. Vous avez peur qu'on vous échappe. Laisser la peur remonter à la surface c’est vous anéantir. La peur, la conscience de la peur vous anéantit. Vous le savez, n'est-ce pas ? En tout cas maintenant vous savez.
VASSILI
Je suis parti.
AURELIEN
Vous êtes revenu ! Il fallait laisser tomber. Il fallait vous occuper de votre femme.
VASSILI
Quand je lui ai fait l'amour après l’opéra, après la cigarette, j'ai partagé son plaisir.
AURELIEN (chuchotant)
Vous n'avez rien partagé du tout avec votre femme ! Les fins de soirées doivent se terminer au lit ! Allez ? Niez-le ? Ce soir-là, si vous lui avez fait l’amour à votre femme, c'est pour ne pas la décevoir. Si vous avez pris du plaisir avec votre femme c'est parce que vous êtes un homme. L'orgueil. Toujours l'orgueil ! Du petit garçon. Qui ne veut pas décevoir sa mère. Fierté. Virilité. Désir banal. Plaisir banal. Éros. Elle vous excite, elle attend, elle se donne, elle sait par avance que vous acceptez. Pourquoi d'ailleurs vous refuser à elle ? Et vous cédez sans même vous demander pourquoi vous n'avez pas le droit de décevoir. Pour éviter les histoires sans doute. Votre parfum me dit tout ça. Il me parle (silence). Il me parle encore d'elle. Ensembles. Pourquoi ? On n'est pas le chemin de ceux qui créent, tout au plus un croisement, la place, la place est déjà prise. Il fallait continuer de vous occuper de votre femme. Vous la tenez. Elle vous tient. Désir banal. Plaisir banal. Éros.
VASSILI
Cette nuit-là je fais l'amour à une autre. « Turandot », garce. J'ai envie de quelque chose de plus fort, de délicieusement plus cruel que le plaisir rassurant que je vois dans les yeux de ma femme. Il ne me bouleverse pas. Il ne me transperce pas. J’aime ma femme .
AURELIEN
J’ai donc raison. Votre parfum me raconte votre être. Il me reproche votre être. Il me renvoie à votre être définitif. Elle n’aime pas le définitif, elle : « Aujourd'hui c'était la même vérité qu'hier. Elle ne m’intéresse pas. De l'inédit, de l'invisible, de l’indicible. »
VASSILI
Comment?
AURELIEN
Rien. J’ai mal. C'est idiot.
VASSILI
Dans ses yeux, les yeux de ma femme, j'attends un regard, flou, qui ne vient pas. Pourtant son plaisir vient de moi. Comment ç'aurait été possible ? Son regard fluide soutient le mien. Je suis ailleurs. Avec « Turandot » garce, et j’ajoute à mon imaginaire le silence du fantasme. Elle jouit. Moi aussi. Des larmes coincées dans l’orgasme. Atroce éros quand il donne ce goût de larmes dans la bouche. Ça aussi j'ai oublié.
Prologue : changement d'espace. Une pièce mais pas une chambre. Du papier à musique, du fouillis de musicien, un piano qu'on voit ou qu'on devine. Musique. Air de « la reine de la nuit », la flûte enchantée, Mozart. On voit Aurélien assoupi sur un fauteuil. Il a fumé, il a travaillé. Mari entre doucement. Aurélien ouvre les yeux et la regarde poser des clefs, enlever des chaussures, s’étirer.
AURELIEN
Il est tard ?
MARI
Quatre heures. Pourquoi ?
AURELIEN
C’était bien ?
MARI
Quelle soirée ! J'ai trop bu, trop mangé…
AURELIEN
Trop fait l'amour aussi.
MARI
Non. J’aurais pu.
AURELIEN
Il était beau ?
MARI
Je l'ai revu. Il est venu.
AURELIEN
Qui ? (Mari se tait, Aurélien sourit). Ah. Celui qui n'a pas applaudi.
MARI
Dans ma loge. J’ai envie de fumer. Je fouille. Pas de briquet. Il m’offre le sien. Geste idiot : la flamme qu’on offre avec tout ce qu’il y a de calcul derrière. Il me demande mon prénom. Il n’a pas lu l’affiche.
AURELIEN
Il a aimé ?
MARI
Je le lui ai donné tout de suite, sans réfléchir. Toi qui dis tout le temps que je ne donne rien. Il m'ordonnait de le lui donner mais c’était comme une prière.
AURELIEN
Tu aimes ça, qu'on te supplie.
MARI
Arrête de souffrir de moi ! Arrête de m'aimer Aurélien. Maintenant. Vite. Après tu choisiras.
AURELIEN
Empêche-moi Mari. Empêche-moi.
MARI
Il le répète à lui-même mon prénom comme une litanie grotesque : Mari Mari Mari . « Qu’est-ce que vous faites ? Je donne ton prénom à ma mémoire, il aura pour toujours le timbre de ta voix. Un peu rauque. Le timbre de ta vraie voix. » J'ai ri. On a bu. Alors j'ai ri. Encore.
AURELIEN
Tu as joué Mari en train de rire.
MARI
Tu aurais ri aussi. Je riais. De ces rires comme on en a enfant. Je ne me moquais pas.
AURELIEN
Tu joues Mari. Tu joues. Tout le temps.
MARI
Non. Pas tout le temps. Il aurait mieux valu parce qu'en riant je le regarde. Je n'évite plus ses yeux. J'oblige les miens à l'indifférence.
AURELIEN
Toi ? Tu le regardes ? Tu regardes vraiment quelqu'un ? Tu incarnes Mari qui regarde vraiment quelqu’un.
MARI
Je sais quoi faire. Je sais comment faire. Oui. Il est beau.
AURELIEN
Tu vois le beau ailleurs que dans tes partitions ? À d’autres. Mari.
MARI
Il me donne rendez-vous. Un hôtel. Tout rose. Je le rejoins. Plus tard.
AURELIEN
Tu cèdes ?
MARI
Il est là. Je sais que ce sera lui.
AURELIEN
Tu lui cèdes, Mari ? Tu chantes faux. Mari. Pourquoi j’ai peur ?
MARI
Ne m'aime plus.
AURELIEN
J'essaye Mari. J’essaye.
MARI
Il est déjà nu sous le drap quand j'ouvre la porte.
Prologue : Dans la chambre d’hôtel. Aurélien regarde Vassili. Son regard est dur. On perçoit le lit. Blanc. Avec Mari dessus.
VASSILI
Elle rit. L’éclaboussure. Le verre se casse. Elle est venue.
AURELIEN
Elle est repartie tout de suite.
VASSILI
Oui.
AURELIEN
Vous vous attendiez à quoi ?
VASSILI
Que cette ivresse d'elle s'arrête. Partir.
AURELIEN
S'empêcher de vouloir. Justement quand ça échappe. Le chasseur prend le dessus.
VASSILI
L'habitude plutôt. Avoir. J'ai toujours eu ce que j'ai voulu.
AURELIEN
On domine à peine les choses. Alors les êtres!!!
VASSILI
Vous me haïssez.
AURELIEN
Pas encore, mais vous faites tout pour. Il faut que je parte.
VASSILI
C'est vous qu'elle aime.
AURELIEN
Ne soyez pas bêtement jaloux par-dessus le marché !
VASSILI
Ce n'est pas de vous dont je dois être jaloux.
AURELIEN
Alors vous avez enfin compris ? Il n'y a plus rien à dire. Je pars.
VASSILI
Elle entre, mais elle ne s'asseoit pas. Elle me regarde. J'ai soif. L’ivresse s’accroche. « Approche ». Mais non. Lentement sans une hésitation elle sort en refermant doucement la porte.
AURELIEN
Retenez-la.
VASSILI
Vous avez réussi vous ?
AURELIEN
Ce n'est pas de moi dont il s'agit.
VASSILI
(il regarde vers le lit blanc) De moi non plus. Non, je ne fais pas un geste.
AURELIEN
Trop compliqué ? Le maître attend. Le maître prend. Le maître guette. Fierté. Orgueil. Plaisir banal. Désir banal. Éros.
VASSILI
Je ne trompe pas ma femme.
AURELIEN
Mais si.
VASSILI
Je la laisse partir.
AURELIEN
Ne pas se décevoir. C'est elle qui décide de partir.
VASSILI
C’est vrai. Maintenant c’est vrai.
Prologue : Il revient encore Aurélien. Dans la pièce où traîne le fouillis. L’autre où il discute avec Mari. Ambiance de la scène précédente. Il y a Mari. Il y a lui.
AURELIEN
Tu quittes la scène. Mari incarne Mari qui quitte la scène.
MARI
Il est là. Nu sous le drap. Il ne se dérobe pas. Ses yeux sont noirs, ses cheveux sont bouclés. Ils sont bruns. Sa bouche charnue, bien rouge. Corps sublime dessiné par le drap. Blanc. Statue. Marbre. Un dieu grec. Apollon peut-être.
AURELIEN
Le décor.
MARI
Il ne doute pas. Je le désire. Bijou offert dans l’écrin. Forcément désiré forcément admiré, forcément voulu. Il se concède. Se donne, m’appartient. Bijou précieux, bijou unique. Il est là. Le prendre, s'en ceindre le cou. Qui a le droit de refuser le diamant qu'on a choisi pour elle ? Je lui suis due. Tout est dit. Souviens-toi, je t'ai fait l'amour par surprise. Tu ne m'attends pas. Tu ne m'attends jamais. Tu travailles. Tu ne me poses pas de questions. Tu as pris ma main, tu l'as portée à ta bouche, c'en était presqu’un sanglot. Tu me connais, toi, personne ne me connaît comme toi. Lui, je le pousserai à bout. Lui pensera avoir le dernier mot. Lui. Pas toi.
AURELIEN
Pourquoi j’ai peur Mari ?
Prologue : Hôtel. Chambre. Aurélien face à Vassili. Le souvenir est toujours là.
VASSILI
Pourquoi êtes-vous là ?
AURELIEN
Elle me l'a demandé.
VASSILI
Au moins elle vous a demandé quelque chose.
AURELIEN
Accepter le néant.
VASSILI
Je vous l’ai dit pourquoi je n'ai pas tenté de la retenir. Elle était l'ivresse brute, nue, voluptueuse, inespérée, enfouie, cachée derrière ma vie.
AURELIEN
Bien évidente, bien maîtrisée, bien à vous. Vous avez eu peur. Enfin vous avez eu peur de vous perdre. Ne pas prendre le risque de se perdre. Cette ivresse-là pour vous c'est le néant.
VASSILI
Je vous l’ai dit. J’aime ma femme. L'amour, c'est du solide, c'est construire un avenir, l'amour c'est ma femme !! (on entend et on voit Mari chanter).
AURELIEN
Il a fallu qu'elle chante ! Et ce qui n'est qu'assoupi ressurgit. Brutal. Inexorable.
VASSILI
J’avais à nouveau soif ! Comment oublie-t-on l’ivresse ? Assailli par tous les désirs! Jadis, le nombre a eu raison du goût, puis le goût aiguisé par l'expérience chatouille et j’en ai épuisé tous les vertiges. Tous, sans compter. C’est loin tout ça, ça n’existe plus, il n’en reste rien. Mais il a fallu qu’elle chante « Turandot » Garce. Aujourd’hui j'ai ma vie, ma femme, cette jeunesse-là ne me manque pas. Je suis heureux. D’où venait cette fissure ???
AURELIEN
Cet outrage à l’amour ?
VASSILI
Elle est revenue. Souvent.
AURELIEN
Je sais.
VASSILI
Alors c'était bien vous ?
AURELIEN
Encore ? Ce n’était pas moi. Il y en avait un autre. Plus fort. Plus têtu. Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé plus tôt de celui-là ?
VASSILI
L'autre. Elle était en train de me dire qu’il l’aimait. J'ai posé la question bête, la question inutile si on ne veut pas connaître la vérité. Vérité qui n'est pas la nôtre.
Prologue : pas de musique. Vassili Mari chambre .
VASSILI
Pourquoi tu ne pars pas la première comme d'habitude ?.
MARI
Tu es pressé ?
VASSILI
Je m’étonne.
MARI
Il est exclusif. Possessif. Intransigeant.
VASSILI
C’est de l’amour ??
MARI
Fou. De l’amour fou.
VASSILI
Et ce n’est plus moi.
MARI
Ça n’a jamais été toi.
VASSILI
Jamais.
MARI
Jamais. Il m’a choisi lui. Je me suis laissée prendre. Je ne veux plus qu’on se voit.
VASSILI
Pourquoi ? Qu’est-ce qui t'empêche de me voir ? Tu ne t’es jamais fait ce genre de scrupules jusqu’ici ? Tu l’aimes ?
MARI
Il est devenu très jaloux. Il ne pardonne pas. II ne me lâche pas. Il rôde. Il me suit. Il me possède. Il m’envahit. Je ne peux pas m’en passer.
VASSILI
Moi oui ?!!
MARI
Oui.
VASSILI
Moi pas Mari, moi pas. Tu veux que je quitte tout pour toi ? Je quitte tout. Chasse-moi, je reviendrai. Encore et encore.
MARI
Non. Tu ne peux rien contre lui. Il me rend malade. Lui, je ne peux pas le chasser.
VASSILI
Je lui parlerai.
MARI
Tu ne peux pas. Tous les mots du monde ne serviraient à rien.
VASSILI
Ne me parle pas par énigmes ! Il ne me fait pas peur. Je lui parlerai.
MARI
Qu'est-ce que tu veux lui dire ?
VASSILI
Lui parler de nous .
MARI
Lui parler de nous ? Il n’y a pas de nous. Je me restaure de toi, je me ressource de toi, je me grise de toi, je m'apaise de toi. On se revoit demain ou on ne se revoit pas. Cela n’a aucune importance. Tu ne me manques pas. Ou par à-coups. Je n’ai pas besoin de toi. Il me veut pour lui, rien que pour lui.
VASSILI
Tu l’acceptes ?
MARI
Non, mais il me l’ordonne. Il obsède mon espace, il devient tout mon espace. Je ne peux pas m’en passer. De toi, je veux. (retour sur Vassili – Aurélien)
VASSILI
C'est sûrement ça la jalousie. La certitude qu'on n’est pas à la première place. Qu'on ne sera jamais à la première place et que celle qu'on occupe n'est pas acquise, qu'on ne fait que passer. Même la vôtre est bancale, on ne la possède pas. Jamais. Pourquoi c’est vous qu’elle aime ?
AURELIEN
Ce n’est pas de moi dont elle parle.
VASSILI
J’ai échoué. Vous êtes tout son espace. Vous pouviez m'en laisser un peu.
AURELIEN
Je ne peux pas. Vous ne comprenez pas. C'est d'un autre dont elle parle.
VASSILI
Comment faites-vous pour l’accepter ?, Comment faites-vous pour accepter d’exister sans qu’elle vive de vous ? Peu à peu je comprends que je ne dois plus exister pour elle. Un autre a pris définitivement ma place. Pourquoi m’efface-t-elle de sa vie ?
AURELIEN
Vous avez eu mal! Elle a touché juste.
VASSILI
Elle parle de l’autre, elle me parle de l’autre. Chacun de ses mots me torture un peu plus. Je veux qu’elle se taise, elle doit se taire, je dois reprendre mon souffle. Je veux comprendre ! J’exige de comprendre. Elle ne m’explique pas. Elle rit. Elle rit. Plaisir banal. Je ne tire qu’une fois. Une seule fois. Douleur banale. Désir banal. Éros.
AURELIEN (prend le révolver posé à côté de Vassili. Le spectateur ne le voit qu’à ce moment-là. L’image se fige sur Aurélien qui lève le bras pour tirer. Une fois) Thanatos. (Noir).
(on peut arrêter la pièce ici ou la terminer avec le monologue ci-dessous)
Prologue : La réalité est là. Les souvenirs se sont tus. Aurélien est assis dans le bureau vide du commissariat. Il n’y a personne devant lui mais il parle à quelqu’un réellement. Il faut qu’on y croie.
AURÉLIEN
Tout est là. (Il montre le carnet). Il est beau n'est-ce pas ? Elle écrit tout, précipitamment. Elle écrit vite. Le temps lui échappe. Regardez tous ces mots qui se bousculent, tous ces mots qui s'alignent les uns derrière les autres, pas d'espaces, pas de ratures, aucune respiration. Il faut faire vite, tout dire avant. Avant le silence. Son écriture ! Une fuite en avant, toujours plus, toujours mieux ! Foutaises. Aucun regret. Jamais. Même si on doit faire mal. Il faut l'assumer. Elle a confiance, on assume. Elle s'en fout. A-t-elle eu mal quand elle a su ? Oui. Elle n’a pensé qu’à elle. Voulez-vous que je vous lise la lettre qu’elle m’a laissée dans mon étui à cigarettes ? (voix de Mari. On peut aussi la voir elle comme un fantôme par exemple.) « Je sais que ça va se contenter d'un nom ! D'un nom qui vend. Ça supportera la médiocrité. Le monde s'habitue vite à la médiocrité! Le médiocre va me prendre et je n'aurai plus l'impossible à vaincre. Tout sera définitivement dit. On est prisonnier du vide alors la médiocrité suffit à faire croire à des chefs d’œuvre. Il n’y a pas de chefs d’œuvre. Ils sont la vaine tentative de parler d’autre chose que de son moi. De s’abstraire d’un univers en y replongeant sans cesse mais personne n’écoute. On n’écoute pas l’art. Il est une décoration à vendre. Plaisir banal, désir banal éros. Plaire et non pas savoir et non pas comprendre. L'art. Inutile. Indispensable. Le vrai celui qui ne cherche pas à plaire, celui qui ne cherche pas à vendre celui qui ne laisse de place à personne celui qui arrache au monde des vérités simples, des évidences aveuglantes qui ne servent à rien, celui-là, celui qui m’apporte celui qui m’importe, celui qui m’habite, celui-là ne supporte pas la médiocrité. Je ne supporte déjà plus la mienne. Il me dévore celui qui m’aime en deçà de moi-même. Il m’écorche la voix. Il me tue. Je vais l’aider. Tu iras chercher ton carnet là-bas. Ne me dis pas que tu ne sais pas où. Tu me connais. Il n’y a que toi qui me connais vraiment. Tu sauras. Je suis comédienne. J'aurai trouvé les mots. C’est lui que je choisis. Parce qu’il est là. Parce qu’il ne m’aime pas. Il ne le sait pas. Alors il aura mal. Alors il tire. Il est précieux, comme toi, ton carnet ! Je te l’ai volé. J’y ai tout écrit. Tout ce que je ne t’ai pas dit. Surtout ce que je ne t’ai pas dit. Tu arriveras trop tard. Maintenant tu peux souffrir de moi. Maintenant oui. Aime-moi. Je trouve les mots qui poussent au désespoir. Tu tires. Ne me pardonne pas. Je suis lâche. Tu me donnes ta force. Je ne veux pas de ta force. Alors je me tais. » Je tire. Une fois. Monsieur le commissaire. Une seule fois.
Christine.2008,Avril. Février 2019.