Une salle d’attente de préfecture.
Alexandra David-Néel somnole sur une chaise. On entend des pas qui montent un escalier.
Une porte s’ouvre brusquement.
Alexandra se réveille.
Le fonctionnaire. – Madame Alexandra David-Neel !… (Il se reprend et bredouille.) Nél ?… Neel ?… Néél ?
ADN. – Néel !!!
Le fonctionnaire. – Excusez-moi, je viens vérifier si une erreur ne s’est pas glissée dans votre état civil.
ADN, outrée. – Une erreur ?!
Le fonctionnaire. – Vous demandez une prolongation de passeport, n’est-ce pas ?
ADN. – Oui.
Le fonctionnaire. – Vous êtes bien née en 1868 ?
ADN, sarcastique. – Oui, et alors ? C’est un délit ?
Le fonctionnaire. – Non, mais… nous sommes en 1968 alors, cela nous a semblé un peu curieux…
ADN, amusée. – Que j’aie cent ans, ça vous semble bizarre ?
Le fonctionnaire, bredouille. – Que vous ayez cent ans, non… mais que vous fassiez prolonger votre passeport, oui !
ADN, sèchement. – Il n’y a rien de bizarre là-dedans !… Est-ce que ça va être long ?
Le fonctionnaire. – Non. Je viendrai vous prévenir quand votre passeport sera prêt. En attendant, vous pouvez rester assise et vous reposer.
Bruit de porte qui se ferme, pas qui descendent un escalier.
ADN, minaude en imitant la voix du fonctionnaire. – « Que vous ayez cent ans, non, mais que vous fassiez prolonger votre passeport, oui… » Quelle façon empruntée de parler !
On va encore dire que j’ai mauvais caractère, que je ne devrais pas me moquer, mais je ne supporte pas le manque de simplicité. Évidemment qu’il est étonné que je sois arrivée au seuil de mes cent ans en restant aussi lucide !…
S’il avait voulu être précis, cet employé de préfecture, il aurait d’ailleurs dû donner mon état civil au grand complet : je ne m’appelle pas Alexandra, mais Eugénie Alexandrine Marie David… née à Saint-Mandé un jour d’automne.
Enfin, je ne suis pas persuadée qu’être né là ou ailleurs soit si important ! Ce qui compte c’est l’endroit où l’on va et encore davantage, le chemin qu’on emprunte pour y arriver.
Et voilà que ce fonctionnaire me suggère de me reposer !
(Elle éclate de rire.) Et pourquoi pas dormir pendant qu’il y est ? Comme si j’avais le temps de faire toutes ces choses inutiles : dormir, rêver, fermer les yeux… Moi, je fais mes rêves les yeux ouverts, j’ai le monde à jamais gravé dans le creux de mes paumes. Pas besoin de dormir pour rêver, plus besoin de marcher pour découvrir… Et pourtant, j’en ai parcouru des milliers et des milliers de kilomètres… J’ai vécu ce qu’aucune femme avant moi n’avait tenté…
(On entend une musique tibétaine. Elle se lève et va allumer des bougies à divers endroits de la scène, notamment devant un tableau représentant un moine bouddhiste en train de méditer.)
Si Yongden était encore là, il pourrait témoigner.
N’est-ce pas, mon petit Yongden, qu’il nous a fallu être l’un pour l’autre tour à tour une « Lampe de Sagesse » et un « Océan de Compassion » pour traverser tout cela et rester indemnes…
(Elle se reprend, comme étonnée de ce qu’elle vient de dire.)
Indemnes ?…
Je ne sais pas si on peut l’être au bout de cent ans de vie ! Et est-ce vraiment souhaitable d’arriver lisse et sans crevasses au bout du chemin ?
En cent ans, j’ai tant vu, tant ressenti que je pourrais effectivement me reposer et pourtant, j’ai encore la démangeaison du Voyage… le grand ! Celui qui nourrit, celui qui étonne, celui qui donne l’Espérance, pas celui qui triche à travers l’alibi souvent pervers de l’exotisme !
Je garde de l’impatience jusque dans la fatigue.
(Elle prend une profonde respiration.)
Ah ! marcher… voir, écouter… découvrir… mais aussi penser, sentir, réfléchir. L’aventure est l’unique raison de ma vie. Les livres que j’ai écrits ne m’ont pas suffi, les sources où j’ai bu ne m’ont pas encore suffisamment désaltérée. Toute ma vie j’ai fini d’ouvrir des portes qui étaient entrouvertes. J’ai aspiré à la béance.
Finalement, mon destin était compris tout entier dans ma première fugue… Je n’avais que deux ans ! Chez mes grands-parents, il y avait un jardin, et devant le jardin une route, et au bout de la route, qu’est-ce qu’il y avait ?… Mystère. L’attraction était trop forte, les adultes trop silencieux. Alors un jour, j’ai profité de la porte entrebâillée. J’ai couru jusqu’au buisson, j’ai soulevé le loquet…
(Elle se souvient, amusée.)
À deux ans ! Je me demande encore comment je suis arrivée à faire tout cela, mais je l’ai fait ! J’ai couru sur la route… Ils m’ont rattrapée, très vite… Dommage !
À cinq ans, j’ai récidivé. Le bois de Vincennes était une jungle dont je voulais connaître tous les secrets… Mon père m’y a emmenée. Il a pris de gros risques : on n’emmène pas une enfant de cinq ans, dévorée de curiosité, au bois de Vincennes ! Je lui ai très vite faussé compagnie. Le soir, un gardien m’a trouvée et ramenée au poste de police. J’étais furieuse. Ce jour-là, je me suis fait le serment de ne jamais être ramenée nulle part, de conquérir des territoires. Et de m’y installer si bon me semblait.
Dès que j’ai su lire, mon auteur de chevet a été Jules Verne… « Le Tour du monde en 80 jours » me fascinait. Je pensais : « Pourquoi en 80 jours seulement ? Pourquoi pas en 80 ans ? » (Elle éclate de rire.)
Et même davantage ? J’ai bien cent ans et encore le sang bouillonnant !
Chaque été en Belgique, le temps s’étirait, les minutes bâillaient et moi je m’ennuyais. Mes parents somnolaient leur vie et moi je dépérissais. J’ai pleuré tant de fois en ayant l’impression de gâcher des secondes, de jeter des diamants de minutes dans la boue de l’ennui.
Je me répétais : « Je ne suis pas faite pour ici. »
Chaque jour, je m’endormais en lisant les grands philosophes, les aventuriers, ceux qui osaient avoir une pensée débridée. Avec eux, en rêve éveillé, j’ai chevauché, réfléchi, douté. Sans le savoir, je me rapprochais déjà du Tibet. La route allait être longue.
Pour l’anniversaire de mes six ans, ma mère m’avait offert un encrier en porcelaine de Chine… Premier signe ! Ma mère qui adorait les aventures à condition de ne pas les vivre… Cet encrier est le seul vrai cadeau qu’elle m’ait fait… Je l’ai toujours ! À cent ans, je l’ai toujours. Il trône à Digne sur mon bureau, à Samten Dzong, ma retraite, nichée au cœur des Alpes de Haute-Provence… mon Himalaya à moi… où une Tortue veille sur moi. Cet encrier comme un trophée de jeunesse, comme un signe pour me dire : « Va voir le pays où l’encre fait des dessins… »
À l’âge de quinze ans, nouvelle fugue ! Cette fois-ci, je vais à pied jusqu’en Hollande. Je tente d’embarquer pour Londres, mais le manque d’argent m’oblige à renoncer. Je tire de cet échec un enseignement : pour voyager, il faut un minimum d’argent… Je saurai m’en souvenir. Plus on me demande de me calmer, plus l’envie de ruer se vrille au creux de mon corps. L’impatience devient ma religion. À dix-sept ans, encore une fugue : la Suisse, l’Italie… le Saint-Gothard, comme un prélude à l’Himalaya… J’ai toujours aimé les cimes ! Dans mon sac de voyage, de quoi vaguement me nourrir, mais surtout de quoi survivre : le « Manuel d’Épictète », qui prône la toute-puissance de la Raison afin de triompher des obstacles.
Et puis j’ai rencontré Jean Haustont, compositeur bruxellois… Il m’a flattée du regard....