Amour et chevrotines

Alice, sans aller jusqu’à tremper dans le grand banditisme, a l’habitude d’arrondir ses fins de mois grâce à de menus larcins et autres combines douteuses. Cette fois, elle entraîne son fils Eliot, dont elle considère l’honnêteté de comme une tare, dans un kidnapping rocambolesque au cours duquel rien ne se passera comme prévu.
En effet, la ferme isolée dans laquelle ils devaient amener leur victime s’avérera plus fréquentée qu’un hall de gare. Maintenant transformée en gîte rural, elle est aussi le lieu de rendez-vous des membres d’un site de rencontres coquines. Pourtant, malgré une couardise congénitale et une maladresse qui confine au handicap, Eliot tente par tous les moyens de sortir sa mère du pétrin dans lequel elle les a plongés.
Dans une succession de quiproquos, gags et de coups de théâtre, les uns devront compter sur les aléas de l’amour et d’autres sur la force de persuasion des chevrotines.

 

Acte I

Lorsque le noir se fait dans la salle, on entend le long cri de frayeur d’un cycliste qui ne contrôle plus son vélo puis l’énorme fracas de sa chute. Lorsque le rideau s’ouvre, on découvre Riri empêtré dans ce qu’il reste de son vélo bricolé en avion à pédales (ailes en bois et carton brisées dont une près de la porte-fenêtre ouverte, ensemble encore identifiable mais en piteux état…). Maurice, un pinceau à la main, perché sur un escabeau près de la porte d’entrée, le regarde, éberlué. Après quelques secondes de silence :

Riri. — Punaise ! L’y étais presque, cette fois-ci ! Ouaip !

Maurice. — Cré nom de Diou ! Riri ! Encore ? C’est ta troisième gamelle de la semaine.

Riri. — Quatrième. Ouaip ! Quatrième ! Mais l’ai pas dit mon dernier mot.

Maurice, en allant l’aider à se relever. Regarde ce que t’as fait. Quand la Nénette va voir ça, tu vas encore te faire appeler Arthur !

Riri. — Pas possible, je m’appelle Henri, alors. Non, pas possible.

Maurice. — C’est ce que tu essaies de faire qui n’est pas possible, mon pauvre Riri.

Riri. — Si l’est possible ! Ouaip ! Même que Mathieu il me l’a fait montrer sur le l’Internet. Ouaip !

Maurice. — Ah ! le Mathieu ! Il t’en fait faire avec cet Internet. Tu vois pas que c’est juste pour se moquer de toi.

Riri. — Non ! Mathieu l’est mon copain. Ouaip, mon copain !

Maurice. — Mais il t’a toujours fait faire n’importe quoi pour amuser sa bande de vauriens. Faut pas croire tout ce qu’il te raconte. On te l’a dit cent fois, un vélo ça peut pas voler.

Riri. — L’est pas un vélo, d’abord ! L’est un lavion. Ouaip ! Un lavion à pédales, même.

Maurice. — À pédales ? Mais c’est toi qui les as perdues, les pédales, et depuis longtemps. Ça fait des années que tes bricolages aéronautiques se finissent invariablement par un valdingue. C’est pas Henri ou même Riri qu’on devrait t’appeler, c’est Blériot ou Mermoz.

Riri. — Ah ! ouaip ! Blériot l’est chouette, Blériot. Ouaip ! Ça l’était un champion du lavion, Blériot. Vroummmm ! (Il se met à danser en écartant les bras.) Fuuuuuch ! Vroummmm !

Maurice, amusé malgré lui. Ouais. Si tu veux. Hi ! hi ! On te changera pas… Mais aujourd’hui, heureusement que la porte-fenêtre était ouverte sinon…

Riri. — L’ai bien visé, hein ?

Maurice, en soupirant. C’est ça ! Mon pauvre Riri ! Un jour tu finiras à l’hôpital.

Riri. — Non, un jour… Un jour, je finirai par décoller. Ouaip ! Et par voler, aussi. Ouaip ! Je décovolerai. Ouaip ! Je décovolerai. Et alors… Ouaip ! De là-l’haut dans le ciel, je te ferai coucou. Ouaip, coucou. Comme ça. Ouaip ! Et là tu seras bien trapé. Ouaip ! Bien trapé.

Maurice. — O.K. ! O.K. ! T’as raison. En attendant tu t’es encore bien arrangé. Faut qu’on désinfecte ça.

Riri. — Ah non ! Pas du ça pique ! Pas du ça pique !

Maurice. — Fais pas ton douillet. Assieds-toi. Moi, je dis toujours : « grosse blessure ou petite égratignure faut pas que ça suppure ». (À la cantonade :) Nénette ! Nénette !

Riri. — Non, non ! Pas la Nénette ! Pas la Nénette ! Avec la Nénette, l’est pas du ça pique, l’est du ça brûle. Ouaip ! Je suis sûr !

Maurice. — Mais non. Reste tranquille. Nénette ! Nénette ! Amène le désinfectant que nous a laissé Chopineau avant-hier !

Riri. — Ah non ! Pas les dicaments du docteur ! Les dicaments du docteur, l’est du ça pique !

Maurice. — Mais pas ceux-là, tête de noix. Puisque Chopineau il est pas docteur…

Riri, subitement rassuré. Ah ouaip ! L’est vrai.

Maurice. — Il est vétérinaire… Nénette !

Nénette, entrant avec un sac de médicaments. Tu t’es fait mal, Maurice ? Oh !… C’est encore toi, Riri, bougre de bougre ? C’est toi qui as mis tout ce bazar ? Et encore avec ton satané vélo ?

Riri. — L’est pas un vélo, l’est un lavion à pédales.

Maurice, ironique. Ben oui. Faut pas confondre.

Nénette. — Et toi, ça te fait rire ? Mon pauvre Maurice ! Il va nous ruiner en réparations, ce zigoto.

Maurice. — Boaf ! Jusqu’à présent, il nous a coûté plus cher en sparadraps qu’en réparations. Il a jamais cassé grand-chose de valeur.

Nénette. — Ah non ? Et la fenêtre ?

Maurice. — La fenêtre, elle a rien du tout. Il s’est ratatiné la goule comme d’habitude, mais comme elle était ouverte c’est passé ; de justesse, mais c’est passé…

Riri. — Ouaip ! L’ai bien visé, hein ?

Nénette. — Oui, ben heureusement pour tes côtelettes sinon… (Elle lève la main et Riri se protège.) Ramasse-moi tout ça en vitesse. (Pendant ce qui suit, Riri évacue son vélo et les différents débris.) Et toi, t’as encore pas fini cette peinture ?

Maurice. — Ben c’est qu’il me reste une sacrée surface ! (Il ne lui reste en fait qu’une cinquantaine de centimètres à peindre sur le potelet.)

Nénette. — Qu’est-ce qu’on peut faire d’un fainéant pareil ? Je vous le demande un peu. Trois semaines pour peindre un potelet de porte !

Maurice. — Je m’applique, moi, madame. Moi je dis toujours : « travail vite fait, travail bâclé ».

Nénette. — Ah ! ce qui est sûr, c’est que t’es pas près d’user le pinceau ! Quelle famille ! Deux frères, deux entraves. Un bon à rien et un capable de tout.

Riri. — Moi, je fais le mieux que je peux.

Maurice. — Et moi aussi. Tu verras, une fois fini, ça sera comme neuf.

Nénette. — Mais faut surtout pas que ça fasse neuf. Faut que ça fasse propre. Pas plus.

Maurice. — Ah bon ?

Nénette. — Ben ! Les touristes qui viennent de la ville, ils cherchent pas du neuf et du brillant. Ils veulent de l’authentique. Que de l’authentique et du bio.

Riri. — Le Lotentic, j’en ai jamais vu mais ça doit être bio comme tout. Ouaip ! Bien bio.

Nénette. — La paix, toi. Ils veulent du naturel, du campagnard, mais surtout de l’ancien. Alors faut que ça soit propre mais surtout pas neuf.

Maurice. — Oui mais t’as vu l’état de la baraque ? Pas de chauffage, pas de téléphone, pas de W.-C. Personne voudrait y vivre.

Nénette. — Ah oui ? Et les jeunes qui viennent tous les étés y passer leurs vacances sans rien demander à personne ? Ils y vivent pas, peut-être ?

Maurice. — Mais c’est des gamins de la ville qui viennent s’amuser un peu, pas des vrais touristes. Tu le loueras pas jamais, ce taudis.

Nénette. — Ben détrompe-toi, mon p’tit vieux. J’ai demandé à ma copine la Marie-Louise de poser une annonce dans l’Internet de chez elle et figure-toi que mes premiers clients arrivent demain matin. Elle me l’a loué pour le week-end… (Elle prononce « vikène ».) ce taudis, comme tu dis. Tout le week-end, même. La Marie-Louise m’a dit que c’était pile ce qu’ils cherchaient. Ça t’en bouche un coin, ça ?

Maurice. — Ben nom de Dieu ! Comment qu’on peut rechercher une ruine pareille ?

Nénette. — Mais c’est pas une ruine, y a tout le confort ! (Elle montre successivement la cuisinière, la table, le fauteuil puis la porte-fenêtre.) Cuisine, salle à manger, salon. Et vue imprenable…

Maurice. — … sur le tas de fumier.

Nénette. — Sur la nature, nuance. C’est une mine d’or c’te vieille ferme, je te dis. Y en a de plus en plus, des gens comme ça. Ils en ont tellement marre des villes, de l’air pollué et des virus qu’ils sont prêts à tout pour vivre en pleine cambrousse. En communion avec la nature, comme ils disent.

Maurice. — Ah oui ! Comme tous ces allumés de la cafetière qui décident du jour au lendemain d’envahir le Larzac pour y élever des rutabagas ou y faire pousser des chèvres. Hi ! hi ! Comment qui s’appellent les tiens, de fadas ?

Nénette. — C’est monsieur et mada… Comment, déjà ? Attends… Ils ont un nom pas commun… Mon carnet ?… (Elle le sort de sa poche.) Voilà… M. et Mme Goldlopin.

Maurice. — Goldlopin ? Tu parles d’un nom ! Fais voir. (Elle lui donne le carnet et Riri regarde par-dessus son épaule.) Ah ! ah ! Ma pauvre Nénette ! C’est de l’anglais. Ça se lit pas Goldlopin. Y a un g à la fin. Ça se dit Goldloupingue.

Riri, prononçant correctement. Non, ça se dit Goldlooping.

Maurice. — Goldlooping ? Tu parles l’anglais, toi, maintenant ?

Riri. — Ben l’est Mathieu qui m’apprend avec le l’Internet. Mais pas l’anglais, l’américain qu’il m’apprend avec le l’Internet. Ouaip ! Goldlooping l’est américain. Ouaip ! L’est sûr ! Mathieu il serait là, il vous le dirait. Ouaip !

Nénette. — Des Américains ? Tu te rends compte, Maurice ? Sont peut-être bourrés de dollars.

Maurice. — Peut-être ben. Gold en anglais ça veut dire or, je crois. Et looping, ça veut dire… looping.

Riri. — Looping ? Vroum ! Mme Looping, fuuuuuch ! Ouaip ! Supersoniiiiique ! Mme Grolooping ! (Il sort en courant.) Vrouuuuuummmmm ! Mme Looping !

Nénette. — Et le voilà relancé pour un tour, l’autre andouille !

Maurice. — Ah ! ben, looping, forcément, ça lui cause !

Nénette. — Oui mais pourquoi qu’il crie « Mme Looping » ?

Maurice. — Ben tu sais bien que le Riri, les dames… ça le travaille bien un peu par moments. Alors, comme il capte pas tout d’un coup, il a retenu les deux mots qui l’intéressent : looping et madame… Il lui en faut pas plus pour se mettre le carafon à l’envers.

Nénette. — Ça doit être ça… Mais demain matin, il a pas intérêt à faire peur à mes premiers clients. Surtout des Américains qui sont peut-être riches comme des Russes.

Maurice. — Comme Crésus, on dit.

Nénette. — Ah ?… Oui, ben… euh… au lieu de faire le savant, dépêche-toi donc plutôt de finir de peinturer ce potelet.

Maurice. — Non, non. Ça sera jamais sec demain matin. Faudrait pas qu’ils se tachent, les Amerloques. Vaut mieux que j’arrête.

Nénette. — Ben voyons ! Toujours partisan du moindre effort. T’en as pour deux secondes.

Maurice. — Taratata ! Ça fera trop neuf. Fin de la journée. Je mets tout ce fourbi dans la 2 CV et on va manger la soupe à la maison. Moi je dis toujours : « faut pas te forcer à faire aujourd’hui ce que tu feras peut-être même pas demain ». (On entend un grand bruit de chute à vélo et de tôle froissée.) Bon sang ! Riri ?

Nénette, regardant par la fenêtre. Jésus Marie Joseph ! Cette fois il a emplâtré la 2 CV !

Maurice. — Elle a du mal ?

Nénette sort par la porte principale.

Nénette, off. La voiture non, mais lui, il bouge plus. Viens vite, Maurice !

Maurice, tout en allant fermer la porte-fenêtre. Oh !… Vite, vite… Faut pas non plus…

Nénette, off. Vite, je te dis ! Amène le sac de Chopineau.

Maurice. — Pour la 2 CV ?

Nénette. — Pour Riri, crétin ! Il est en sang.

Maurice. — Punaise ! Finira par nous faire acheter le Mercurochrome par bidons de cinquante litres, cet énergumène. (Il prend le sac en plastique se dirige vers la porte.) Mets-le dans le coffre, on va l’amener directement chez Chopineau. (Il sort. On entend la 2 CV démarrer. Off :) Mais attends-moi, Nénette !… Attends-moi !

Une portière claque, la voiture part en trombe et s’éloigne. La lumière décroît lentement pour arriver au noir. Après quelques secondes, une chouette hulule une ou deux fois puis une autre voiture arrive assez discrètement. Encore une poignée de secondes et la porte d’entrée s’ouvre lentement, laissant passer le faisceau tremblotant d’une lampe torche puis Alice entre, seule. Elle porte un jean, un blouson de toile et une casquette de base-ball.

Alice. — Allez, Yoyo, viens… Yoyo !

Eliot, off. J’arrive, m’man, j’arrive. (Il n’entre pas et on ne voit que le faisceau. Alice inspecte un peu la pièce à tâtons et heurte une chaise. Eliot éteint la lampe.) Qu’est-ce que c’est ?

Alice. — Rien. C’est moi qui viens de me faire un bleu parce qu’un trouillard ne m’éclaire pas correctement.

Eliot, off. Pardon, m’man, mais on ferait peut-être mieux de repartir et de tout arrêter.

Alice. — Ah ! c’est pas le moment de faire marche arrière ! (Toute douce :) Allez, viens, mon p’tit Yoyo. Fais pas ton bêta. Entre et éclaire-moi. (Eliot rallume la lampe mais n’entre toujours pas. Elle hurle :) Tout de suite ! (Eliot entre, tout tremblant. Il porte un vêtement floqué – dans le dos si possible – d’un gros drapeau US.) Et arrête de trembler !

Eliot. — Je veux bien essayer, mais toi arrête de m’appeler mon p’tit Yoyo. J’ai un prénom.

Alice. — Je le sais bien, c’est moi qui te l’ai donné, Eliot… Mais mon p’tit Yoyo c’est plus affectueux.

Eliot. — Mouais… mais je n’ai plus cinq ans. J’en ai marre que tu m’appelles Yoyo !

Alice. — Oui, bon ! Si tu veux. Éclaire-moi un peu mieux que ça… Eliot.

Eliot. — Tu vois ? Ce n’est pas si difficile… Dis, m’man, t’es sûre qu’il n’y a personne ?

Alice. — Absolument personne, mon cher Eliot. (Elle insiste sur le prénom.) La patronne m’a dit qu’elle connaissait les lieux et qu’on serait peinards, Eliot. Y a pas à se biler, Eliot. Elle m’a dit que la baraque était abandonnée depuis longtemps. (La lampe s’éteint.) Éclaire-moi, bon sang, Yoyo !

Eliot, résigné et après un gros soupir désespéré. Oui, m’man… Zut ! Marche plus, cette saleté !

Alice. — Ben tape au cul, tape au cul… (Il tape et secoue la lampe qui s’ouvre et perd ses piles.) Toujours aussi dégourdi.

Eliot, tout en ramassant les piles. Pardon, m’man. C’est parce...

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