Première partie
Acte I
Scène 1
Les jardins du général Truffe
Dans une demi-obscurité on devine les jardins municipaux. Ambiance silencieuse. C’est le classique square IIIe République. À travers les branchages et les allées on devine au loin une grille et les lumières d’un boulevard désert. Un kiosque, des bancs vides, etc.
Nous sommes à un petit rond-point.
Au centre trône la statue d’un général Second Empire.
Sur le marbre, dans le médaillon, on lit : « Au général Truffe, mort à Neuville-sur-Vernisson, ses concitoyens fiers de lui, 1801–1881. »
Devant la statue, il y a un grand banc. Deux chaises de jardin, plus loin.
On entend sonner dix coups à un clocher voisin…
Vague sonnerie de clairon de caserne dans le lointain.
Apparaît Paul Pitard.
C’est un homme de 40 ans environ, style vieux célibataire qui fait sa promenade pour prendre l’air : gilet de laine tricoté maison, béret basque, pantoufles.
Il s’assoit sur le banc du général et soupire d’ennui, allume sa pipe.
Puis il déploie son journal, Le Réveil du Loir, mais ne peut le lire vu la maigre clarté du lieu. Il s’oriente un peu mieux, tourné vers un petit réverbère 1900.
Des pas scandés se font entendre.
Apparaît le capitaine César Colombani, bel homme en uniforme de la Gendarmerie nationale, 40 ans, une belle stature, des yeux paisibles.
César se plante devant la statue du général Truffe et il salue. Puis, un peu gêné, il aperçoit Paul Pitard.
CÉSAR Bonsoir, Monsieur… Ah ! tiens, monsieur Pitard !
PAUL Oh ! Bonsoir… Belle soirée…
CÉSAR Un mois de juin superbe… Juste un petit vent léger…
PAUL Vous faites votre ronde ?
CÉSAR Oh ! non ! Depuis que je suis passé capitaine, ce n’est plus mon affaire…
PAUL Oh ! c’est vrai… Félicitations…
CÉSAR Merci… mais je fais mon petit tour quand même ! L’habitude reste ! Je surveille… quoiqu’il n’y ait rien à surveiller.
PAUL Tout est calme ! Affreusement calme !
CÉSAR Ah ! Évidemment, si je compte me distinguer dans un fait divers éclatant à Neuville-sur-Vernisson… faut que je renonce ! (Il regarde derrière le banc.)
PAUL Qu’est-ce que vous cherchez ?
CÉSAR Une nouvelle chance… Dans l’ombre du général Truffe… Je ne sais pas si vous vous souvenez… En 56, j’arrive ici, de Bastia, simple brigadier. Un soir, je me promène dans ce jardin, regardant la statue du général. Je médite. On recherche alors dans la région un homme qui a assassiné sa femme. Or il se trouve que, voulant contempler le général de dos, je contourne sa statue et qu’est-ce que je vois, là, derrière, accroupi ?… « Ooooh ! » Le criminel recherché !
PAUL (Se souvenant.) Mais oui ! C’est vrai ! J’y suis ! Derrière ce banc…
CÉSAR Son destin et le mien allaient changer ! C’était un monsieur très charmant qui avait supprimé sa femme, une mégère de premier ordre ! Il m’explique comment… pourquoi. On parle métier, police… soupçons… Et savez-vous la bêtise qu’il avait faite ? Cet idiot n’avait pas un alibi valable à l’heure du crime… Ah ! les amateurs !
PAUL Quelle misère !
CÉSAR Que pouvais-je faire ? Je l’arrêtai et je passai au grade supérieur… tout ça grâce au général Truffe. Merci, mon général ! (Il salue la statue.)
PAUL Qu’un autre type tue sa femme par ici et hop ! vous passez colonel !
CÉSAR Eh oui ! Mais, hélas ! le courage se perd en province !
PAUL Ah ! oui ?
CÉSAR Les statistiques le prouvent ! Faute d’une médaille policière, je me contenterais des Palmes académiques. J’ai l’appui de Mme la baronne de Grandterre…
PAUL Oh ! alors ! Ce que notre conseillère municipale veut… elle le veut !
CÉSAR Bon ! Je reprends ma ronde… je veux dire ma promenade. Voilà… Votre commerce va bien ?
PAUL Doucement… Notre café n’est pas très « dans le vent » comme on dit… à cause de ma sœur. Mais ne manquez pas de venir boire le verre de l’amitié en passant…
CÉSAR Je ne dis pas non… Au plaisir et mes respects à Mademoiselle votre sœur…
PAUL Merci ! (Le capitaine salue et s’éloigne, digne. Paul est seul.) Ma sœur ! Qu’elle crève, cette vieille bique !
Il lit son journal. Du bruit. Apparaît Adrien, baron de Grandterre, élégance discrète, costume gris et petit chapeau, une canne… Il semble en rage car il donne des coups de canne dans les arbustes. Il frappe un coup sur le banc et cela fait sursauter Paul.
ADRIEN Oh !… Eh… Pardon… Bonsoir, Monsieur…
PAUL Bonsoir…
ADRIEN Vous m’avez presque fait peur, dans cette obscurité.
PAUL Vous aussi… Mais les jardins du général Truffe sont si mal éclairés. Une honte. Pas la peine de payer toutes les taxes municipales.
ADRIEN Ça oui !…
PAUL Pourriez-vous me dire l’heure ?
ADRIEN (Tirant sa chaîne et sa montre en or.) Dix heures vingt.
PAUL Bon, merci… Quel bled ! Pas un chat…
ADRIEN Vous êtes de la ville, Monsieur ?
PAUL Oui. J’y suis né… Et je ne m’en suis jamais évadé, hélas !
ADRIEN Moi, au contraire, je m’y suis installé pour ma retraite…
PAUL Drôle d’idée !
ADRIEN Dites-moi… j’ai cherché dans les dictionnaires, en vain… Qui est ce général Truffe ?
PAUL C’est un général inconnu. Sans victoire.
ADRIEN Qu’est-ce qu’il a fait pour avoir sa statue ?
PAUL Rien ! On l’a célébré pour n’avoir justement jamais participé à une guerre.
ADRIEN Brave général Truffe ! S’ils étaient tous comme ça !
PAUL Mais… (Il s’approche.) Je vous demande pardon… Il me semble vous reconnaître, Monsieur…
ADRIEN Certainement…
PAUL Monsieur le baron de Grandterre ?!
ADRIEN Moi-même, mon ami… Mais votre visage…
PAUL Pitard. Paul Pitard. Le café Pitard, derrière le marché…
ADRIEN Ah ! mais oui, mais oui… Sommes-nous stupides… (Ils se serrent la main.) Comment allez-vous ?
PAUL Ça va… Oh ! Excusez-moi… Tout à l’heure, j’ai dit du mal du conseil municipal et Mme la baronne en fait partie et…
ADRIEN Oh ! vous ne direz jamais autant de mal de ma femme que j’en pense… Aux élections, je vote contre elle. Ça ne sert à rien, d’ailleurs ! Elle électrise les foules.
PAUL J’étais à sa réunion électorale à la salle des fêtes il y a deux jours lorsqu’elle a boxé le député et qu’elle l’a sorti à coups de parapluie !… Quelle bagarre… Ce que j’ai rigolé !
ADRIEN À la maison, hélas, il n’y a pas de quoi rigoler, mon cher. Un dragon ! J’aurais dû rester célibataire.
PAUL Moi, je suis célibataire…
ADRIEN Heureux homme !
PAUL Minute ! J’ai une sœur ! C’est pire.
ADRIEN Ah ! Moi, de ce côté-là, j’ai de la chance : mes trois sœurs sont mortes.
PAUL D’ailleurs ma sœur vote pour votre femme. Vous voyez le genre !
ADRIEN C’est tout dire !
PAUL Une sœur, ça a les désagréments d’une femme et – sauf votre respect – ça n’en a pas les compensations.
ADRIEN Et dans quinze jours c’est l’élection du maire.
PAUL Oui, Monsieur Bouquet prend sa retraite.
ADRIEN Ça va être une corrida ! Ma femme veut s’installer à la mairie.
PAUL Ça me ferait mal ! Ah ! plutôt que de voir un jupon à la mairie, je préférerais encore un militaire ou un curé !
ADRIEN En ce moment, elle prépare des discours explosifs. Elle se passionne pour le prolétariat nécessiteux… en Chine ! Toute la journée ce ne sont que harangues, cris, proclamations qu’elle essaye sur la bonne ! Résultat : la bonne ne fiche plus rien. Et quand j’ose dire un mot, on m’envoie promener… Ce que je fais ! À la fin de la journée, j’ai envie de la mordre…
PAUL Ne mordez pas… Le silence ! C’est ma méthode avec ma sœur. Vous la connaissez, ma sœur ?
ADRIEN Pas du tout.
PAUL Eh bien, vous perdez rien, la vieille fille dans toute sa splendeur ! Une punaise de sacristie. Quand je la vois dans notre vieux café vieillot…
Le jardin pivote et on découvre :
Scène 2
Le café Pitard
où Berthe range les tables.
C’est la salle d’un café démodé. Des tables de marbre, des banquettes de cuir. Décoration rococo, fausses guirlandes, faux marbre, glaces ouvragées 1925.
Au fond, une petite porte et une vitrine donnent sur la rue que l’on devine. Côté cour, un petit bar en zinc avec sa porte vers la cuisine, côté jardin, banquette et tables.
Puis, seul élément moderne : une armoire frigorifique, face à nous, au fond.
PAUL (Continue sa phrase.) … vieux café minable, datant de nos parents. Il aurait besoin d’un bon coup de peinture. Mais nos bénéfices de misère ne nous permettent aucuns travaux… On végète… Le samedi, à cause du marché, c’est plein. Mais les jours c’est vide… vide… vide… Forcément, avec nos gueules…
ADRIEN Oh ! elle n’est pas si mal que ça, votre sœur… En s’arrangeant un peu…
PAUL C’est surtout le caractère…
Il entre dans le décor, il se verse un verre de rhum et l’avale.
BERTHE (Agressive.) Tu bois encore un rhum ? Au prix où il est ? Je te déduirai ça de ta part de bénéfice. Pourquoi bois-tu ?
PAUL Pour ne plus te voir.
BERTHE Range les bouteilles de bière dans l’armoire frigo que cet imbécile de représentant t’a collée à crédit… À crédit ! C’est tout toi ! La folie des grandeurs. Pour épater une clientèle de fantômes. Il est dix heures et plus un chat. Jolie ville. Pas un homme bien. Mais où sont donc les hommes ?
PAUL Au café de la Gare, c’est plein de jeunesse !
BERTHE À cause de la télé qui hurle. Merci !
PAUL À la Cloche d’Or, il y a une ambiance du tonnerre.
BERTHE À cause de la moins-que-rien qui sert au bar ! Les jupes au-dessus des genoux…
PAUL Fais-en autant ! Coupe tes jupes !
BERTHE Goujat !
PAUL Fais de l’œil aux clients !
BERTHE Oh !
PAUL Alors, on devrait engager une jeune serveuse…
BERTHE Satyre ! Je te vois venir !
PAUL … faire installer le néon…
BERTHE Plutôt crever !
PAUL Mais alors, crève ! Dépêche-toi de crever !
BERTHE Tu serais content que je meure, hein ? Tu gaspillerais notre héritage avec des grues ? Tous les soirs, je t’entends sortir… Tu cours les femmes ! Tu vas rôder dans les jardins du général Truffe qui sont un lieu de débauche.
PAUL (Haussant les épaules.) De débauche !
BERTHE Tu me l’as dit qu’il y a des femmes nues dans les bosquets !
ADRIEN (Interrompt la scène.) Psst ! C’est vrai, cher ami, que des femmes rôdent par ici ?
PAUL Non ! Hélas ! Mais je le lui ai fait croire. Ça la rend hystérique. (Adrien et Paul rient. Cependant Paul reprend la scène avec sa sœur.) Eh bien, va t’y promener dans les jardins du général Truffe ! Tu verras bien !
BERTHE Merci. Pour être attaquée par un ivrogne ou abordée par un vicieux.
PAUL Pour t’aborder faut pas être vicieux, faut être aveugle…
BERTHE (Vengeresse.) Mais, grossier personnage, dans quinze jours la baronne de Grandterre sera élue à la mairie… Et elle fera raser les bosquets ! (Elle se tient la tête.) Ooooh ! Ma migraine !…
PAUL Prends un cachet d’aspirine ! (À Adrien.) Les migraines de ma sœur, c’est la paix pour une heure !
ADRIEN Ah ?
PAUL Oui, j’ai fiché des somnifères à la place de ses aspirines. Elle s’en gave toute la journée. Alors, ça la calme… (Il revient vers sa sœur. Avisant des publications.) Tiens ? Tu écris toujours à la rubrique du Cœur dans tes journaux cornichons, chère « fleur solitaire » ?
BERTHE Pauvre type, va ! Ces journaux publient des histoires vécues et des romans sentimentaux. Va donc plutôt acheter tes revues pornographiques à la divorcée qui tient le kiosque de la gare !
ADRIEN (L’interrompant.) Ah ! oui, elle n’est pas mal cette grande blonde. Elle vend des journaux polissons ?
PAUL (À Adrien.) Non ! mais je fais croire ça aussi à ma sœur. Ça l’énerve ! (Il se retourne vers sa sœur.) Ah ! dis donc… je voudrais te demander. (Il sort une lettre et une enveloppe de papier rose.) Ton papier à lettres, ce n’est pas ce genre-là ?
BERTHE Si. Tout à fait. Pourquoi ?
PAUL J’ai reçu cette lettre anonyme au courrier de ce soir. (Il lit.) « Vieux débris… Quand arrêteras-tu ta vie de débauche ? Quand seras-tu enfin aimable avec ta douce et gentille sœur ? Pourquoi ne lui achètes-tu pas un renard argenté pour sa fête ? Si tu ne le fais pas, je te maudis. » C’est pas signé… On dirait ton écriture, non ? Tu ne trouves pas ? (Il lui donne la lettre.)
BERTHE (Horrifiée.) Oooh ! Tu oses insinuer que c’est moi qui aurais… ?
PAUL Ben… je ne sais pas…
BERTHE Aaah ! (Elle éclate en sanglots et s’écroule sur une table.)
ADRIEN (À Paul.) Oh ! elle vous a écrit cette lettre ?
PAUL Non ! C’est moi qui l’ai écrite ! Sur son papier, en imitant son écriture… (Ils rient. À Berthe.) Bon… je vais me promener…
BERTHE Je vais mourir !…
PAUL Allons ! ne me donne pas de fausses joies !
BERTHE Quand tu rentreras, je serai morte !
PAUL Alors, à tout de suite ! (Il sort.)
BERTHE (Lyrique.) Je suis la femme la plus malheureuse de tout le département du Loiret !
Le décor du café s’efface en tournant. Nous revoilà dans les jardins du général Truffe.
Paul Pitard finit son récit au baron.
PAUL Et je l’ai laissée bramer sur ses journaux !
ADRIEN Mon ami, votre sœur est un ange à côté de ma femme, croyez-moi !
PAUL Ce n’est pas possible !
ADRIEN Votre sœur gémit, grince, pleure… Ma femme « sourit » ! C’est une vipère, une hyène… J’ai dirigé pendant vingt-cinq ans une banque à Nantes et, en achetant le château, il y a deux ans, j’espérais passer en paix mes dernières belles années… Hélas, ma femme a contracté le virus de la politique, le pire ! Soudain, il y a six mois, j’ai eu un espoir : elle a eu une crise aiguë d’arciphose postérieure birhurnatismale. Je me suis dit « chic, elle va rester clouée sur son canapé ! ». Pouh ! Elle s’est fait faire à Paris un corset en je ne sais quoi plastifié… une véritable cuirasse… et en avant ! Comme en 14 !
Le jardin glisse de nouveau et fait place à :
Scène 3
La bibliothèque du château
C’est une belle salle austère couverte de livres et de tableaux anciens. Cheminée de style avec armoiries.
Côté jardin, grande porte vers le hall.
Côté cour, petite porte (c’est l’escalier de service).
Mobilier austère et médiéval… Un bureau, une bergère, des fauteuils.
Debout, au centre, Mme Thérèse de Grandterre, un papier à la main. C’est encore une assez belle lionne.
Assise, Nénette écoute avec intérêt.
THÉRÈSE (D’une voix puissante.) « Mes chers concitoyens… Il faut que j’abatte dans cette ville les factieux et les traîtres qui, pour me barrer le chemin de la mairie, se font un rempart de leurs vices et me calomnient, en me traitant de faible femme ! »
NÉNETTE Bravo !
Nénette applaudit de confiance. La baronne boit un verre d’eau.
PAUL (À Adrien.) Psst !… Qui est-ce la gamine ?
ADRIEN Ma nouvelle bonne, Nénette. Vous voyez : en plein travail !
PAUL Mignonne ! À croquer !
ADRIEN Je vous déconseille : c’est la nièce du capitaine Colombani.
PAUL Aïe ! L’honneur corse !
THÉRÈSE (Reprenant son discours.) « Je vous parle, en tant que femme et en tant que mère de famille… »
NÉNETTE Ooh ! Madame la baronne a eu des enfants ?
THÉRÈSE Moi ? Jamais !… Quelle horreur ! Ça déforme le corps !
NÉNETTE Mais vous dites…
THÉRÈSE Mais j’aurais pu en avoir ! Si Monsieur le baron n’était pas une mauviette.
ADRIEN (À Paul.) La punaise ! (Il entre dans le décor.)
THÉRÈSE « Et c’est pour déloger de la mairie les Sociaux-Républicains qui se sont alliés avec les Républicains-Sociaux que je vous dis… » (Elle voit Adrien.) Qu’est-ce que vous écoutez là ?
ADRIEN Je n’écoute pas…
THÉRÈSE Vous m’espionnez. Après vous irez faire votre rapport à mes ennemis.
ADRIEN Vous savez très bien, mamour, que je me fiche de la politique comme de mon premier costume marin…
THÉRÈSE C’est bien ce que je vous reproche. Vous êtes un lâche !
ADRIEN Mais oui, mais oui…
Adrien s’amuse avec un coffret à musique.
THÉRÈSE Voterez-vous pour moi ?
ADRIEN (N’écoutant pas.) Mais oui… Mais oui…
THÉRÈSE Vous approuvez donc mon programme ?
ADRIEN Mais non. Mais non…
THÉRÈSE Vous vous moquez de moi ?
ADRIEN Mais oui !… Mais oui…
THÉRÈSE (Lui arrachant le coffret des mains.) Mon cher Adrien, ça fait trente ans que nous sommes mariés et ça fait vingt-neuf ans que régulièrement vous répondez « oui » pour « non » et « non » pour « oui ». À quoi attribuez-vous ce phénomène ?
ADRIEN Au hasard, ma chère ! Je réponds au hasard. Au début de notre union, j’essayais de répondre ce qui me semblait logique – ou « oui » ou « non ». Chaque fois il y a eu un drame. Alors, depuis, je réponds au hasard tantôt « oui » tantôt « non ». De sorte que de temps en temps, sans le faire exprès, je tombe juste et vous êtes de bonne humeur quelques heures…
THÉRÈSE Vous êtes spirituel. Donc grossier. Sortez !
ADRIEN Où voulez-vous que j’aille ?… À cette heure tardive, seuls les gens douteux sont dehors !
THÉRÈSE Justement ! Avec un peu de chance, un rôdeur peut vous ficher un méchant coup.
Elle rit sauvagement et Nénette aussi.
ADRIEN (Dans son dos, tendant le poing et à mi-voix.) Punaise !
THÉRÈSE Adrien !
ADRIEN Quoi ?
THÉRÈSE (Sans se retourner.) Vous avez tendu le poing et vous avez dit « punaise » ! (À Nénette.) Ça fait vingt-cinq ans, ma petite, qu’il m’injurie à voix basse… – Et ne tirez pas la langue ! – … et qu’il fait, dans mon dos, des gestes de menaces ! J’en ris. Et savez-vous pourquoi j’en ris ?
NÉNETTE Non.
THÉRÈSE Eh bien, parce que, primo la colère de mon mari contracte son cœur et ses artères. Très mauvais pour lui ! Secundo parce que de rire ça fait respirer mes poumons. Excellent pour moi ! Je ne désespère donc pas de vous survivre, Adrien, sous peu, après avoir encaissé votre assurance-vie.
ADRIEN Thérèse, vous êtes un tyran !
THÉRÈSE Forcément, Adrien, vous avez une tête d’esclave !
ADRIEN Les esclaves, ça se révolte.
THÉRÈSE Les révoltes, ça se mate ! (Nénette rit.) Taisez-vous ! Puisqu’il en est ainsi, la semaine prochaine, Adrien, je vous fais museler avec un conseil judiciaire.
ADRIEN Quoi ?
THÉRÈSE N’oubliez pas que notre fortune m’appartient… Quand il n’y a plus de carnet de chèques, il n’y a plus d’homme !
Elle rit fort. La bonne aussi. Adrien tend le poing… mais il se ravise, se contrôle.
ADRIEN Pun…
THÉRÈSE (Reprenant son discours, soudain « mélo ».) « Mes chers concitoyens, ce qu’il faut c’est que l’ouvrier puisse à midi acheter du jambon et du pain complet ! »
NÉNETTE À propos de manger, qu’est-ce qu’on fait demain pour le sous-préfet ?
Adrien dresse l’oreille, ravi.
THÉRÈSE Dinde farcie, foie gras, champagne. Pour Monsieur le baron, qui est au régime : carottes, pomme, yaourt ! (Tête furieuse du baron. Elle reprend son discours.) « La joie d’être maire me gonfle déjà… »
ADRIEN Oh ! Maternité tardive ? (Le baron éclate d’un rire insolent. Très content de voir la tête de sa femme, il sort, dans un rond de jambe.)
THÉRÈSE (Vexée, rectifie.) Insolent ! « La joie d’accéder à la mairie… me remplit le cœur d’une joie… »
Mais bientôt le décor de la bibliothèque du château a disparu. Nous sommes de nouveau dans les...