ACTE I
Rideau fermé : on entend Quentin chanter à tue-tête des bribes de chansons parlant de l’Espagne, allant de E viva España à La Belle de Cadix entrecoupées de « olé ! ».
Après une vingtaine de secondes, le rideau s’ouvre sur Estelle, seule en scène, assise sur le canapé. Elle essaie de travailler, malgré les vocalises de Quentin, en consultant des dossiers et en tapant sur son ordinateur portable.
Estelle. – Quentin, pour l’amour du ciel ! (Quentin se tait.) Bon, travaillons. Ça urge, ça urge ! Où en étais-je ? Ah oui ! (Quentin recommence.) Quentin ! J’ai du travail !
Quentin, off, avec emphase. – Et moi je travaille mon personnage.
Estelle. – Eh bien, travaille-le en silence… Je dois impérativement terminer ce rapport pour Mme la ministre.
Quentin, off. – Bon, bon ! Très bien, mademoiselle Estelle de la Sérieuse !
Estelle, haussant les épaules. – Très drôle. Bon ! Soyons efficace. (Elle tapote sur le clavier de son ordinateur.) Alors… « Les perceptives économiques à moyen terme étant ce qu’elles sont, nous pouvons raisonnablement penser que… »
Quentin, off. – Tu viendras tout de même essayer ton costume avant ce soir ?
Estelle. – Oui, oui. Dès que j’aurai terminé… Alors… « Les perspectives gna gna… »
Quentin entre de la chambre dans un costume de torero. Il porte sur le bras une robe de flamenco destinée à Estelle.
Quentin. – Olé ! Alors ? Et moi ? Comment me trouves-tu ? Olé ! Anda toro ! Pas mal, non ?
Estelle. – Tu le fais exprès, ce n’est pas possible !
Quentin. – Mais quoi, mon amour ? C’est le week-end. Il faut te relâcher un peu. Il n’y a pas que le boulot dans la vie. Olé !
Estelle. – Aujourd’hui, si.
Quentin. – Oh ! que non ! Aujourd’hui, ou plutôt ce soir, il y a la soirée costumée des anciens du lycée et on ne va pas rater ça. On va même faire un malheur. (Il prend la pose.)
Estelle, prenant le temps de le regarder d’un air dubitatif. – Je n’en doute pas une seconde.
Quentin. – Enfile-moi ça. (Il lui tend la robe.)
Estelle. – Pas maintenant.
Quentin. – Enfile-moi ça, si tu m’aimes. (Il lui tend la robe.)
Estelle. – Je t’aime. Je n’aime même que toi, mais le temps presse. Je dois impérativement terminer ce rapport. C’est très important pour ma carrière. BSK le veut lundi matin sur son bureau.
Quentin. – Qui c’est ça, BSK ?
Estelle. – La ministre, voyons ! Tout le monde sait ça : Bérénice de Saint-Kérouan : BSK.
Quentin. – Ah bon ? Et naturellement, comme tous les patrons, elle peut abuser de toi à sa guise, ta BSK ?
Estelle. – Bien sûr que non, mais j’ai eu la chance d’intégrer son cabinet il y a moins d’un mois. J’ai plutôt intérêt à être au top si je veux y rester. Voilà pourquoi je suis obligée de travailler un peu le week-end, ici, chez moi. (Elle se remet au travail.)
Quentin. – Ah ! c’est vrai ! Merci de me rappeler que tu as la bonté de m’héberger dans ton splendide appartement de fonction de cent soixante mètres carrés.
Estelle. – Quatre-vingts. Quatre-vingts mètres carrés, la moitié. Je te rappelle aussi que c’est un duplex et que la partie supérieure est inaccessible.
Quentin. – Tu parles ! (Allant secouer la porte menant à l’étage.) Elle est mieux fermée qu’un coffre-fort. C’est plutôt curieux, d’ailleurs.
Estelle. – C’est comme ça. C’était à prendre ou à laisser. Je te l’ai dit cent fois. Le poste et l’appartement de fonction, c’était un package. Une sacrée chance, non ?
Quentin. – Ah ! ça pour une chance ! Mais dis-moi, un appartement de fonction de cette taille, rue de Marivaux dans le 2e arrondissement de Paris, en plus d’un salaire déjà très confortable, pour une stagiaire, ça ne te paraît pas un peu louche ?
Estelle, un peu vexée. – Absolument pas ! On a su reconnaître rapidement ma valeur, c’est tout.
Quentin, la prenant dans ses bras. – Comme moi à la seconde où je t’ai vue, ma chérie. Je t’aime.
Estelle. – Moi aussi. (Elle l’embrasse furtivement.) Mais sois mignon et laisse-moi travailler.
Quentin. – Soit ! (Estelle se remet au travail. Un temps.) N’empêche que moi je trouve ça louche. Remarque, pas plus que le fait que tu doives cacher mon existence à ta hiérarchie.
Estelle. – Tu sais très bien pourquoi personne ne doit savoir que tu partages ma vie.
Quentin, levant les yeux au ciel. – Je sais, je sais. Personne au ministère ne doit savoir que tu as un petit ami sous peine de te faire virer. (Estelle se remet au travail, puis s’interrompt.) Entre nous, c’est complètement idiot. (Estelle se remet au travail, puis s’interrompt.) Depuis quand devrait-on faire vœu de chasteté pour travailler dans un ministère ? (Estelle se remet au travail, puis s’interrompt.) Faut pas confondre ministère et monastère, tout de même ! (Estelle se remet au travail, puis s’interrompt.) Comme si je t’empêchais de travailler !
Estelle s’interrompt, regarde le public et soupire.
Estelle. – Le problème n’est pas là. Mon contrat stipule que je dois vivre dans cet appartement mais seule, absolument seule, strictement seule.
Quentin. – Pourquoi ça ?
Estelle. – Je n’en sais rien mais c’est comme ça. Ce que je sais par contre, c’est que si la ministre apprenait ton existence, ma carrière serait foutue. Occuper seule cet appartement était la condition sine qua non à mon embauche.
Quentin. – Ciné quoi ?
Estelle. – Sine qua… Laisse tomber. (Quentin laisse tomber la robe. Estelle se désespère.) Oh !
Quentin. – Oh ! ça va ! Je plaisante ! Je ne suis pas si benêt. Je n’ai pas fait Sciences Po, comme toi. Je ne suis qu’un petit employé de bureau.
Estelle, distraitement, tout en travaillant. – Mais je t’aime pour ce que tu es et comme tu es, mon ange.
Quentin. – Je ne suis pas un intello du ministère du Redressement progressif, moi… Je me demande bien ce que vous pouvez redresser, d’ailleurs.
Estelle. – La France, mon amour. Nous travaillons au redressement de la France et de son économie.
Quentin. – Eh ben, vous avez intérêt à faire des heures sup, alors ! Parce que, pour le moment…
Estelle. – C’est progressif, justement, c’est progressif mais c’est très net. Il y a un léger frémissement et si tu regardais les indicateurs macroéconomiques que…
Quentin. – La barbe ! La seule que je veux regarder, c’est toi. Passe cette magnifique robe de flamenco, ajuste cette perruque et… (Il se met à danser en tapant des talons et des mains.) Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay !
Estelle. – Pas maintenant, Quentin ! Arrête de faire le pitre !
Quentin, en essayant d’entraîner Estelle. – Allez ! Tu as tout le week-end pour travailler. Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay ! Ay !
Estelle. – Laisse-moi, s’il te plaît. Je dois absolument finir ce rapport. Je n’en ai que pour une heure ou deux, pas plus.
Quentin, boudeur. – Bon, bon… Je te laisse travailler, mais tu n’es vraiment pas marrante.
Estelle. – Je te promets qu’après je passe en mode flamenco.
Quentin. – Promis, juré, craché ?
Estelle. – Promis. Pose cette magnifique robe dans la salle d’eau. Je la passerai dès que j’aurai fini.
Quentin. – Sí, señorita. Olé ! (Il sort dans la salle d’eau.)
Estelle. – Ouf ! Allons-y… (Elle se remet au travail.)
Quentin, ressortant de la salle d’eau en chantonnant. – « La Belle de Cadix a des yeux de velours… »
Estelle. – Quentin !
Quentin. – Pardon ! Ça m’a échappé. Bon, je ne peux pas rester comme ça pendant des plombes. Je vais me changer. (En entrant dans la chambre.) « E viva Españ… » Oh ! pardon ! (Il sort dans la chambre.)
Estelle. – Enfin un peu de calme. Alors… « Les perceptives étant ce qu’elles sont, nous pouvons raisonnablement penser que… gna gna gna… » (On sonne. Elle se lève d’un bond pour aller ouvrir.) Ah non ! Jamais je ne terminerai ce rapport. Voilà, voilà ! (Elle ouvre la porte d’entrée et on découvre Bérénice derrière la porte.) Ah !!! (Elle claque la porte et y plaque son dos, terrorisée.) Ah là là !
Quentin, ouvrant la porte de la chambre. – Qui est-ce ?
Estelle, totalement paniquée. – La mimi… c’est la mimi… C’est BB… c’est SS… c’est K… C’est BSK ! Cache-toi, cache-toi, cache-toi ! Je t’en supplie !
Quentin. – Compris ! Je ne sortirai de cette chambre que par la force des baïonnettes.
Estelle. – Et tais-toi, je t’en supplie. (Elle referme la porte de la chambre, prend une grande inspiration et va ouvrir.)
Bérénice. – Ça ne va pas, ma petite Estelle ? Vous avez failli m’assommer !
Estelle. – Oh ! mille excuses, madame la ministre… Je… La porte m’a échappée… Un courant d’air… Vous savez ce… Et hop !… Je suis confuse… Je ne vous attendais pas et…
Bérénice, en jetant son imper et sa mallette sur le canapé. – Cela vous pose-t-il un problème ?
Estelle. – Non, pas le moins du monde, mais je… J’ai presque terminé le rapport concernant la conjoncture macro…
Bérénice. – C’est très bien, ma petite Estelle, mais je ne suis pas là pour ça. Charlotte vous expliquera tout. (Soudain, elle renifle l’air.) Mais dites-moi… (Même jeu.) Il y a un homme ici ?
Estelle. – Oh ! non, madame la ministre ! Je vous assure que non.
Bérénice. – C’est curieux… (Même jeu.) J’ai l’incression que… L’impression que gna… Oh ! mon Dieu ! Il faut que je m’allonge d’urgence.
Estelle. – Vous êtes souffrante, madame la ministre ?
Bérénice. – Un petit malaise sans grapité… gravité. La fatigue. J’ai l’habitude. Ça va passer, mais il me faut un gneu de repos. Je monte m’accronger un peu. (Elle essaie d’ouvrir la porte menant à l’étage.) Ah ! c’est cette empotée de Charlotte qui gna la clé, éffridemment. Vous avez bien une crambre à vous ?
Estelle. – Pardon, madame la ministre ?
Bérénice. – Une crambe… Une gnambre avec un crit… une chambre !
Estelle. – Une chambre ?… Bien sûr… Ici… (Se reprenant juste avant que Bérénice n’y entre.) Non ! Pas ici… Plutôt là. (Elle pousse Bérénice dans la cuisine, se rue dans la chambre et en éjecte Quentin.) Sors de là et cache-toi ailleurs !
Quentin, en caleçon et tee-shirt, se réfugie sans comprendre dans la salle d’eau.
Bérénice, ressortant au même moment de la cuisine. – Dites, ma petite Estrelle, vous gnaussi vous gnauriez cresoin de repos. C’est la fruisine, là.
Estelle. – Ah oui ! Où avais-je la tête ? La chambre est ici. Je vous en prie.
Bérénice sort dans la chambre.
Bérénice, off. – Mercri de ne pas me décranger d’un croment.
Quentin, entrebâillant la porte de la salle d’eau. – C’est ça ta ministre du Redressement progressif ? Elle est complètement allumée. Elle ne sort pas un mot de droit.
Estelle. – Je ne l’ai jamais vue comme ça.
Quentin. – Et qu’est-ce qu’elle fait ici ?
Estelle. – Je n’y comprends rien mais cache-toi, pour l’amour du ciel !
Quentin. – Comment veux-tu que je me cache dans trois mètres carrés ? À moins de me déguiser en rideau de douche…
Charlotte entre, essoufflée et un peu décoiffée. Elle a un parapluie cassé dans une main et un sac de voyage dans l’autre.
Charlotte. – Ouf ! Maudits paparazzis ! Restez devant cette porte, Hubert.
Estelle pousse Quentin dans la salle d’eau et claque la porte.
Hubert, off. – Bien, mademoiselle.
Estelle. – Mademoiselle Lapige ?… Que vous est-il arrivé ?
Charlotte. – La routine ! La routine, rien de plus. Les paparazzis. Mais avec un bon parapluie, on s’en sort toujours. Où est Mme la ministre ?
Estelle. – Elle a voulu s’allonger un instant dans ma chambre. Elle est sans doute souffrante car elle prononce des mots incompréhensibles.
Charlotte, sursautant. – Des mots incompréhensibles ? Beaucoup ?
Estelle. – On a du mal à la comprendre.
Charlotte. – Mon Dieu ! C’est une crise ! C’est la quatrième depuis ce matin !
Estelle. – Une crise de quoi ?
Charlotte. – Je vous expliquerai, je vous expliquerai…
Bérénice,...