Acte I
Une réception de camping. Un comptoir, deux tables. Derrière le comptoir, le Capitaine boit un café. Arrivée de Joséphine ; elle rangera balai, seau et produits d’entretien pendant ses répliques.
Joséphine. — Des gorets ! Je n’ai jamais vu des gorets pareils ! Si vous voyiez l’état des sanitaires, c’est inimaginable ! Il y en a, on se demande de quoi ils se nourrissent. Bientôt il faudra venir en bottes pour aller jusqu’aux toilettes… Et pourtant, je les nettoie trois fois par jour… Sales porcs ! C’est de votre faute, aussi, vous les laissez ramasser n’importe quoi !
Le Capitaine. — Ma chère Joséphine, ne me tenez pas pour responsable de l’alimentation de mes matelots. Est-ce de ma faute si certains vont pêcher leurs moules près de la station d’épuration ? C’est là qu’elles sont les plus belles, qu’ils disent… Résultat : voilà la facture. Enfin, je ne peux tout de même pas les empêcher de faire des expériences !
Joséphine. — Des expériences ! Tu parles ! Non, mais là, ça ne va pas ! Il va falloir faire quelque chose, c’est moi qui vous le dis… Vous vous rendez compte ? Nous ne sommes encore que mi-juillet, je ne vous raconte pas, si ça continue comme ça, je ne vais jamais y arriver. Vous avez vu le monde ?
Le Capitaine. — Nous sommes en pleine saison, on ne va tout de même pas se plaindre d’avoir trop de monde ! C’est le contraire qui serait désolant.
Joséphine. — Ce qui est désolant, c’est de tout laisser faire. On voit bien que ce n’est pas vous qui nettoyez ! Moi je veux bien continuer, mais à ce moment-là, les heures supplémentaires, il va falloir les payer. Je veux bien mettre les mains dedans, mais faudrait que ça me rapporte un peu plus de bonheur, si vous voyez ce que je veux dire…
Le Capitaine. — On verra, Joséphine, on verra.
Joséphine. — Faut pas croire que c’est un plaisir de venir ici. À cette heure, je serais bien mieux dans mon chez-moi plutôt que de venir trimer chez les autres, croyez-moi ! Rien que de penser au travail qui m’attend, je suis déjà fatiguée, lessivée d’avance… Alors ? Ça y est ? Je viens de voir que nous étions complets.
Le Capitaine. — Comme partout, Joséphine. Dans la région, en plein été, si vous voulez trouver un emplacement disponible, il faut vous lever de bonne heure. Autant chercher une aiguille dans un tas de goémon ou vouloir passer le cap Horn pendant l’hiver austral !
Joséphine. — Je vois bien qu’il y a du monde, je ne suis pas aveugle. J’ai même l’impression que tous les ans, c’est de pire en pire. On se demande d’où ils sortent. Il y a des matins, je me dis qu’heureusement je ferme ma porte à clé sinon je suis sûre que j’arriverais à en trouver sous mon lit.
Le Capitaine. — Aujourd’hui encore, il y a des dizaines d’équipages qui attendent à l’entrée. Ils attendent les désistements, qu’ils me disent… Les désistements ! Comme si aux Flots-Bleus on avait l’habitude de se désister !
Joséphine. — C’est vrai qu’ici, ce sont les mêmes qui reviennent tous les ans. Il y en a, ça fait plus de vingt ans. Plus de vingt ans, vous vous rendez compte ? Vingt ans !
Le Capitaine. — Eh oui ! Que voulez-vous ? Ce sont de braves matelots… Pour rien au monde je ne changerais ce fidèle équipage.
Joséphine. — N’empêche… Ils sont peut-être très braves, comme vous dites, mais en tous les cas, ils ne sont certainement pas tous très fins.
Le Capitaine. — Ah bon ? Et pourquoi donc ?
Joséphine. — S’obstiner à pêcher des coquillages tous les ans au même endroit pour ensuite venir retapisser mes cabinets, moi je n’appelle pas ça être très fin. Bon, ce n’est pas le tout, on papote, on papote, il va falloir tout de même que je finisse mon chantier ! Dites donc, en venant, je suis passée devant l’emplacement de M. Émile. Le pauvre ! Ça fait tout de même quelque chose… Et dire qu’on ne le reverra plus… Comme on dit : c’est toujours les meilleurs qui s’en vont. Eh ben, pour une fois, c’est vrai. Qu’est-ce que je vais le regretter, M. Émile !
Le Capitaine. — Eh oui, Joséphine ! C’est un matelot que tout l’équipage regrettera. Pensez donc ! Cela faisait dix-huit ans qu’il venait ici régulièrement. Il s’est fait saborder par une mauvaise grippe dernièrement. La faute à pas de chance… Il a suffi qu’un méchant virus navigue à proximité pour que le bonhomme soit coulé. Pauvre Émile ! Il ne laissera que des regrets et de bons souvenirs dans son sillage.
Joséphine. — Alors ? C’est aujourd’hui qu’il arrive, son remplaçant ?
Le Capitaine. — Affirmatif. J’ai reçu, quelques jours après le décès, une lettre d’un postulant qui me faisait part de son souhait d’occuper l’emplacement. Je me suis dit qu’une personne qui connaissait Émile ne pouvait être qu’un bon matelot, c’est pourquoi j’ai répondu favorablement à sa demande.
Joséphine. — Il faut dire que les places sont chères au camping des Flots-Bleus, n’entre pas qui veut. Pas vrai, Capitaine ?
Le Capitaine. — Ici tout le monde se connaît et s’apprécie depuis longtemps, c’est ce qui fait le charme de l’endroit.
Joséphine. — Et il s’appelle comment, le petit nouveau ?
Le Capitaine. — Chopineau. Jean-Marie Chopineau.
Joséphine. — Chopineau ? C’est un nom sympathique. Avec un nom comme ça, il ne peut être que sympathique.
Entrée de Roger.
Roger. — Cho-pineau des Charentes ou chopine au cul du tonneau ? Chopineau, ça c’est un nom de soiffard, c’est moi qui vous le dis ! Croyez-moi, je m’y connais !
Le Capitaine. — Ah ! Roger ! Bien dormi ?
Roger. — Comme un bébé, Capitaine, bercé par le bruit des vagues et les ronflements de ma femme. Ah ! c’est beau les vacances ! Pas vrai, Joséphine ?
Joséphine. — Parlez pour vous ! C’est vous qui êtes en vacances, pas moi.
Roger. — Ne me dites pas que vous allez vous plaindre, Joséphine. Vous rendez-vous compte de la chance que vous avez ? Vous travaillez entourée de charmants beaux gosses comme moi et en plus vous respirez le bon air iodé toute la journée. Vous les sentez, ces effluves marins ? Ah ! Joséphine, il y en a plus d’une qui aimerait être à votre place !
Joséphine. — Effluves marins ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Tiens, il est temps que j’aille les nettoyer, vos effluves marins. (Elle sort.)
Roger. — Ben dites donc ! Elle n’a pas l’air contente, la Joséphine.
Le Capitaine. — Ne faites pas attention, elle s’est levée côté bâbord ce matin.
Roger. — Que voulez-vous dire, Capitaine ?
Le Capitaine. — Voyons, matelot, si elle s’est levée à bâbord, c’est qu’elle s’est levée du pied gauche.
Roger. — Ah ! ben oui, bien sûr !
Le Capitaine. — Un petit café ? Il est tout chaud.
Roger. — D’accord, mais alors je m’installe parce que, comme dit le proverbe : « Bien mal assis ne profite jamais. » Après tout, on a bien cinq minutes. Vous avez vu, Capitaine, encore une belle journée qui se prépare, pas vrai ? Ils l’ont dit à la radio, c’est à cause de l’anticyclone qu’y z’ont dit, y passe des vacances avec nous, l’anticyclone, alors vous pensez si on est peinard… J’vais vous dire le fond de ma pensée : moi, d’habitude, les anti, ils m’emmerderaient plutôt. C’est vrai, quoi ! Jamais contents, toujours à gueuler… Les antinucléaires, les antimilitaristes, les anti… Est-ce que je sais, moi ? Mais alors là, les anticyclones, je n’ai rien contre, au contraire. Pas vrai que j’ai raison, pas vrai ?
Le Capitaine. — Ben…
Roger. — Remarquez, je serais paysan, j’dirais pas ça. C’est vrai, quoi ! Mais moi, de l’eau, j’en ai pas besoin de tant que ça, hein ? Juste un peu pour le pastis. À part ça, quoi de neuf ?
Le Capitaine. — C’est aujourd’hui qu’il arrive.
Roger. — Mais qui donc ?
Le Capitaine. — Le remplaçant d’Émile, M. Chopineau. Jean-Marie Chopineau.
Roger. — Ah ! c’est de lui que vous parliez ? C’est marrant… Chopineau, on ne le connaît pas mais avec un nom comme ça, on a l’impression qu’il nous est déjà familier !
Le Capitaine. — Ne vendons pas la peau du phoque avant de l’avoir vu. On aura bien le temps de se faire une opinion.
Roger. — Vous avez raison, Capitaine… Alors ? Avez-vous récupéré des lots pour le concours de boules ?
Le Capitaine. — Bien sûr, matelot ! Il a fallu que je rame mais j’ai tout de même réussi à avoir des choses intéressantes. Tenez, je vais vous montrer le premier prix. Où donc l’ai-je mis ? Ah ! le voilà ! (Il exhibe un tableau qui représente un paysage marin.) Vous avez vu ? Ce n’est pas joli, ça ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Roger. — Ouais ! C’est pas mal… C’est dépaysant.
Le Capitaine. — Des paysans ?
Roger. — Ouais ! Dépaysant.
Le Capitaine. — Mais regardez bien, matelot, c’est la mer et les bateaux. Où voyez-vous des paysans là-dedans ?
Roger. — Je ne dis pas des paysans, je dis que c’est dépaysant.
Le Capitaine. — Mon petit Roger, attention : si à 9 heures du matin vous commencez à voir des paysans, à midi vous verrez peut-être des éléphants roses en train de faire du ski nautique.
Roger. — Non, vous ne m’avez pas compris. Quand je dis que c’est dépaysant…
Le Capitaine. — Remarquez, en cherchant bien… La mer est un peu agitée, on peut y voir quelques moutons ; si ça se trouve, les paysans ne sont pas loin.
Roger. — Laissez tomber ! Vous avez d’autres lots ?
Le Capitaine. — Le butin n’est pas phénoménal, mais il y a là de quoi contenter plusieurs matelots. (Il prend une caisse d’où apparaissent des objets hétéroclites.)
Arrivée de Paulette. Elle porte, sous le bras, une bassine de linge qu’elle pose en arrivant.
Paulette. — Bonjour, Capitaine ! Ça y est, j’ai fini ma vaisselle, je viens vous relayer à la réception.
Le Capitaine. — La réception ? Quelle réception ? La capitainerie, Paulette, la capitainerie ! Vous devriez le savoir, depuis le temps que vous venez. Ici, on ne réceptionne pas, non. Ici, on valide les embarquements des équipages, ce n’est pas pareil.
Paulette. — Oui, oui, si vous voulez, Capitaine. Alors ? C’est aujourd’hui qu’il arrive, le nouveau ?
Le Capitaine. — Tout juste, Paulette. Je compte sur vous pour lui indiquer son mouillage. Il sera dans l’allée des Açores.
Paulette. — Ben oui, je sais bien, à la place de ce pauvre Émile… Et elle s’appelle comment, votre nouvelle recrue ?
Roger....