Hana et Sullivan.
Sullivan- (Devant la fenêtre.) Est-ce que tu peux te rapprocher de la fenêtre mon bel oiseau ?
Hana- (Dans le lit.) Tu ne veux pas dormir un peu plus longtemps…les draps sont encore chauds, si j’ouvre la fenêtre nos baisers du matin vont s’envoler… je n’ai pas de courage aujourd’hui. (Hana se déplace finalement vers la fenêtre.)
Sullivan- Ouvre la bien grande…encore… encore … le deuxième battant aussi… je veux retrouver le paysage d’antan où tout à commencé… regarde par là-bas…
Hana- (Elle se penche un peu.) Où ? Je ne vois plus rien… depuis si longtemps… je distingue à peine les contours, les formes sont diffuses…je ne serais dans cet univers avancer d’un seul pas… même avec toi à mes côtés.
Sullivan- Pourtant hier nous avons fait un bout de chemin ensemble…tu te souviens bien à l’orée du bois au fond de la vallée des songes tout près de cet arbre rabougri qui se tordait de douleur en automne…
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Hana- Quel automne ? Les saisons existent-elles encore au-delà de cet horizon ?
Sullivan - Oui nous les carressions maintes fois tous les deux par temps d’orage ou de plénitude… Regarde bien au pied du tronc…celle qui saute ?
Hana- Oui, elle saute et alors ?
Sullivan- Tu ne vois pas qu’elle va franchir…
Hana - Franchir quoi ?
Sullivan- (Il lui montre du doigt.) Entre la tache verte et le monticule de terre difforme craquelé…
Hana- Je suis perdue…elle va franchir cette lisière un peu poreuse entre terre et ciel ?
Sullivan – Oui, oui pour le plaisir de sauter par dessus cette bordure artificielle qui résiste à nos yeux !
Hana- Mais c’est un oiseau !
Sullivan- L’oiseau peut franchir toutes les frontières, il peut même voler à l’infini pour les déchirer … Regarde le bien, il nous couche au sol et nous fait tourner chavirer autour de notre monticule terre.
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Hana- Tu n’as pas froid ? Dans ton cœur tu n’as pas froid ? Je peux fermer un battant si tu le désires.
Sullivan- Non, non… dans mon enfance notre Pie déterrait malicieusement les poireaux plantés par mon père…
Hana- Mais ce n’est pas elle !
Sullivan- Si ! Si ! Exactement là même qu’aujourd’hui…
Hana- Elle s’appelait comment ?
Sullivan- Jacote pour vous servir de cordeau !
Hana- Elle vous picorait dans le creu de la main ?
Sullivan- Oui et volait tout notre or.
Hana- Vous étiez donc si riche ?
Sullivan- Nous avions millions de poireaux, millions de carottes, millions de pommes de terre dans une modeste parcelle.
Hana- Des framboises et des groseilles à maquereau aussi ?
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Sullivan- Et plus encore pour nous mais aussi pour dame pie.
Hana- Elle déterrait aussi les salades ?
Sullivan- Parfois.
Hana- Et vous ne la chassiez point de votre territoire ?
Sullivan- Jamais !
Hana- Est-ce que tu aperçois mon étang, là (Elle lui indique avec le bras.) à gauche de l’arbre ?
Sullivan- Non… je ne vois rien.
Hana- (Persévérante.) Mais si bien… à gauche… à coté de la vieille faucille.
Sullivan- Un étang ?
Hana- Oui, oui avec des petites vagues dessus…
Sullivan- Des petites vagues ?
Hana- Concentre toi, des mouvements, des agitations répétées… elles sont là bien vivantes après toutes ces années d’émigrations.
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Sullivan- Tu es sûre que tu n’as pas froid…
Hana- Regarde toutes ces queues qui s’agitent à la surface !
Sullivan- Des queues ?
Hana- Oui des queues de carpe sacrebleu ! Le diable était prisonner des tonneaux à Noël !
Sullivan- Et ils étaient oû tes tonneaux ?
Hana- Au coin de la rue, approche-toi du bord de la fenêtre, tu vois la petite place devant la gare ?
Sullivan- Oui je la devine, ils étaient tous posés là ?
Hana- Non, un seul tonneau par quartier devant l’haut-parleur. La complainte des carpes camarades ! Une lamentation interrompue à chaque fois q’une carpe était extraite pour le coup de grace.
Sullivan- (Il lui met la main sur le front.) Mais tu grelotes. Tu es sûre qu’elle prenait un bain dans ta baignoire avant de partir pour l’échafaud ?
Hana- Indubitablement, après moults mouvements de brasse, une pionnère est toujours prête à lever le drapeau.
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Sullivan- Je crois que je commence à les apercevoir…
Hana- Ah tu vois, elles sont nombreuses à s’agiter avec la musique, elles ont vu le drapeau.
Sullivan- Holà ! Il y en a une qui a sauté par dessus la limite…
Hana- Qu’est-ce que tu racontes, elle ne doit pas franchir la ligne de démarcation…oû est-elle cette déserteuse ?
Sullivan- Elle gigote à coté de la vieille faucille, tu la vois ?
Hana- Ah oui…quel frétillement ! Une vraie pionnère avec au moins quatre cent grammes de filet à paner.
Sullivan- Tu ne crois pas qu’elle aurait bu trop de bière ? Tenter la sortie de la vase en s’agitant de la sorte… Un véritable exploi qui mérite sa medaille !
Hana- Ne me parle pas de médaille sinon je me jette par la fenêtre !
Sullivan- Allons, allons, calmes toi ma douce…nous dégusterons la soupe avec sa tête.
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Hana- Je boirai bien une chope…
Sullivan- Prosim ! Un tonneau de pivo !
Hana- À la santé du brave soldat Svejk *!
Sullivan- Tu te souviens quand nous avons franchi la frontière ?
Hana- Franchi la ligne…nous ?
Sullivan- C’était justement à la période de Noël.
Hana- Le garde a surgi de derriere son bosquet d’uniformes…
Sullivan- Rapelle-toi !
Hana- Ah oui halte là ! Oû allez-vous ! Qu’avez-vous à déclarer ?
Sullivan- Et moi mine fière de lui rétorquer, dans notre mère patrie !
Hana- Et toi en l’exhibant, une tête de carpe !
* Roman satirique de l’écrivain tchèque Jaroslav Hasek 1883-1923
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Sullivan- Tu te souviens de sa tronche ! (Rire bref.)
Ensemble- Rien à déclarer ! ! Hormis une tête de carpe ! !
Sullivan- Au même instant le haut parleur diffusa l’hymne national.
Ensemble- À ta santé, à la santé de toutes les carpes ! !
Sullivan- Quand je pense à ta difficulté pour l’immobiliser sur la planche. Les yeux fermés tu frappas à deux reprises avec le hachoir, son corps glissa sur le carrelage…
Hana- Et moi qui essayait de lui parler, de m’escuser, de lui dire qu’elle allait faire un grand voyage loin de son étang, dans une soupe bien chaude, pour des bouches attentives à ses yeux, à ses ouies.
Sullivan- Je crois que tu devrais ralentir la bière…
Hana- Oui tu as raison je ne me souviens plus du goût de cette soupe.
Sullivan- Alors passe tout de suite au dessert. Regarde dans le champ au pied de l’arbre…
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Hana - Une faucille rouge ?
Sullivan- La traditionnelle tranche de pastèque avec ses graines noires !
Hana- Son jus… à oui un jus qui dégouline encore dans ma gorge. Le sang frais, chaque année renouvelée, de notre mère patrie prolétaire !
Sullivan- Passe-moi le pot de pivo s’il te plait.
Hana- Tu ne devineras pas qui j’ai croisé à la taverne quand je suis allée le chercher ?
Sullivan- Non, je t’écoute…
Hana- Ton père !
Sullivan- Et que pouvait-il bien faire dans cette taverne ?
Hana- Il chantait dansait en clamant à tous qu’il venait d’être père d’un ravissant petit garçon… Un homme ivre titubant entre les chopes vides alignées sur une table. Mais… regarde bien, là au-dessus de ton arbre, il vient de passer dans le ciel.
Sullivan- Je n’ai rien vu, il est passé si vite…
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Hana- Je vais te prévenir attention, attention il arrive… il repasse … (Elle lui montre.)
Sullivan- Il est éblouissant.
Hana- Oui lumineux. Le voilà, tu le vois, un vrai ange de Chagall, bien ivre mais avec une allure majestueuse !
Sullivan- Papa ! Mon petit papa !
Hana- Inutile de l’appeler, il n’entendra pas. Il est dans sa baie des anges, si tu cries il va chuter pour toujours.
Sullivan- Et toi, il est oû ton papa ?
Hana- Il s’est évanoui dans l’obscurité…
Sullivan- Dans quelle obscurité ?
Hana- Celle de la cave !
Sullivan- Arrête de boire… une cave ?
Hana- Oui, le soldat russe a saisi le col de son manteau puis l’a entraînée brûtalement dans le sous-sol de notre immeuble…
Sullivan- Bon sang !
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Hana - Il lui déchire sa robe, la viole et c’est ainsi que je suis arrivé dans le ventre de maman.
Sullivan- Mais le soldat ?
Hana- Oui.
Sullivan- Était-il ivre ?
Hana- Oui, complètement paf. Il la laissa sur le tas de charbon, le regard livide scrutant désespérément la pénombre…
Sullivan- Regarde ! Regarde ! Jérome Bosch est en train de l’accrocher sur ton arbre…
Hana- Maman ! Ma petite maman !
Sullivan- Crie pas ! Elle ne t’entendra pas elle a les oreilles gavées de fruits !
Hana- Et pourquoi il l’a pendue par un pied à la plus haute branche ?
Sullivan- Pour qu’elle soit plus sublime dans le Jardin des Délices.
Hana- Et pour quelle raison elle est toute nue ?
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Sullivan- Pour que le vent caresse encore plus tendrement les blessures de son corps.
Hana- Et qui sont toutes ces femmes aux corps dénudés ?
Sullivan- Ce sont toutes les belles cabossées de la terre…
Hana- Tu es sûr que tu peux analyser la pensée de Hieronymus avec un tel taux d’alcool dans tes neurones ?
Sullivan- Je viens de voir Jacote se poser sur la main de ta maman…
Hana- Mon Dieu ! Elle va lui voler son ouroboros en or…
Sullivan- Elle pique le métal pour le certifier.
Hana- (Raillant.) Bien éduquée ta Jacote…
Sullivan- Elle coince la bague dans son bec et la fait glisser…
Hana- Quelle dextérité, elle est tombée dans la mousse.
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Sullivan- Jacote l’attrape aussitôt et s’enfuit avec jusqu’ a la prochaine fenêtre ouverte.
Hana- Elle rentre dans un hôtel près de la gare…
Sullivan- Tu la vois cette maison à coté de notre voie ferrée familliale.
Hana- Malgré quelques plaques séniles je m’en souviens bien, comme si c’était hier.
Sullivan- Moi aussi malgré quelques syndromes crépusculaires je m’en rapelle bien.
Ensemble- Nous les alzheimers on se souvient bien ! !
Sullivan- Attention, attention, on nous écoute, ils peuvent nous confiner rapidement.
Ensemble- Et nous couper l’oxigène aussi rapido-presto ! !
Sullivan- La frontière longeait la cour derriere l’hôtel…
Hana- Les anciens propriétaires avaient à la hâte construit un mur.
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Sullivan- Tu avais mis une planche dessus…
Hana- C’est moi la première qui avait posé mes fesses à l’Est.
Sullivan- Les miennes ont fait le contre poids à l’Ouest…
Ensemble- Attention Pierre-Ciseau-Vos Papiers ! !
Hana- J’ai gagné, c’est à mon tour d’être à l’Ouest !
Sullivan- Regarde le flot de touristes qui pissent sur le mur de l’hôtel.
Hana-(Impatiente.) Je lache le...