Acte I
Des projections de photos ou films qui évoquent la construction du mur de Berlin, en août 1961. Les premières briques, les barbelés, puis l’évolution, les miradors, les barrières électrifiées, le no man’s land, etc.
Une voix off :
« Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, les autorités est-allemandes érigent un mur qui sépare Berlin-Est et Berlin-Ouest, les communistes et le monde libre.
Un mur de 4 mètres de haut et 155 kilomètres de long.
Au fil du temps, le dispositif se perfectionne. Le mur de Berlin – joyau de l’ingénierie est-allemande – fait la fierté du régime.
Dans les années 1980, 14 000 gardes, 600 chiens, 302 miradors et des barbelés dressés vers le ciel dissuadent quiconque de le franchir pour passer à l’Ouest.
Personne ne se risquera plus à tenter l’évasion.
Enfin, presque personne… »
Une chanson : Dass ist Berlin, Marlène Dietrich.
Le son se transforme en son de poste radio. Nous sommes à Berlin-Est, chez Hildegarde.
C’est un appartement assez austère.
À jardin, le palier de l’appartement. On aperçoit la porte de l’appartement d’à côté.
Côté cour, une porte, avec au-dessus une imposte, qui mène à la chambre d’Hildegarde. Une sortie qui donne dans la cuisine.
En fond de scène, une bibliothèque, à côté une fenêtre. Un lampadaire devant la fenêtre.
SCÈNE 1
Emma arrive sur le palier, elle vérifie qu’elle ne s’est pas trompée de porte. Elle sonne. Werner sort de la chambre de sa mère.
WERNER (Fort.) Je reviens tout de suite, maman. (Il éteint la radio et va ouvrir.) Bonjour…
EMMA Bonjour, Herr Hoffmann ?
WERNER Oui. Vous êtes Frau Keller ?
EMMA Oui.
WERNER Mais entrez, je vous prie. On vous attendait. (Emma entre.) Vous avez trouvé facilement ?
EMMA Oui, le chef du comité de quartier m’a indiqué le chemin et j’habite à dix minutes d’ici.
WERNER Oui, je sais. Je vais vous débarrasser, donnez-moi votre manteau. Vous voulez boire quelque chose ?
EMMA Non, non, merci, ça va.
HILDEGARDE (Off.) Werner ! Qui c’est ?
WERNER (À Hildegarde.) C’est Emma Keller, maman ! Tu sais, la nouvelle aide-soignante qui va s’occuper de toi.
HILDEGARDE (Off.) Je veux Mme Schmitt !
WERNER C’est pas possible, maman, tu sais bien, elle est tombée, elle s’est fait très mal.
HILDEGARDE (Off.) Et celle-là ? Elle est comment ?
WERNER (En fixant Emma.) Elle est charmante. Elle donnerait presque envie d’être malade… (À Emma.) On ira la voir tout à l’heure… Asseyez-vous, je vous en prie…
EMMA Je vous ai apporté mes références.
WERNER (Il les prend et les pose sans les regarder.) Merci. C’est gentil de venir au pied levé remplacer Frau Schmitt.
Il prend un autre dossier.
EMMA Je vous en prie. Elle a eu un accident, c’est ça ?
WERNER Oui, en sortant de chez elle, la pauvre a fait une chute terrible dans les escaliers. Elle en a pour au moins trois mois.
EMMA J’espère que ça va aller.
WERNER Je ne peux pas laisser maman toute seule. Elle n’arrive plus à se lever, elle a besoin de quelqu’un. Vous pourriez venir de 18 à 22 heures, à peu près, pour la faire dîner et l’aider à se coucher ?
EMMA Très bien, j’ai l’habitude, je me suis occupée d’un vieux monsieur qui…
WERNER Oui, je sais, M. Fischer. Pour les médicaments, tout est là. Je vous ai laissé les instructions. Et un infirmier, qui habite juste à côté, vient lui faire une piqûre tous les jours.
EMMA D’accord.
WERNER Là, vous avez la cuisine, vous trouverez tout ce qu’il vous faut. Vous lui préparez un dîner tous les soirs, quelque chose de simple.
EMMA Ça tombe bien, j’adore cuisiner.
WERNER Oui, je sais. Il paraît que votre tarte aux prunes est excellente.
EMMA Mais vous… Vous avez déjà vu mes références ?
WERNER Non, c’est pas la peine. J’ai votre dossier. C’est ça qui est pratique quand on travaille à la Stasi, la police politique de ce pays est très bien renseignée. On sait tout sur tout le monde. Et surtout sur les jolies femmes.
EMMA Ah ! vous travaillez à la Stasi ?
WERNER Oui. J’ai fait toute ma carrière dans la police secrète.
EMMA Ah bon…
WERNER À dix ans j’ai fait un stage d’été au KGB, j’ai adoré ! Alors, je me suis lancé dans la carrière. Faut dire que c’est de famille, maman est une grande patriote. Tenez… (Il lui montre une photo dans un cadre.) Regardez, là elle est décorée par notre Président, le camarade Honecker en personne.
EMMA Ah oui.
WERNER C’est une femme exceptionnelle, je suis sûr que vous allez très bien vous entendre. Elle est très gentille, très douce.
HILDEGARDE (Off.) Werner !
WERNER Oui ! On arrive, maman ! (À Emma.) Vous pouvez commencer ce soir ?
EMMA C’est ce que j’avais prévu.
WERNER Ben, écoutez, dans ce cas… (Il feuillette le dossier.) Tout est parfait… Oooh ! Vous êtes ravissante sur cette photo.
EMMA Merci.
WERNER Mais je vois que… C’est embêtant, ça.
EMMA Quoi ?
WERNER Vous êtes en couple.
EMMA Oui. Ça pose un problème ?
WERNER Non… Mais c’est dommage… Enfin, personne n’est parfait. (Rires. Werner à Hildegarde.) On peut rentrer, maman ?
HILDEGARDE (Off.) C’est qui « on » ?
WERNER Je suis avec Emma Keller, la nouvelle aide-soignante.
HILDEGARDE (Off.) Tu l’as fouillée ? Elle a pas de micro ?
WERNER Non, tout va bien. (À Emma.) Allons-y. (Emma entre dans la chambre. Hans arrive sur le palier. Il a une trousse d’infirmier. Il sonne. Werner va lui ouvrir.) Ça doit être Hans qui vient pour ta piqûre. (Il ouvre.)
HANS Bonjour.
WERNER Bonjour, Hans. Entrez.
HANS (Cauteleux.) Merci. Comment elle va aujourd’hui ?
WERNER Très bien.
HANS Elle a bien mangé ?
WERNER Oui, je crois, oui.
HANS Je lui ai apporté ses bonbons préférés.
WERNER C’est gentil.
HANS Elle n’a pas été trop perturbée par l’accident de Frau Schmitt ? Quel malheur !
WERNER Terrible !
HANS Vous avez trouvé une remplaçante, j’espère.
WERNER Ah oui ! Une femme charmante. Elle est là.
Il prend une photo d’Emma dans son dossier, et la glisse dans son portefeuille.
HANS Tenez, je vous rends le livre que vous m’aviez prêté. Je l’ai dévoré. Édifiant. C’est quand même important de rétablir quelques vérités sur Staline.
WERNER Eh oui ! Quand on imagine le mal qu’on a pu en dire… Vous devriez aller à la Bibliothèque du peuple et demander : Berlin-Est, une lumière dans la nuit. Un chef-d’œuvre.
HANS Bonne idée.
Emma sort de la chambre.
WERNER Je vous présente Emma Keller, la nouvelle aide-soignante. Hans, qui pique maman.
HANS J’ai cet honneur. Enchanté.
EMMA Bonjour.
HANS On aura l’occasion de se voir souvent, j’habite juste à côté.
EMMA Oui, M. Hoffmann m’a dit.
WERNER Appelez-moi Werner !
HANS Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout n’hésitez pas.
EMMA Merci, c’est gentil.
Sur le pas de la porte de la chambre d’Hildegarde, il sort un paquet de bonbons.
HANS (À Hildegarde.) Alors ? C’est pour qui les bonbons ?
HILDEGARDE (Off.) Ben c’est pour moi, y a personne d’autre ! (Hans rit.) Ils sont pas empoisonnés, au moins ?
HANS (En rentrant dans la chambre.) Non, je les ai tous sucés avant de venir, y a aucun problème..
Il ferme la porte.
WERNER Bon, je crois que je vous ai tout dit… Ah si ! Une dernière chose… si elle se réveille, pour la rendormir, il faut lui chanter Kalinka. Vous savez ? (Il chante.) « Kalinka, kalinka, kalinka, moya ! »
EMMA Ah ! d’accord.
WERNER Et surtout, ne fermez pas les rideaux… Le Mur est juste à côté ; le soir, le balayage des projecteurs sur les miradors éclaire sa chambre et ça la berce.
EMMA Ah oui ! Ça doit être très agréable.
WERNER Bon, je vais vous laisser. (Il enfile son manteau. Il s’approche d’elle et lui prend les mains.) Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Et je pars rassuré. Maman est entre de bonnes… et de belles mains.
EMMA (Elle retire délicatement ses mains.) Merci de votre confiance.
Hans sort de la chambre.
WERNER (À Hildegarde.) Au revoir, maman, j’y vais. Je te laisse avec Emma !
HILDEGARDE (Off.) Tu me laisses seule avec elle ?
WERNER Oui !
HILDEGARDE (Off.) Passe-moi la kalachnikov !
WERNER (Il rit.) Non, t’inquiète pas, maman, elle n’est pas armée.
HLIDEGARDE (Off.) T’es sûr ?
WERNER Je rentre chez moi, je ne suis pas loin. À demain.
HANS (À Werner.) Je vous suis… À bientôt, madame Keller.
EMMA Au revoir.
WERNER Au revoir, Hans.
HANS Au revoir, Monsieur.
Sur le pas de la porte, ils se serrent la main. Hans entre chez lui, Werner s’en va.
Emma est seule.
Elle va fermer la porte de la chambre. Puis, elle sort de son sac une lampe de poche et fait un signal lumineux par la fenêtre. Elle va entrouvrir la porte d’entrée. Ensuite, elle sort de sa chaussure une feuille, c’est un plan qu’elle déplie. Elle regarde alentour, comme si elle se repérait dans le salon, et tape sur le mur du fond à différents endroits.
Sur le palier, on voit arriver Ludwig qui passe une tête.
LUDWIG Je peux entrer ?
EMMA Oui, si je t’ai fait le signal lumineux, c’est que la voie est libre.
LUDWIG T’es toute seule ?
EMMA Non, y a la vieille à côté.
LUDWIG Ah ?
EMMA C’est bon, elle dort !
LUDWIG (Il regarde vers la fenêtre.) C’est vrai qu’on est tout près du Mur.
EMMA C’est pour ça qu’on est là.
LUDWIG Qu’est-ce qu’on cherche exactement ? Une trappe, un passage secret ?
EMMA Oui, quelque chose comme ça. Tiens, regarde ! (Elle lui montre le plan.) Il y a un passage qui descend directement dans les caves de l’immeuble. Il doit y avoir un panneau qui se retire quelque part.
LUDWIG Et l’ancien locataire, M. Grimberg, il t’a pas dit où ?
EMMA Il n’a pas eu le temps, il était mourant. Il m’a juste donné ce plan.
LUDWIG Il t’a peut-être raconté n’importe quoi.
EMMA Non, avec sa femme, ils ont trouvé un passage qui descend dans les caves. Elles ont toutes été murées en 61 quand ils ont construit le Mur. Il y a six caves en enfilade jusqu’à l’Ouest ; si on casse les parois les unes après les autres, on passe sous le Mur.
LUDWIG Et pourquoi ils ne l’ont pas fait, eux ?
EMMA Ils n’ont pas eu le temps. Ils se sont fait foutre dehors pour que l’autre puisse installer sa mère.
LUDWIG Le passage est peut-être dans la chambre de la vieille ?
EMMA Non ! D’après le plan, c’est dans cette pièce !
LUDWIG Un passage secret, mais où veux-tu qu’il y ait un passage secret ici ?
EMMA On va trouver, on a tout notre temps.
LUDWIG On a tout notre temps… on a tout notre temps… Je sens que la nuit va être très longue… (Il accroche sa veste à une patère, elle se dévisse.) Oula… ça tient pas leur truc. (Il la revisse et la bibliothèque s’ouvre comme une porte de placard.)
EMMA Attends ! Regarde ! (C’est le passage secret. On aperçoit des tuyaux d’évacuation. Ils se penchent au-dessus du passage.) Voilà ! On a trouvé !
LUDWIG Ah oui, on a trouvé, oui.
Emma va chercher sa lampe.
LUDWIG On voit rien ! (Il crie dans le trou.) Ohoh ! (On entend l’écho.) Ça m’a l’air profond quand même… Il doit y avoir des bestioles là-dedans.
EMMA Sûrement ! Tiens. Tu descends, et tu regardes comment ça se présente.
Elle lui met une lampe frontale et lui donne son sac à dos.
LUDWIG Tu descends, tu descends… Comment il faisait, M. Grimberg ?
EMMA Je sais pas. Il se laissait glisser le long du tuyau.
LUDWIG De quoi il est mort, déjà ?
EMMA Perds pas de temps ! Il faut à peu près deux jours pour percer un mur ; si tout va bien, dans deux semaines, on est libres.
LUDWIG Oui, oui j’y vais, j’y vais. Mais je te préviens, ça risque de faire du bruit.
EMMA Et alors ? Qui irait imaginer qu’on creuse un tunnel chez un agent de la Stasi ?
LUDWIG Quoi ?