ACTE I
SCÈNE 1
Blandine, Christophe, Vincent,
Victor, Marianne, Sophie, Le psy
Ils sont cinq cadres sur scène (Christophe, Vincent, Blandine, Victor, Marianne) qui attendent l’arrivée de Sophie, directrice des ressources humaines, et du psychologue.
Ils s’occupent comme ils peuvent (journal, café, fenêtre et bien sûr dialogue).
Blandine (regardant par la fenêtre) - Quel paysage magnifique !
Christophe - ça nous change de la vue qu’on a de nos bureaux.
Blandine - Tous ces sommets encore enneigés…
Vincent - Tu parles ! On est coincé dans le trou du cul du monde, c’est tout !
Victor - Mon cher Vincent, tu viens de donner raison à celui qui a écrit : « La femme la plus compliquée est plus près de la nature que l’homme le plus simple. » Quand même, ici on respire, et se savoir à plus de deux mille mètres d’altitude, loin du bruit, de la pollution…
Marianne - … du stress, de la télé, des bagnoles… On connaît le refrain ! Tout ça est ridicule. On vient perdre notre temps dans ce séminaire paumé et pendant ce temps on laisse filer des parts de marché.
Blandine (toujours collée à la fenêtre) - Les mélèzes commencent à perdre leurs aiguilles.
Christophe - Parts de marché ! Tu n’as que ça à la bouche alors qu’il est question de réduire les effectifs de vingt pour cent l’année prochaine.
Marianne - Parts de marché ou maintien des effectifs, ce n’est pas un séminaire qui va résoudre le problème. C’est du vent, rien que du vent !
Vincent - Je suis, pour une fois, assez de l’avis de… (Ton cérémonieux et moqueur.)… madame la directrice du département commercial.
Blandine - Oh ! vous avez vu, il y a un petit torrent, là, sous les sapins !
Victor - Mais vous êtes souvent d’accord, Marianne et toi, Vincent. Vous partagez la même philosophie et utilisez les mêmes verbes : gagner, battre, réussir, produire, vendre, devancer, surpasser, écraser…
Vincent - Ah ! monsieur le directeur de la production et de la recherche nous fait sa crise de moralisation de l’entreprise ?
Marianne - Il est vrai que quand on est à quelques mois de la retraite, on peut se permettre d’avoir des états d’âme.
Christophe - Cela prouve au moins que Victor a une âme, ce qui n’est pas le cas de tout le monde ici.
Blandine (angoissée) - Vous avez vu la nappe de brouillard, là ? Elle vient droit sur nous.
Marianne - Oh ! la barbe !
Blandine - Eh bien ça y est, on est dans le nuage, on n’y voit plus rien.
Vincent - Eh bien tant mieux, ça t’évitera de continuer à nous soûler avec ta carte postale à la con !
Blandine se met à sangloter.
Christophe (à Vincent) - Connard !
Victor (tendant un mouchoir à Blandine) - Mon cher Vincent, j’ai toujours admiré ton sens de la poésie et du tact.
Vincent - Pour ce que ça peut servir…
Entrée de Sophie, directrice des ressources humaines, suivie du psychologue portant une valise.
Sophie - Bonjour à tous. Je vous présente le professeur Lentonnoir auquel notre président-directeur général, Maxime Dumont-Duval, a confié le soin d’animer ce séminaire. Le professeur Lentonnoir enseigne à la Sorbonne et a publié plusieurs ouvrages dont le plus connu, « Je m’aime moi-même et j’en suis fier », a été traduit dans trente-deux langues. Professeur, je vous laisse la parole.
Le psy - Je vous remercie, madame la directrice des ressources humaines, pour cette présentation élogieuse. Hello, mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Notre séminaire ne commencera que demain matin, mais je vous le présente rapidement. Il se présentera en deux parties : « the first part » intitulée « Quand je me cherche, je me trouve » vous permettra de mieux connaître et mieux tirer profit des composantes de votre « real person », votre personnalité ; « the second part », intitulée « Turn out in business », vous conduira à mieux tirer profit de votre personnalité dans vos responsabilités professionnelles. (Prononciation anglaise.) Questions ?… No questions ?
Sophie - Avant que le professeur et moi-même allions nous installer dans nos chambres, il me semble nécessaire que chacun se présente pour permettre au professeur de vous connaître déjà un peu. Qui veut commencer ?
Tout le monde regarde en l’air ou dans le vide.
Le psy - Allons, allons… Who wants to begin ?
Nouveau silence.
SCÈNE 2
Les mêmes, Adèle, Fernande
La porte d’entrée s’ouvre et débarquent alors Adèle et Fernande en tenue de randonnée avec tous les accessoires : chaussures de marche, bâtons, sacs à dos, bonnets, moufles, lunettes, cartes IGN… Inconscientes du trouble causé par leur intrusion, elles se délestent de leur attirail.
Adèle - Te vois ! Nous v’là finalement bien rendues.
Fernande - Si te m’avais écoutée on s’rait là depuis un bon moment. (Retirant ses chaussures.) Au lieu de ça, on est allé patauger dans ton sentier tout gadouilleux.
Adèle (se délestant de son attirail) - Mon sentier ? C’est un sentier qui est ouvert à tout le monde !
Fernande - C’est quand même ben toi qu’as décidé de nous y faire enliser !
Adèle - Évidemment, y avait point d’autre solution. (Montrant la carte d’état-major.) T’as ben vu, l’itinéraire prévu était coupé par le torrent.
Fernande - À chaque fois, c’est pareil avec toi. Dès que t’organises une randonnée ça se termine par « Intervilles » ou « Fort Boyard » !
Adèle - Eh ben la prochaine fois t’auras qu’à organiser toi-même !
Fernande (essorant ses chaussettes au-dessus de la poubelle) - C’est ben c’que j’compte faire… Et dès demain.
Adèle (tenant enfin compte de l’entourage) - Ah ! mais j’vois qu’on est plus toutes seules !
Fernande - Salut la compagnie.
Les autres - Mesdames…
Adèle - J’espère qu’on dérange point.
Fernande - Alors c’est vous qu’on nous a annoncé qui v’nez ici pour y travailler ?
Le psy - En effet mesdames… Nous travaillons !
Sophie - Oh ? C’est vrai… J’ai oublié de vous prévenir tous : lorsque nous avons loué le chalet, une chambre était déjà réservée par des touristes… Ces deux charmantes dames sans doute.
Fernande - En effet, c’est nous qu’on a réservé… Et même sur Internet, point vrai Adèle ?
Adèle - Ouais, sur le web : « www.monchaletpenard.fr ».
Christophe - Eh bien, bienvenue parmi nous mesdames.
Le psy - Je disais donc avant cette interruption… euh… qui veut commencer à se présenter ?
Fernande - Ben moi je suis la Fernande Vaxelaire, je suis veuve et j’habite au Tholy, juste à côté du restaurant « Aux trois lardons », c’est dans les Vosges. Et j’suis venue avec ma sœur Adèle.
Le psy - Madame, ce n’est qu’aux participants du séminaire que je demande de se présenter.
Fernande - Un séminaire ? Mon dieu donc ! Tous ces gens-là veulent entrer en religion ?
Sophie - En tant que directrice des ressources humaines, je veux bien ouvrir la voie. Donc je suis Sophie Montfort, je suis entrée à « Dumont-Duval International » il y a huit ans comme employée. J’ai pris le poste de secrétaire de notre président il y a trois ans et enfin j’ai été nommée directrice des ressources humaines il y a presque un an.
Vincent se met à tousser.
Le psy - Vous toussez monsieur… euh… monsieur… ?
Vincent - J’ai toussé ? Qui, moi ?
Christophe - Non, le pape !
Le psy - Vous êtes monsieur… ?
Vincent - Vincent Chabert, directeur du département comptabilité. Oui, peut-être, j’ai peut-être toussé.
Christophe - Si, si, tu as toussé.
Adèle - Je confirme : il a toussé.
Blandine (tend une boîte vers Vincent) - Tiens Vincent, tu veux de la réglisse ?
Vincent - Toi, lâche-moi avec ta réglisse, tu veux ! Bon, j’ai toussé, et alors ?
Le psy - On pourrait bien sûr penser que ce toussotement n’est dû qu’à une gêne au fond de la gorge de M. Vincent. Mais… (Il hurle les mots qui suivent.)… not at all : il n’en est rien ! (Il se radoucit, prend un ton mystérieux, insistant sur les mots importants.) À son insu, l’inconscient de M. Vincent, « the subconscious », a exprimé, en toussant, ce que son conscient, « the conscious », ne s’autorisait pas à dire par des mots.
Fernande - En somme, M. Vincent serait comme qui dirait un tantinet ventriloque de son « subconscious ».
Adèle - Mais tais-toi donc au lieu de dire des âneries !
Fernande - Je dis comme que je veux.
Adèle - C’est-à-dire n’importe quoi.
Fernande - Adèle, te vas point commencer à m’énerver avec tes réflexions à la mords-moi…
Le psy - Mesdames, mesdames… S’il vous plaît…
Fernande - Continuez donc, monsieur le professeur, on est tout ouïe.
Le psy - Donc, monsieur Vincent, réfléchissez et essayez d’ouvrir la porte de votre « subconscious » afin de traduire par des mots ce que vous suggère le résumé de carrière de Mme Montfort.
Marianne - Pas besoin de faire appel à son « subconscious » ! Tout le monde ici sait très bien à quelles acrobaties Sophie doit sa promotion vertigineuse de secrétaire du patron à directrice des ressources humaines.
Victor - Un à zéro.
Christophe - Marianne, c’est dégueulasse !
Victor (déclamant en vers) - De tels sous-entendus
Sont certes dégueulasses,
Mais ils mettent tout à nu
La vérité… Hélas !
Adèle - J’entrevois déjà ben ça qui s’profile au bout d’l’horizon !
Fernande- Ouais, ça renifle la promotion canapé aussi grave que l’munster fermier à la foire agricole de Poussay.
Vincent - Bonne déduction mesdames ! Promotion canapé en effet !
Le psy (émoustillé par la tournure des événements) - Très intéressant. Continuez, laissez-vous aller. Qui veut s’exprimer encore à ce sujet ?
Sophie - C’est ma vie privée, et d’ailleurs je pense remplir correctement ma fonction de DRH.
Christophe - Même quand tu prépares en secret un plan social draconien ?
Marianne - N’empêche que sur ta méthode de promotion, il y aurait à dire.
Sophie - La méthode, ma chère Marianne ! Mais il paraît que tu ne t’es pas gênée pour employer la même dans ta jeunesse… Avant la guerre !
Victor (moqueur) - Laquelle ? Celle de 40 ou celle de 14-18 ?
Marianne - Si le patron m’a fait confiance, c’est en raison de mon expérience !
Vincent - Expérience ? Je ris… Comment le vieux a-t-il pu te confier le département des ventes ? T’es complètement décalée ma pauvre Marianne ! T’es une pièce de musée !
Marianne - Toi le petit parvenu, ta gueule ! Et vous tous, n’oubliez pas que l’âge de la retraite recule et que vous serez encore tous au boulot à soixante-dix ans et peut-être même plus.
Le psy - Bravo, bravo… Lâchez-vous encore, continuez !
Blandine - Mais où on va comme ça ?
Christophe - C’est vrai quoi ! On joue à quoi ici ? Personnellement je réfèrerai du déroulement de ce séminaire aux représentants du personnel lors du prochain comité d’entreprise.
Fernande - Drôles de séminaristes. De nos jours, la religion n’est vraiment plus c’qu’elle était.
Blandine - Moi, je trouve tout ce déballage détestable.
Le psy - Vous, vous êtes mademoiselle Blandine, l’assistante sociale, n’est-ce pas ?
Blandine - Oui.
Le psy - Vous vous offusquez… Pourtant, tout comme moi, c’est votre métier de vous immiscer dans la vie privée des personnes.
Blandine - Évidemment, mais moi je pratique dans l’intimité de mon bureau ou dans un lieu permettant...