Burlingue

Deux employées modèles, Jeannine et Simone, collègues depuis des années, astreintes à des tâches simples et répétitives, entrent en conflit pour une gomme que l’une possède et dont l’autre a besoin. Ce conflit, absurde comme la plupart des conflits, symbole de toutes les luttes de pouvoir, dégénère au point de devenir un affrontement terrible, féroce, sans concession, inexorable. Mourir pour des idées peut être un geste héroïque mais quand celui-ci est dicté par la plus grande bêtise, cela devient dérisoire et grotesque, absurde et hilarant.

À noter : cette pièce qui offre deux grands rôles à des comédiennes remplies de dynamisme peut facilement être adapté pour deux hommes.




Burlingue

Scène 1

Le début de la scène devra être travaillé au niveau de la simultanéité. Car dès l’apparition des personnages, les actions seront, elles aussi, symétriques.

Les portes latérales s’ouvrent.

Jeannine et Simone entrent.

Elles se déshabillent et accrochent leurs manteaux aux patères ou sur un cintre. Les mêmes gestes servent à accrocher le vêtement, à le boutonner, retoucher de façon soigneuse les manches, lisser le tissu.

Elles toussotent en même temps et se dirigent vers leurs bureaux. Elles y posent leurs porte-documents. Elles sont face à face. Se regardent sans aménité. Longuement. On dirait deux mannequins dans une vitrine.

Au bout d’un temps dont on ne sait s’il est convenu ou s’il s’arrête à son extrême limite, Jeannine se décide à parler.

Jeannine. — Et alors ?

Simone. — Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes malade ?

Jeannine. — C’est à vous.

Simone. — Peuh ! On est quel jour ?

Jeannine. — C’est toujours à vous en début de semaine.

Simone. — Oui, mais nous sommes mardi. Hier, c’était férié. C’est à vous.

Jeannine. — Férié, hier ? Ah bon… C’est tout de même le début de la semaine. C’est à vous !

Simone. — Mais puisque c’était férié, tête de mule !

Jeannine. — Mais puisque c’était moi vendredi, pauvre andouille !

Simone. — Vendredi ?

Jeannine. — Oui, madame, vendredi. Ven… d… plus re… dre… plus di… dredi… ven-dre-di !

Simone. — Bon, d’accord. Une minute, quoi. (Elle se donne une contenance avant de lâcher du bout des lèvres.) B’jour.

Jeannine. — … jour.

Elles échangent un sourire pincé qui pour Jeannine veut dire « Eh bien, voilà ! » et pour Simone « Elle est contente comme ça ? »

Elles sortent de leurs serviettes quelques documents qu’elles ont emportés chez elles, disposent des objets sur leurs bureaux, s’assoient enfin. Elles se tiennent raides et silencieuses dans l’attente d’on ne sait quoi.

Puis les réveils respectifs de Jeannine et Simone se mettent à sonner. Ce peut être aussi une sirène d’entreprise, une voix enregistrée ou tout autre signal fonctionnel et impératif.

Simone et Jeannine se penchent alors sur leur travail et entament, à vitesse normale, une banale besogne administrative et répétitive, la même pour toutes les deux. On peut imaginer ce que l’on veut du genre : prendre un papier sur une pile, rayer une mention, donner un coup de tampon, signer, le déposer sur une autre pile, recommencer, etc.

Elles peuvent commenter chacune de leurs actions d’une petite voix qui accompagne le geste, ce qui finit par donner une chanson répétitive dont les paroles peuvent être celles-ci :

Jeannine et Simone. — Je prends la feuille… la règle… le stylo… je tire un trait… le tampon… je tamponne… je signe… et voilà… Je prends la feuille… la règle… le stylo… (Etc.)

Leur rythme de travail est identique.

Parfois elles relèvent la tête pour s’observer puis, rapidement, replongent sur leur ouvrage dont elles accélèrent sensiblement la vitesse.

En quelques minutes, elles arrivent à la limite de l’excès et du contrôlable.

D’ailleurs…

Accident !!!

Au moment où il paraphait une feuille, le crayon de Jeannine dérape et strie le papier. Catastrophe ! Jeannine s’arrête.

Simone s’arrête aussi, surprise tout d’abord, mais elle reprend bientôt son travail avec une légèreté triomphante qu’elle n’avait pas auparavant.

Contrariée, Jeannine déplace ses objets à la recherche de l’outil réparateur : la gomme.

Horreur ! Elle n’est pas là. Elle fouille partout, ouvre des tiroirs, déplace des dossiers, sonde son porte-documents, scrute sous son bureau… Non. Elle n’est pas là.

Simone, ostensiblement, saisit la sienne et la promène sur une vague salissure. Elle chantonne.

Échange de regards.

Par obligation, Jeannine va finir par s’adresser à Simone. Cela, visiblement lui coûte beaucoup. Elle parle du bout des lèvres, c’est à peine si on l’entend.

Jeannine. — P’vez m’prêter vot’gom’ ?

Simone, évidemment, n’entend rien. Ou ne veut rien entendre. Elle continue de travailler en s’absorbant démesurément dans sa tâche, ce qui énerve fort Jeannine.

Au bout de quelques longues secondes, Jeannine aspire une goulée d’air frais et réitère sa demande. Elle se force au calme et accentue son ton faussement détaché.

Jeannine. — Vous p’vez m’prêter vot’gom’, hum ?

Simone relève la tête, semble surprise de voir Jeannine, lui sourit puis délicatement répond non de la tête. Et pour mieux appuyer son refus, elle efface un minuscule point sur une feuille.

Jeannine devient écarlate. Si elle n’était aussi lâche ou si elle ne craignait pas d’odieuses représailles, comme elle giflerait cette figure abhorrée et prendrait de force l’objet convoité… Mais on n’agit pas ainsi quand on s’appelle Jeannine Famechon et qu’on a sur les épaules toute une éducation chrétienne capitonnée de bienséance bureaucratique.

Alors, une fois de plus, elle ravale sa rancœur, se façonne une mine avenante et énonce, très clairement à présent, la question qui ne peut s’empêcher de siffler comme un fouet.

Jeannine. — Pouvez-vous me prêter votre gomme, chère collègue ?

Simone sourit ironiquement. Elle secoue la tête de façon négative et désigne la pile de ses papiers à traiter.

Simone. — J’en ai besoin… chère collègue.

Cette fois, Jeannine ne peut se contenir, le travail de cette peau de vache progresse tandis que le sien stagne. C’est trop injuste. Elle abat sans retenue son poing sur le bureau de Simone et hurle.

Jeannine. — Madame Courlier, j’ai le plus urgent besoin de cette gomme ! Alors, prêtez-la-moi, bon sang ! Je vous la rendrai dès que j’aurai fini !

Un silence épouvantable succède à cette fureur. Simone jette un regard méprisant à cette pauvre Jeannine et s’absorbe dans son travail tranquille.

Comme un ballon qui se dégonfle, Jeannine perd toute consistance jusqu’à devenir une pitoyable chiffe. Elle s’effondre en gémissant, humble, larvaire.

Jeannine. — S’il vous plaît, Simone, prêtez-moi votre gomme… S’il vous plaît…

Mais Simone reste de marbre, c’est elle la patronne.

Simone. — Désolée, Jeannine, je m’en sers. Plus tard, peut-être.

Jeannine, passant à la fureur. Mais vous foutez tout mon boulot en l’air ! Regardez mes dossiers en attente à cause de cette satanée rature ! Prêtez-moi votre foutue gomme, bon sang, que je redémarre !

À nouveau le silence tendu, les regards qui s’affrontent. Mais le téléphone sonne.

Elles se ruent toutes deux sur le récepteur mais Jeannine, qui était déjà debout, décroche en premier.

Elle ne prononce pas un mot, semble écouter une brève conversation, puis raccroche.

Simone semble attendre l’information mais pour toute réponse Jeannine échancre son corsage et se dirige vers la porte du directeur qu’elle referme derrière elle.

Seule, Simone semble dépitée. Elle regarde la porte en secouant la tête d’un air de dire « pauvre fille ».

Elle décroche à son tour le téléphone, écoute, le secoue, réécoute, dit « Allô » sans conviction, raccroche.

Elle retourne à son bureau mais n’arrive pas à travailler. Une nervosité monte en elle. Très vite, elle ne peut plus y tenir et se précipite sur le bureau de Jeannine avec son crayon. Elle fait, avec jubilation, de grandes ratures sur les feuilles, les dissimule en dessous de la pile, puis retourne s’asseoir. Mais elle se relève aussitôt avec une agrafeuse à la main et va agrafer ensemble plusieurs feuilles de Jeannine. Elle rit dans ses mains et retourne s’asseoir. Mais bien vite le rire devient jaune, fait place à la jalousie. Elle sort un miroir de son tiroir, pince ses lèvres, se regarde, ouvre elle aussi un bouton de son corsage, fouille dans son soutien-gorge pour faire remonter ses seins, regarde le résultat. Brutalement, elle pose le miroir sur son bureau.

Simone. — Mais enfin, qu’est-ce qu’ils foutent ?

Elle fonce sur la porte du directeur, se penche, écoute ou regarde par le trou de la serrure au moment même où la porte s’ouvre. Simone regagne vivement sa place, range son miroir et sa poitrine tandis que Jeannine en fait des caisses sur le pas de la porte dans le genre midinette.

Jeannine. — Bonne journée, monsieur le directeur.

Elle va regagner son bureau, très contente d’elle, quand Simone se met à gommer de façon très démonstrative.

Simone. — Ah ! c’est bien pratique, une gomme, tout de même !

Le téléphone sonne à nouveau.

Ruée identique à la précédente mais, une fois de plus, Jeannine déjà debout est la première à décrocher.

Jeannine. — Allô ! Oui… Jeannine… Jeannine Famechon… Oui, c’est moi, c’est cela, Jeannine… Comment ? (Simone ne perd pas une miette de la conversation, elle ne...

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