Ceci est mon corps

« Vous savez, la vérité d’un désir, c’est comme le feu. »

Quand elle était enfant, c’est sûr, elle n’était ni vraiment petit garçon, ni résolument petite fille. Elle était chevale sauvage.

À la frontière de la pop culture, de l’autofiction et de la sociologie du genre, “Ceci est mon corps” est une enquête menée pour relater l’histoire du corps d’une femme née dans les années 1990. Parcourir les désirs, les violences, les joies et les aspérités qui le traversent. Découvrir aussi ce qui surgit, à l’orée de la trentaine, quand ce corps devient un corps lesbien.




Ceci est mon corps

Comme elle est belle

1991

Par quoi ça a commencé ?

C’est ce que vous vous demandez,

C’est ce que vous aimeriez bien savoir.

Par quoi ça a commencé.

C’est ce que moi aussi je me demande.

Car qui pourrait dire exactement par quoi ça commence,

À quel moment précis le piège,

(Car-il-s’agit-d’un-piège-je-ne-crains-pas-de-dire-ici-et-devant-toustes-qu’il-s’agit-d’un-piège),

À quel moment précis ça s’est refermé sur moi,

Comment ça enserre, comment ça circonvient, comment ça tenaille,

Ouais, par quoi ça commence ?

Peut-être que, dès l’origine

Dès la matrice

C’était déjà là.

Car ça débute peut-être par des mots, peut-être oui,

Qu’à mon commencement était leur verbe.

Que je les entendais déjà les mots,

À travers le ventre,

Les mots qui transpercent l’eau stagnante

Les mots en corps-à-peau

Ils arrivent directement par intraveineuse

Par voie ombilicale

Les mots amniotiques qui nourrissent,

Déjà je les entends

Déjà ils me désignent.

Je n’existe pas ou presque ou si peu

Mon corps est celui d’une larve

Un bacille infime, un amphibien aveugle

Et, entre deux battements de cœur, tandis qu’une sonde glacée revêtue de plastique ausculte mon appareil génital en mutation,

Voici que je suis désignée

Voici que ça bat plus vite, le deuxième cœur

Voici que ça caresse à travers la membrane

Car on a dit ce que j’étais ce que j’allais être.

Ces mots que je suce comme un suc par le cordon

Qui frappent mes minuscules oreilles de presque encore sourde

Qui me racontent, me susurrent, me murmurent comme une berceuse maudite

Une malédiction douce, une tannée miraculeuse et sucrée, un avertissement atavique

Ce qui va advenir de mes membres qui barbotent dans le noir le plus absolu.

Mais, il y a plus précis encore,

Vous en pensez quoi ? Il y a plus précis encore ?

Oui, voilà ce que je me dis aujourd’hui

Peut-être ça, non ?

Qu’il y a eu cet instant, cet instant immémorial et inénarrable où pour la première fois mes yeux percutent les lueurs du jour ou plutôt la netteté du néon qui clignote sur les murs que j’imagine verts de la salle de délivrance.

Cet instant où je suis nue, couverte de sang et de merde. Où je ne suis que liquides répandus sur mon crâne chauve et sur la rougeur de ma peau d’extraterrestre, où je suis comme asphyxiée de la vigueur de mes cris et les yeux pleins de larmes neuves, les premières larmes de ma vie mais pas les dernières non, car à côté, il y a la femme aux jambes encore écartelées qui halète de douleur et de stupeur, les yeux révulsés de souffrance pure et les lèvres constellées de vomissures, la femme devenue animale, la femme rendue primitive par l’arrachement de nos deux corps, la femme aux entrailles presque sorties, à la vulve déchirée jusqu’à l’anus, coupée de part en part et sans qu’elle n’ait pu rien dire, la femme mutilée pour toujours désormais par des instruments cisaillants et contondants car il a fallu m’extirper d’elle, il m’a fallu ramper longtemps dans sa cavité, bloquée soudain à en comprimer mes côtes minuscules, à en presque briser mes côtelettes de carton, puis tenter de m’expulser au grand jour et nos larmes et nos cris ont été presque communs, et on lui avait hurlé de se taire de faire un effort madame et de pousser parce que ça va pas le faire madame faut se bouger là on va passer aux ventouses madame, auxventousesauxspatulesàlacésarienne même, et c’est la même angoisse d’être en vie qui nous traverse à cet instant précis dans le soulagement de la rencontre et on me saisit, gluante et sanguinolente, on me brandit, on m’ausculte et dans un silence entrecoupé de gémissements de nageuses qui reprennent leur souffle, on m’observe et on crie on hurle presque contre la finesse du tympan ces mots ces mots qui devraient rassurer qui devraient consoler ces mots qui me présentent au monde les tout premiers de ma vie on dit

L’INFIRMIÈRE  : REGARDEZ REGARDEZ MADAME COMME ELLE EST MIGNONNE, COMME ELLE EST JOLIE, OH VOYEZ VOYEZ COMME DÉJÀ ELLE EST BELLE !

Alors,

Oui, par quoi ça commence ?

I. Ceci est ton corps

Genèses

1992

(À lire le soir presque en chuchotant au-dessus des berceaux, dans les chambres éclairées par la seule lueur des veilleuses.)

Il était une fois

Dans un lointain pays

Bien longtemps avant notre ère

Une princesse aux longs cheveux d’or

Une reine si belle qu’on ne pouvait la voir sans en tomber éperdument amoureux

Une pauvre et modeste bergère aux mains fines et blanches

Une terrible malédiction l’avait condamnée à dormir cent années d’un sommeil éternel

Sa marâtre, cruelle et méchante, l’avait enfermée dès son plus jeune âge dans la plus haute tour du château

Son père veuf avait souhaité l’élever ignorante du monde afin de pouvoir en faire sa femme et sa servante quand elle aurait quinze ans

Par un beau matin d’été, un prince vaillant / un roi puissant / un preux chevalier ouï dire qu’une jeune personne à la beauté inégalée était maintenue recluse. À peine vit-il son portrait qu’il ressentit pour elle un amour sans pareil / un trouble implacable / un émoi incompressible. Il en eut aussitôt l’intime conviction : il fallut qu’il la possédât et qu’elle devînt son épouse.

Alors,

Il terrassa à mains nues un dragon / il rivalisa d’ingéniosité et de courage pour déjouer les pièges qui l’empêchaient de se rendre au chevet de la belle endormie /

Il détruisit les plus hauts arbres de la Forêt Profonde et arracha lestement les lianes griffues qui coupaient l’accès au château pour délivrer sa princesse / Profitant que son père fut allé couper du bois, il l’enleva de sa masure

LA BELLE : « Merci de m’avoir sauvée, Seigneur. Autrefois je ne vous connaissais pas mais déjà je vous aimais. »

Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

(Parfois, il lui fallait retourner à la guerre, s’occuper des affaires du royaume ou de quelques conquêtes de passage. Mais toujours, elle l’attendait et il trouvait la table mise, les draps frais et l’âtre tiède. La vertu de sa dame était aussi incomparable que la pureté de ses traits. Il n’eût jamais pu rêver meilleure épouse.)

Ils vécurent heureux jusqu’à ce que la mort
les sépare.

Le petit cheval

1993

Mon père souvent, au moment de dire bonsoir, de laisser ouverte la porte avec le rai de lumière qui protège de la petite-fille-fantôme-furieuse qui vit enfermée dans le placard, mon père s’assoit sur le bord du lit pour m’embrasser et pèse parfois maladroitement sur mon bras, ma hanche. À l’approche de la nuit annoncée, je pousse alors des cris, des cris de résistance de bête traquée qui refuse de se laisser enfermer par le sommeil dans la bordure des draps serrés et mon père dit alors en souriant que je suis :

LE PÈRE : Un drôle de petit cheval de bataille.

L’avion

1994

Pour me rendre depuis la moyenne-ville-où-je-vis jusqu’à la-très-grande-ville-où-vivent-mes-grands-parents, je vais prendre pour la première fois de ma vie l’avion. Comme je l’ai entendu à la radio et dans certaines conversations d’adultes, une fois sur deux environ, une mort certaine vous attend au décollage. Au comptoir d’enregistrement, je saisis épouvantée le bas du manteau de ma mère et profère cette phrase qui fera le tour de la famille :

PETITE FILLE : Je ne veux pas mourir tout de suite, Maman. Je veux avoir un mari et des enfants !

Un vrai trésor

1995

Pendant toutes les vacances de la Toussaint, mon cousin plus âgé me chantera un air appris à l’école dont les paroles et la chorégraphie s’impriment, comme indélébiles, dans les mouvements de ma bouche et de mes doigts (j’aurai par la suite, pendant des années, cette chanson, comme on dit, dans la tête). En nous entendant répéter pour le spectacle d’après dîner, ma tante nous interroge.

LA TANTE : Mais vous comprenez quoi au fait, à cette chanson ?

Face à notre silence interloqué, elle nous parle ­vaguement des personnes mauvaises munies de fraises Tagada chargées de nous attirer subrepticement dans des coffres de voitures Peugeot. Je serai ensuite persuadée de proférer quelque chose d’intrinsèquement dangereux, un piège pour attirer les enfants façon joueur de flûte de Hamelin quand j’entonnerai de concert :

GRAND COUSIN (chante) : C’est une planète, un vrai trésor, je suis d’accord avec mon corps. Je veux l’écouter et l’aimer fort, je suis d’accord avec mon corps

ENSEMBLE : Mon corps c’est mon corps ce n’est pas le tien,

GRAND COUSIN : Tu as ton corps à toi,

PETITE FILLE : Alors laisse-moi,

ENSEMBLE : Le mien.

Entre-deux

1996

Très vite, chez moi quelque chose semble à côté. C’est peut-être dans la façon dont je bouge mon corps, un genre de sursaut de petit veau maladroit, des bondissements de grenouille. Je ne suis pas de celles qui font tourner autour d’elles le plissé de la jupe-corolle-de-fleur. Mes cheveux, amas touffu de matière paléacée, ne sont jamais coiffés. Ma mère n’arrive pas à m’attraper avant d’aller à l’école, je glisse entre ses doigts en me tortillant sur moi-même comme une bougie rétractée tandis qu’en vain elle crie

LA MÈRE : Mais ne sors pas comme une sauvage !

Sauvage. J’aime ce mot jusqu’au délice. Dès la maternelle, j’ai des trous sur mes collants neufs, mes boutons jamais accrochés comme il faudrait, mardi avec mercredi, Pierre avec Paul – ces expressions de mes maîtresses me hérissent – je n’ai jamais les mêmes chaussettes et l’étiquette du tee-shirt à l’envers qui gratte sempiternellement mon sternum creux pendant que je clopine plus que je ne cours, en titubant sur mes lacets défaits. Je déteste les ados chanteuses pailletées de la télévision, leurs lèvres brillantes et parfumées qui s’agitent derrière un micro fantoche. J’arrache les cheveux des poupées aux longues jambes, je teins leurs crânes en vert. Je conchie les couronnes jaunes sur la tête et les voix aiguës des filles des dessins animés, qui chantent qu’un jour Leur prince viendra Un jour on s’aimera et que Les oiseaux chanteront Les cloches sonneront L’union de nos cœurs Un jour…

Dans ma chambre, il y a des posters d’hippopotames aux gueules béantes et une réserve de fusils Playmobil dans le ranch miniature. Je veux devenir observatrice de singes en forêt tropicale comme Jane Goodall que j’ai vue dans Astrapi porter des chapeaux en feutre et une veste d’aventurière à poches ou alors vétérinaire de brousse comme Paula dans Daktari. Mon corps n’est pas fait pour la danse classique où je regarde le vide en agitant les talons en asynchronie complète le long de la barre de bois qui agace, pas fait pour la corde à sauter dans laquelle je me prends les pieds, pas fait non plus pour le football où les ballons rapides me font si peur surtout quand ils rentrent dans le ventre et coupent la respiration et on peut en devenir bleu et tout de suite après mourir comme le petit garçon d’une autre école à qui c’est arrivé, c’est vrai, ma mère me l’a dit.

Mon corps est fait pour déambuler de guingois, pour ne pas gagner la course mais bifurquer de travers. On tente de me mettre le mors aux dents et je bondis comme une chevrette de Heidi de la Montagne. Je suis Black Beauty, un cheval splendide lancé au galop tagadatagadada, mes jambes se prolongent en sabots lustrés, ma bouche ouverte devient une paire de naseaux luisants. Je survole les obstacles, cavalcade des jours entiers dans les herbes vertes du Wyoming et les cratères du Texas. Je suis à la fois craintive et irraisonnée, prudente et malhabile. Je continue de sangloter éperdument devant le ruisseau que je n’ose pas sauter mais je sais comment parler au feu pour qu’il brûle plus fort et commander les assauts du vent pour qu’il souffle plus vite. Dans les forêts où je m’enfonce, échappant à la vigilance des grands-parents, je psalmodie dans une langue inconnue, qui sait moduler de l’aigu au grave, des incantations qui ravissent et attirent les renardes musquées comme les laies vengeresses suivies de leurs inévitables marcassins.

Je suis entre deux, mon corps est tiraillé, à la lisière du reconnaissable. On me prend facilement à trois comme à cinq ans pour un petit homme, je n’en tire ni honte ni fierté mais cela semble déranger un ami de mes parents un samedi où il nous emmène au cirque. C’est une fille, répète-t-il au jeune homme qui a peint son propre visage en blanc, en rose et en paillettes dorées. Pourtant les bandes en culottes courtes ignorent mes intrépidités chevaleresques, le clan des serre-tête se moque de mon incapacité à reproduire les chorés de Lorie ou de Priscilla

LES FILLES DE LA COUR : Aséréjérajéjédejetejebetudejeberesebiunoubamajabiandebuguiandebuididipí

Je m’en fiche pas mal, je me roule en boule sous les quolibets au pied des platanes dans la cour de récréation, j’étends mon cou contre le revêtement mou du toboggan et je hurle à la lune comme une louve traquée par les chiens. Je suis un animal rétif et nerveux, une entité vivante et farouche. Sur mes bras, avant chaque rentrée scolaire, il y a de grandes plaques orange que je gratte pour observer la peau qui part en lambeaux comme des flocons de neige. J’accumule l’immaculé des pellicules sur le sombre lisse de mes protège-cahiers, je passe mes doigts à l’intérieur de mon nombril pour en renifler les lamelles, je racle sous les ongles les sédiments sombres des squames qui s’y terrent. Je suis l’exploratrice de mon corps, la paléontologue de sa décomposition précoce comme de sa croissance rapide. J’édicte à mon corps mes propres lois, je l’encourage. Il ne faut, par exemple, jamais bouger les jambes lorsque les douleurs de croissance les envahissent le soir. Leur extension pourrait s’en retrouver à jamais bloquée. Refuser catégoriquement l’application bihebdomadaire du shampoing qui pourrait attirer pêle-mêle poux, blattes et musaraignes.

Heureusement, ma mère renonce à me coiffer ou à me flanquer sur le crâne le serre-tête qui me colle déjà de minuscules migraines. On me laisse pour l’heure presque tranquille, il n’y a après tout aucun danger ou si peu de chance de retrouver ma photo placardée dans toutes les gares de France comme Estelle Mouzin en pull rouge sur fond bleu. Je suis très petite pour mon âge, mon torse est plat et grêle, mon ventre encore gonflé comme un ballon, mal fiché sur la maigreur de mes guibolles. Pour l’heure, je suis presque libre, la traque n’a pas vraiment commencé.

Frollo

1997

J’ai six ans la première fois que je me sens frémir.

Je regarde sur une télévision cathodique la VHS du Bossu de Notre-Dame.

J’observe Frollo le prêtre méchant, vêtu (dans mon souvenir c’est comme gravé) de pourpre et de sombre. Je le regarde s’emparer du cou d’Esmeralda la gitane aux cheveux noirs comme les miens, Esmeralda à la peau brune, si brune et aux yeux noirs, si noirs...

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