Scène première – Célimène.
(Au lever du rideau, Célimène, seule, est en train de prier.)
Célimène
Mon Dieu, puisqu’il revient, je m’en remets à Vous.
Faites que mes regrets, mes rêves les plus fous
Ne viennent pas troubler le surprenant retour
D’un homme qui m’aimait et que j’aimais d’amour.
Tous ceux qui l’ont revu l’ont trouvé bienheureux,
Sans haine et sans passions, comme venu des cieux.
Quand soudain, la nouvelle éclata, meurtrière :
Il avait décidé d’entrer au séminaire.
Nous fûmes tous saisis par ce coup de théâtre,
Et mon cœur, un instant, s’est arrêté de battre.
J’étais anéantie, comprenant en effet
Qu’une deuxième fois, mon amant me quittait.
(Un temps.)
J’ai beau prier le ciel de toute mon ardeur,
D’étranges sentiments envahissent mon cœur :
Je ne puis m’empêcher de demander pourquoi
Cet homme, après vingt ans, accourt auprès de moi.
(Dehors, bruits de carrosse. Elle se précipite à la fenêtre.)
Ciel ! j’entends des chevaux… Serait-ce lui, déjà ?
Grands dieux, quelle calèche admirable voilà !
Voilà plus de trois jours que j’attends cet instant,
Et je me sens soudain perdue comme une enfant…
(On frappe à la porte. Elle ouvre. Entrée d’Alceste.)
Scène II – Célimène, Alceste.
Célimène
Monseigneur, quel honneur…
Alceste, ôtant son chapeau.
Eh ! bonjour, Célimène.
Célimène, s’agenouillant.
Loué soit le Seigneur qui chez moi vous amène.
Alceste
Voyons, relevez-vous, ma chère, qu’est ceci ?
Ce n’est pas le prélat, mais l’ami que voici !
Un ami qui s’invite et demande pardon
De s’imposer à vous de grossière façon.
Célimène
Vous m’aviez prévenue, Monseigneur.
Alceste
Oui, peut-être,
Mais j’aurais pu quand même attendre qu’une lettre
Me donne votre accord, avant que de venir.
Célimène
Vous recevoir chez moi est un très grand plaisir
Et croyez, Monseigneur…
Alceste
Non, pas de « Monseigneur »,
Pas plus que de « Madame » entre nous.
Célimène
Votre Honneur…
Alceste
Mais non ! Je vous supplie de m’appeler Alceste.
J’étais simple, autrefois ; souffrez que je le reste.
Célimène
Eh bien, asseyez-vous… Alceste.
Alceste
À la bonne heure !
(Ils s’assoient.)
Vous habitez, je trouve, une jolie demeure.
(Un temps.)
J’ai su votre mariage, et je m’en réjouis.
Acceptez tous mes vœux.
Célimène, amusée.
Vos vœux ? Mille mercis,
Mais il y a vingt ans que je me suis mariée…
(Un temps. Stupeur d’Alceste.)
Eh oui, j’ai quarante ans depuis l’année passée.
Alceste
Il n’est jamais trop tard pour des vœux de bonheur,
Et les miens, croyez-le, viennent du fond du cœur,
Même vingt ans après.
Célimène
Je n’en veux point douter.
(Un temps.)
Alceste
Où donc est votre époux ?
Célimène
Parti se promener,
Avec mes quatre enfants.
Alceste
Vous avez quatre enfants !
Célimène
Trois garçons, une fille, et ils sont déjà grands :
L’aîné a dix-huit ans ; le dernier, presque douze.
Alceste
Juste Ciel ! Quatre enfants pour une seule épouse…
Mes compliments.
Célimène
Merci.
Alceste
Seront-ils de retour
Avant que je m’en aille ?
Célimène
Oui, ils font juste un tour
Et seront là, je pense, avant la nuit tombée.
Alceste
J’ai malheureusement une journée chargée
Et devrai partir tôt.
Célimène
Vous pourrez revenir.
Alceste
Chère amie, là, vraiment, vous me faites plaisir.
Moi qui avais si peur en arrivant chez vous…
Célimène
Peur de quoi ?
Alceste
Je ne sais. Des sentiments très flous
Se bousculaient en moi. Mais qu’importe, à présent !
Je me sens délivré.
Célimène
On ne peut cependant,
Même quand on le veut, enterrer le passé.
Ces sentiments confus qui vous ont tourmenté
En arrivant ici venaient de là, je pense.
Alceste
Non, le passé pour moi n’a aucune importance.
J’ai su m’en libérer.
Célimène
Et puis le principal
Ma foi, c’est d’être heureux, que l’on soit cardinal,
Ministre, musicien…
Alceste
Le bonheur, chère amie,
N’est plus, depuis longtemps, mon idéal de vie.
Célimène
Mais il faut être heureux pour servir le Bon Dieu.
Ceux qui semblent porter leur croix m’ennuient un peu.
Alceste
Mais il faut la porter, quand on la veut servir,
Comme fit Jésus-Christ avant que d’y mourir.
Célimène
Que je sache, il n’a pas passé sa vie en croix !
Peut-être était-il gai, même drôle, parfois,
Avec ses douze amis.
Alceste
Drôle, Notre Seigneur ?
Quelle idée saugrenue ! J’en frissonne d’horreur…
Célimène
Je ne vois pas pourquoi, car un homme amusant,
Il faut le remarquer, est souvent bienveillant.
(Un temps.)
Qu’avez-vous ? Vous semblez irrité, tout à coup…
Alceste
Irrité ?
Célimène
Contrarié, pour le moins.
Alceste
Pas du tout.
(Un temps.)
Avez-vous, récemment, revu nos vieux amis ?
Célimène
Je vois souvent Philinte.
Alceste
Ah, je m’en réjouis.
Alors, comment va-t-il ?
Célimène
Bien.
Alceste
Et sa douce Éliante ?
Célimène
Je crois qu’elle va mieux.
Alceste
Elle était donc souffrante ?
Célimène
Elle est très courageuse et ne s’est jamais plainte,
Mais je sais bien, hélas, que notre ami Philinte
N’a pas toujours été un époux exemplaire.
Alceste
Je ne suis pas surpris, car à vouloir trop plaire,
À vouloir à tout prix aimer le monde entier,
L’homme trop conciliant ne sait plus apprécier
Ceux qui l’aiment vraiment.
Célimène
Pour ma part, il me semble
Qu’ils n’étaient simplement pas faits pour vivre ensemble.
Vous êtes sûrement de cet avis.
Alceste
Pourquoi ?
Célimène
Voyons, souvenez-vous, lorsque, lassé de moi,
Vous fîtes à Éliante une cour effrénée…
Alceste
Que me chantez-vous là ? C’est faux.
Célimène
Ah ! Désolée,
Elle m’a donc menti. Ma cousine, pourtant,
N’affabule jamais et médit rarement.
Alceste
Doutez-vous, par hasard, de ma parole ?
Célimène
Oh, non !
Mais je me désespère en voyant cette union,
Ce mariage raté dont elle eut six enfants.
Alceste
Ils ont fait six enfants ! Sont-ils donc inconscients ?
Six enfants, Dieu du ciel… et un père adultère !
Célimène
Piètre époux, il est vrai, mais un excellent père,
Je peux en témoigner.
Alceste
Bah ! un mauvais époux
Ne peut être un bon père.
Célimène
Ah, bon ? Qu’en savez-vous ?
Alceste
Laissons là ce Philinte et parlons d’autre chose ;
L’« ami du genre humain », tout à coup, m’indispose.
(Un temps.)
Célimène
Et notre Arsinoé, qu’est-elle devenue ?
Il y a bien dix ans que je ne l’ai revue.
Alceste
Elle est passée me voir, voici deux mois à peine.
Célimène
Et comment l’avez-vous trouvée ?
Alceste
Plutôt vilaine…
Votre ancienne rivale est une vieille dame.
Célimène
Pas plus vieille que vous.
Alceste
Oui, mais… c’est une femme.
Célimène
Et alors ?
Alceste
Alors… rien. Mais vous, qui, dans le temps,
La narguiez méchamment du haut de vos vingt ans,
Voilà que, maintenant, vous prenez sa défense ?
Célimène
Je ne la défends pas, je mets dans la balance
L’homme d’un certain âge et la femme au même âge :
Cela penche toujours, ou presque, à l’avantage
Du monsieur. C’est curieux…
Alceste, ironique.
C’est même révoltant !
Il faut changer cela, sans tarder, c’est urgent !
(Un temps.)
Et ce bon vieil Oronte ?
Célimène
Il est toujours le même.
Il propose toujours de vous lire un poème
Qu’il a commis la veille et dont il est très fier.
J’ai subi le dernier pas plus tard qu’avant-hier.
Alceste
Et comment était-il ?
Célimène
Son poème ? Affligeant.
Alceste
Et que lui dîtes-vous ?
Célimène
Qu’il était excellent.
Alceste
Vous avez eu raison, car si vingt ans après,
Il ne sait toujours pas que ses vers sont mauvais,
Je crois bien, maintenant, qu’il est inguérissable !
Célimène
Vous voilà devenu tout à fait raisonnable.
S’il vous revoit un jour, il sera stupéfait.
Alceste
Mais je l’ai rencontré, récemment. En effet,
Mon humeur l’a surpris, car je fus très courtois
Et ne dis pas un mot des...