1.
Quand le rideau transparent se lève, Patrick coiffe un homme sur la droite. Michelle coiffe une femme sur la gauche. Gaëlle est appuyée sur la caisse. En fond de scène, trois fauteuils munis de bacs à shampoing. On entend une musique de radio genre Chérie FM qui viendra en sourdine.
Michelle (éclatant de rire) - Alors, lui, il savait pas quoi faire, vous imaginez bien. Alors j’ai dit que ça suffisait comme ça, que les temps ont changé et que j’en voulais plus. (Elle rit.) Il faut bien ce qu’il faut. Donc voilà, me voilà seule. Et c’est pas plus mal. Qu’est-ce que vous en pensez, madame Guevarra, je vous ennuie avec mes histoires…
Une cliente - Non, non, ma grande.
Gaëlle - Vous voulez boire quelque chose ? Un petit café, un verre d’eau ?
Une cliente - Je prendrai bien une bière.
Gaëlle - Je vais voir s’il m’en reste de la fraîche.
Patrick (désignant du bout de son peigne) - J’ai changé le fût ce matin, Gaëlle, derrière les bacs s’il vous plaît. Et vous monsieur, est-ce qu’une petite bière vous ferait plaisir ?
Saucisson - Non merci. Vous en vendez beaucoup ?
Patrick - Nous l’offrons, cher monsieur, nous l’offrons. Nous avons même du champagne si vous voulez. Ça, on ne le dit pas toujours.
Une cliente - Moi, j’adore « Chez Patrick » parce qu’ils savent vous détendre. Je ne sais pas pourquoi, ça me stresse le coiffeur. Et c’est récent. Quand j’étais jeune, j’y allais plus souvent. Merci pour la bière.
Gaëlle - Moi, c’est le dentiste qui me stresse.
Une cliente - On ne souffre plus, de nos jours, chez les dentistes.
Gaëlle - On ne sait jamais ce qu’on risque.
Saucisson - Et chez le coiffeur, on sait ce qu’on risque peut-être ?
Patrick - On risque de sortir cul-de-jatte si je vous coupe les pattes.
Saucisson - Amusant, je la faisais à huit ou neuf ans celle-là.
Patrick - Eh ben, moi, elle me fait toujours rire.
Saucisson - Comme vous voulez.
Patrick - Et celle du client à qui l’employée demande : « Vous voulez un shampoing aux œufs ? » Et qui répond : « Non mademoiselle, seulement à la tête. »
Saucisson - Elle n’est pas plus drôle.
Une cliente - Moi, Patrick, il me fait toujours rire. Vous ne le trouvez pas terriblement séduisant ?
Saucisson - Non. Je ne suis pas vraiment attiré par les coiffeurs.
Patrick - C’est dommage.
Michelle - Oh ! Patrick…
Gaëlle (à la cliente) - Il rigole, comme ça, mais faut pas le croire. Il est beaucoup plus taquin avec les dames. (Elle désigne le sous-sol.) Si vous saviez combien il en a culbutées là-dessous… Il n’a pas que du métier, c’est un tempérament.
Patrick - Je dégage les oreilles ou on la joue beatnik ?
Saucisson - Beatnik, beatnik… Vous avez de ces mots !
Patrick (doucement énervé) - Eh bien, voilà. Laissez-moi juste pour un coup de rasoir sur la nuque et je vous laisse. (Il prend un rasoir simple.)
Saucisson (se rehaussant) - Vous l’avez déjà utilisé, celui-là ?
Patrick - Quoi ?
Saucisson - Ce rasoir… Il est neuf ?
Patrick - Neuf, je ne sais pas, mais propre, certainement.
Saucisson - Alors, ne me touchez pas. J’exige un rasoir neuf et je suis en droit d’exiger un rasoir neuf.
Patrick - Comme vous voudrez. (Il prend un paquet de rasoirs, l’ouvre.) Vous voyez, ceux-là n’ont jamais servi.
Saucisson - Alors faites vite.
Patrick donne quelques coups de rasoir, passe la serviette sur la nuque du client et se recule.
Patrick - Et voilà, c’est fini. Vous pouvez régler à la caisse.
Il sort. Le client va vers Gaëlle.
Gaëlle - Dix-sept euros. Vous voulez une fiche ?
Saucisson - Non merci. Dites-moi, qu’est-ce qu’il y a en bas ?
Gaëlle - Le salon d’esthétique, pourquoi ? Épilation, lampes à bronzer, masques aux huiles essentielles…
Saucisson - Ouais, c’est en bas que ça se passe.
Gaëlle - Plaît-il ?
Saucisson - Rien, rien. C’est pour moi.
Gaëlle - Vous avez une carte de fidélité ?
Saucisson - De fidélité ! C’est bien ici qu’on parle de fidélité ! Non merci !
Il sort.
2.
Une cliente - Pas accommodant le monsieur.
Michelle - C’est ce que je vous disais : des mauvais coucheurs, on en trouve partout.
Une cliente - Tout de même, s’il faut s’énerver chez le coiffeur… On n’apprend plus aux gens à se tenir. Enfin, chez le coiffeur, enfin ! Et pas n’importe lequel : votre patron est si gentil, si séduisant…
Gaëlle - Ah ça ! Pour séduire, il sait y faire.
Michelle - Moi, je me dis parfois qu’on aura des problèmes.
Gaëlle - Oh ! c’est bien arrivé… Tous les deux ans, on a un petit scandale dans la boutique. C’est toujours pareil : un type arrive juste avant la fermeture et lui hurle dessus. Comme si la femme n’avait pas voulu descendre toute seule devant la lampe à bronzer. Hélas, c’est pas les clients qui nous appellent…
Une cliente - Oh ! mademoiselle ! Ce ne serait pas convenable.
Michelle - C’est vrai, Gaëlle, elle a raison madame, pour qui on nous prendrait ?
Gaëlle - Pour des putes occasionnelles. Où est le mal ?
Une cliente - Si ce n’est qu’occasionnel, on ferme les yeux.
Michelle - Ah ! ben si vous n’y voyez rien à redire !
Une cliente - Les fins de mois sont toujours difficiles. Et pour tout le monde, croyez-moi ! Et puis une pute occasionnelle, c’est digne parce que ça choisit son client. Tant qu’on peut choisir, il n’y a pas de mal.
Michelle - Je vous fais une couleur ?
Une cliente - Non, pas aujourd’hui. Quelle heure est-il ? Oh ! je n’y arriverai jamais ! Les samedis, on se charge de mille choses : les courses, le dîner, le dimanche. Pour moi, c’est le pire jour de la semaine.
Gaëlle - Et nous, on est débordé. C’est pas le jour à descendre à la cave !
Michelle - Je vais chercher Patrick.
Une cliente - Non, non, je reviendrai pour une coupe. Passez-moi juste un coup de peigne plutôt.
Michelle - Vous ne voulez pas que je coupe les pointes ?
Une cliente - Ce sera la semaine prochaine.
Gaëlle - Je vous note à la même heure ?
Une cliente - C’est cela, à la même heure. Ou un peu plus tôt. Quatre heures, ça vous irait ? Patrick pourra s’occuper de moi ?
Gaëlle - C’est noté…
Une cliente - Mais juste pour les cheveux, n’est-ce pas ?
Michelle - Oh ! comme vous y allez !
Une cliente - Avec quelques années de moins, je n’aurais pas dit non…
Elle sort. Michèle prend un balai et nettoie autour des bacs. Gaëlle se plonge dans un magazine. On entend la musique plus fort.
3.
Gaëlle - Elle est bien vive. Si tous les clients étaient comme ça !
Michelle - C’est creux aujourd’hui. Les gens font leurs courses. C’est fou comme tout change.
Gaëlle - Oui, tout change. Quand j’ai commencé, on avait des dames chaque samedi. Elles n’étaient jamais pressées.
Michelle - C’est peut-être Patrick qui les a fait fuir ?
Gaëlle - Ah ! ça non !
Patrick - Eh bien, elle est partie ?
Michelle - Très pressée. Où étiez-vous ?
Patrick - Prendre le courrier. Ce n’est pas vous qui en auriez eu l’idée.
Gaëlle - Ah ! on ne peut pas tout faire : noter les rendez-vous, coiffer et s’occuper du courrier.
Patrick - Et comment croyez-vous que je fais ? (Il regarde le salon désert.) Bon, on n’aura plus personne pour aujourd’hui.
Michelle (feuilletant un magazine) - Vous voulez jouer ?
Gaëlle - Jusqu’à la prochaine cliente, mais j’ai du ménage.
Patrick (enjoué) - Allons-y.
Michelle - Qui a dit : « Paris vaut bien une messe » ? Louis XIII, Charles de Gaulle ou Henri IV ?
Patrick - Henri IV.
Michelle - Vous êtes sûr ?
Gaëlle - Moi, j’aurais dit Jean-Paul II.
Michelle - Y’a pas. C’est Louis XIII, Charles de Gaulle ou Henri IV.
Patrick - Je vous dis que c’est Henri IV.
Michelle - La réponse est : Henri IV. Bravo Patrick !
Gaëlle - Trop fort, Patrick, trop fort. Moi, j’arrête de jouer si vous gagnez à tous les coups.
Michelle - Quel chanteur a remporté un tabac avec « Capri, c’est fini » ?
Patrick - On ne dit pas « remporter un tabac ». On dit « faire un tabac » ou « remporter un succès ».
Michelle - Le prenez pas mal, Patrick, je lis ce que je lis. C’est écrit comme ça : « Quel chanteur a remporté un tabac avec “Capri, c’est fini” ? » Alors il faut choisir entre Adamo, Hervé Vilard et Nicolas Varrant.
Patrick - Nicolas Varrant.
Gaëlle - Pas du tout, c’est Hervé Vilard !
Michelle - Moi aussi, je dis Hervé Vilard.
Patrick - Eh ben, moi, je dis Nicolas Varrant.
Gaëlle - C’est parce que vous lui ressemblez que vous dites ça. À force, ça vous prend la tête. Mais c’est bien Hervé Vilard.
Michelle - La réponse est : Hervé Vilard.
Gaëlle - Vous voyez que vous ne connaissez rien à Nicolas Varrant. Avec votre physique, vous auriez pu vous renseigner.
Patrick - J’aurais tant voulu être chanteur…
Gaëlle - Bah, vous l’êtes un peu quand même.
Patrick - Pour des galas de sous sous zone.
Gaëlle - C’est déjà ça.
Patrick - Allez, on ferme, vous me rappelez que je suis de gala ce soir.
Gaëlle - Pas trop loin, j’espère ?
Patrick - Non, un mariage à Beaujon-les-Mines.
Gaëlle - À la salle des fêtes ?
Patrick - Oui, la routine, mais chaque soirée est nouvelle. La chanson, c’est comme la coiffure : si on s’ennuie, faut faire autre chose. Vous pouvez y aller, je vous le promets.
Michelle (a mis son manteau et sort) - Bon week-end, alors ! À mardi ! Et bonne chance, Patrick ! Je ne vous dis pas merde, mais le cœur y est.
Patrick - Merci. À mardi, Michelle. (Se tournant vers Gaëlle.) Vous ne partez pas ?
4.
Gaëlle - Je ne vais pas tarder, puisque vous nous mettez dehors.
Patrick - Je ne vous mets pas dehors, je dis qu’on n’aura plus de clients maintenant et puis je dois me préparer.
Gaëlle - Vous voulez que je vous coiffe ?
Patrick - Pourquoi pas ?
Il prend place à un bac.
Gaëlle - La température vous convient ?
Patrick - C’est parfait, Gaëlle, c’est parfait.
Gaëlle - Vous ne dites rien ? Vous songez à votre spectacle ?
Patrick - Non.
Gaëlle - À quoi, alors ?
Patrick - À vous, à ce salon, à l’avenir. Quelque chose me dit que ça va mal tourner. Une espèce d’intuition. Ça ne vous arrive jamais les intuitions ?
Gaëlle - Qu’est-ce que vous allez chanter ce soir ?
Patrick - Ils m’ont demandé du yé-yé. Alors on va faire du yé-yé.
Gaëlle - Pourquoi vous n’en faites pas votre métier ?
Patrick - Trop vieux, pas assez de chance et puis j’ai ce salon. Je suis bien comme ça. Je me produis les samedis, quelquefois le vendredi et puis l’été, on fait quelques festivals. On n’a pas besoin d’autre chose. Du moment que je sais que je mets le feu. Je mets le feu, vous m’entendez ? Les étincelles dans les yeux des filles. Énorme, Gaëlle, c’est énorme et ça me suffit. Je ne suis plus très loin de la retraite. En anticipant un peu, je peux mettre le salon en gérance et me retirer. Je dois tenir trois, cinq ans.
Gaëlle - Et nous ?
Patrick - Vous ? Vous partirez avant moi. Je ne dis pas pour Michèle. Mais vous, Gaëlle, en comptant bien et en tirant un peu sur les trimestres, vous y arriverez aussi. Il faut juste tenir trois, cinq ans. La moindre fermeture serait une catastrophe.
Gaëlle - Qu’est-ce qui pourrait arriver ?
Patrick - Un pépin de santé, une baisse du chiffre d’affaires, un gros gros problème… Je ne sais pas. Les ennuis viennent toujours des autres.
Gaëlle - Bon comme vous êtes, vous n’avez pas d’ennemis.
Patrick - Sauf quelques maris.
Gaëlle - Ah ça ! On vous aura prévenu. Un dernier rinçage ?
Patrick - Non, ça ira. Merci.
Gaëlle - Qu’est-ce que vous allez chanter ce soir ?
Patrick - Je vous l’ai dit : du yéyé. Les années soixante. Yé-yé, ça veut dire la joie de vivre sans le beat rock and roll. C’est sentimental, ça fait du bien à tout le monde. Rentrez bien et à mardi. (Gaëlle sort. Il ferme les rideaux. Il se regarde dans les glaces, prend un peigne qu’il tient comme un micro et clame :) Est-ce que vous êtes prêts ce soir ? Je viens, je reviens ! Oui, c’est une résurrection ! Ouiiiiiiiiiiii !
5.
Matin, Patrick est seul. Le salon est éclairé à demi (un spot sur deux). Il range des peignes, des brosses, change un poster au mur.
Entre Saucisson. On reconnaît le client de la première scène.
Patrick (sans se retourner) - Bonjour ! C’est fermé.
Saucisson - Je ne viens pas pour une coupe.
Patrick - Je peux vous renseigner mais je ne prends pas de rendez-vous, c’est fermé.
Saucisson - Vous êtes Patrick, l’artisan coiffeur ?
Patrick (se retournant) - C’est moi. Que puis-je faire ? Mais, on se connaît je crois ? Je vous ai coupé samedi. Quelque chose ne va pas ?
Saucisson - En effet, j’étais venu repérer les lieux.
Patrick - Repérer ? Vous êtes dans le cinéma ? Parce que des gens du cinéma, j’en ai eu beaucoup et j’en ai encore. C’est drôle comme mon salon les amuse.
Saucisson (montrant une carte bleu, blanc, rouge) - Inspecteur Hygiène et Sécurité, responsable du bureau Moyens et Méthodes. Bonjour monsieur.
Patrick - Ah ! c’est vous ? J’ai des lettres de vous. Qu’est-ce que vous me voulez au juste ?
Saucisson - Nous y voilà. Selon les termes des courriers qui vous ont été adressés, j’ai été missionné pour inspecter votre commerce.
Patrick - Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait inspecter. Pour la comptabilité, voyez l’expert. Pour le reste, un salon, c’est un salon.
Saucisson - Vous n’avez répondu que partiellement à notre questionnaire et je suis obligé de vous contrôler par moi-même.
Patrick - Eh bien, faites, ça ne dérange personne aujourd’hui puisqu’on est fermé. Demain ou un samedi, je ne vous dis pas, nous sommes débordés.
Saucisson - Ça commence par la cave.
Patrick - Allez-y.
Saucisson - Je peux y aller seul, vous permettez ?
Patrick - Faites comme chez vous. Mais vous savez, il n’y a rien à voir : un canapé, deux tables à bronzer, des projecteurs, une douche, du linge.
Saucisson - Il se peut que je doive faire des prélèvements.
Patrick - Mon Dieu ! Prélever quoi ?
Saucisson - Des traces, des poussières…
Patrick - Bon courage, c’est très propre. (Saucisson passe un rideau et descend.) Attention les marches, je vous allume ! (Il continue de replacer son poster. Il passe le balai puis range des bouteilles de shampoing. Seul.) C’est bien la première fois qu’on vient contrôler l’hygiène d’un coiffeur. À une époque, je me souviens, il fallait stériliser les rasoirs. On faisait bien, à cause du sida. On les laissait dans...