Cogito

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En 1650, quelques mois après la mort de René Descartes, la princesse Elisabeth de Bohême rend visite à Christine, reine de Suède. Toutes deux ont bien connu le philosophe français et toutes deux sont fondées à s’en déclarer l’héritière. Le duel est lancé.

Liste des personnages (2)

ChristineFemme • Jeune adulte/Adulte
Reine de Suède
Elisabeth de BohêmeFemme • Adulte/Jeune adulte
Princesse palatine

Décor (1)

Le cabinet de la reine de SuèdeUn bureau en désordre

(Christine est seule à son bureau où s’amoncellent une bonne quantité de livres et de papiers. On frappe à la porte.)

Christine de Suède : Entrez.

(Elisabeth de Bohême entre.)

Elisabeth de Bohème : Votre Majesté…

Christine de Suède : Madame Elisabeth de Bohême ! Je suis bien aise de vous voir !

Elisabeth de Bohème : Le plaisir est partagé, Majesté.

Christine de Suède : Je vous en prie, mettez-vous à l’aise. Attendez que j’époussette le fauteuil. (Elle se lève et époussette le fauteuil.) Voilà, c’est bien. (Elle va se rasseoir.) Vous pouvez vous asseoir.

(Elisabeth de Bohême s’assoit. Silence gêné.)

Christine de Suède : Excusez le désordre, j’étais en train de résoudre un problème de mathématiques. Quand ma cervelle s’active, je disperse toutes mes affaires sans m’en rendre compte.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est rien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Vous devez vous demander pourquoi une reine de Suède s’escrime à résoudre un problème de mathématiques alors qu’elle a tant à faire par ailleurs…

Elisabeth de Bohème : Je ne me le demande pas.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : On m’a dit beaucoup de bien de vous.

Elisabeth de Bohème : On m’en a également dit de vous.

Christine de Suède : Tant mieux. Tant mieux, tant mieux, tant mieux… (Un temps) J’ai appris avec bonheur que vous aviez retrouvé vos états du Palatinat.

Elisabeth de Bohème : Après trente ans d’éloignement, oui.

Christine de Suède : Cela a dû être long.

Elisabeth de Bohème : De toute ma vie, je n’ai connu que l’exil.

(Un temps. Malaise évident.)

Christine de Suède : Et vous venez ici pour… ?

Elisabeth de Bohème : Pour me recueillir sur la tombe de René Descartes.

Christine de Suède : C’est ce que j’ai cru comprendre en effet.

Elisabeth de Bohème : Voilà.

Christine de Suède : C’est très bien.

Elisabeth de Bohème : Oui. Très bien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Veuillez m’excuser madame mais… Quelque chose m’échappe.

Elisabeth de Bohème : Qu’est-ce donc ?

Christine de Suède : Enfin m’échappe… Je comprends bien vos raisons mais…

Elisabeth de Bohème : Dites-moi ?

Christine de Suède : Vous avez fait le voyage du Palatinat à la Suède dans le seul but de vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : C’était un ami très cher.

Christine de Suède : De toute évidence.

Elisabeth de Bohème : Bien sûr, il aurait été inconvenant de passer à Stockholm sans saluer votre Majesté.

Christine de Suède : Bien sûr. (Un temps.) J’aimais moi aussi beaucoup Descartes.

Elisabeth de Bohème : Je veux bien le croire.

Christine de Suède : Et je crois que lui aussi m’aimait beaucoup.

Elisabeth de Bohème : Je n’en doute pas.

Christine de Suède : Quel malheur qu’il nous ait été ravi si tôt…

Elisabeth de Bohème : Quel malheur qu’il nous ait été ravi chez vous.

Christine de Suède : Monsieur Descartes n’a pas supporté le climat suédois.

Elisabeth de Bohème : Il était de notoriété publique qu’il était sensible au froid.

Christine de Suède : Et alors ?

Elisabeth de Bohème : Et alors vous l’avez tout de même fait venir à Stockholm en plein hiver.

Christine de Suède : Je ne l’ai pas forcé.

Elisabeth de Bohème : Ah non ? Ne lui avez-vous pas ordonné de vous rendre visite chaque matin à cinq heures dans votre bibliothèque mal chauffée, en lui faisant parcourir un chemin glacial ?

Christine de Suède : Pas chaque matin.

Elisabeth de Bohème : Peu importe. Votre pays a été négligent envers la santé de monsieur Descartes.

(Un temps)

Christine de Suède : Lorsque monsieur Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm…

Elisabeth de Bohème : Je connais très bien monsieur Chanut.

Christine de Suède : Ah oui ?

Elisabeth de Bohème : C’est lui qui m’a appris la mort de monsieur Descartes, ainsi que ses circonstances.

Christine de Suède : Chanut a des plans que je ne connais pas.

Elisabeth de Bohème : Sans doute.

Christine de Suède : Je disais donc : lorsque Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm, m’a proposé de faire venir Descartes à la cour, il m’a immédiatement prévenu des soucis de santé du pauvre homme et m’a suggéré de le convier pour le printemps. J’ai écouté ce conseil et j’ai envoyé une invitation à Descartes en février en précisant que je souhaitais le voir en avril. A ma grande surprise, comme à celle de Chanut, je dois dire, Descartes m’a répondu qu’il ne se mettrait pas en route avant septembre. Vous me suivez ?

Elisabeth de Bohème : Je sais déjà tout cela.

Christine de Suède : C’est Chanut qui vous l’a dit ?

Elisabeth de Bohème : Oui.

Christine de Suède : Il est décidément bien bavard... Vous voyez donc bien que ce n’est pas ma faute si René Descartes est venu ici à la mauvaise saison.

Elisabeth de Bohème : Vous savez pourtant les raisons pour lesquelles monsieur Descartes a attendu sept mois pour partir.

Christine de Suède : Je crois qu’il voulait se constituer une garde-robe digne de la cour de Suède.

Elisabeth de Bohème : J’ai cru comprendre qu’il avait peur de tomber sur une reine insuffisamment préparée à recevoir son enseignement. Il a préféré vous laisser le temps de vous imprégner de sa pensée.

Christine de Suède : Qui vous a dit cela ?

Elisabeth de Bohème : Personne en particulier. Ce sont des choses que l’on raconte.

Christine de Suède : Bien à tort. Dès l’instant où j’ai invité Descartes, j’étais tout à fait imprégnée de sa pensée.

Elisabeth de Bohème : Pourquoi le faire venir dans ce cas ?

Christine de Suède : J’avais envie de parler de philosophie avec l’un des plus grands penseurs de notre temps, est-ce un mal ?

Elisabeth de Bohème : Certainement pas, Majesté. C’est un grand bien de philosopher, à condition d’y être bien préparée.

Christine de Suède : Je l’étais.

Elisabeth de Bohème : Il m’a pourtant semblé que si vous avez invité monsieur Descartes c’est parce que vous aviez du mal à entendre par vous-même l’un de ses ouvrages. Les Principes, je crois.

Christine de Suède : Les indiscrétions de Chanut commencent vraiment à m’agacer…

Elisabeth de Bohème : Cela étant, je comprends qu’une reine aussi puissante que vous soit trop accaparée par les ennuis quotidiens pour s’abandonner pleinement à la spéculation intellectuelle.

(Un temps)

Christine de Suède : Depuis que je suis enfant, j’étudie plus de dix heures par jour l’histoire, la géographie, la mathématique, la chimie, la biologie, la physique, la philosophie, la théologie et les langues étrangères. Je ne dors que trois heures par nuit pour relire les auteurs latins ou résoudre un point de métaphysique. Quand l’ambassadeur Chanut m’a parlé de Descartes en termes très élogieux, j’étais plongée dans plusieurs travaux scientifiques très prenants. Je lui ai demandé de me livrer les grandes idées de ce français si brillant. Chanut s’est plongé dans les Principes, a essayé de me faire un résumé fidèle mais a buté sur plusieurs difficultés. Il m’a alors conseillé de voir Descartes en personne pour qu’il puisse m’expliquer parfaitement son système. Descartes est venu. Entre-temps, j’ai lu et relu tous ses ouvrages. Il a apprécié mon esprit et ma compréhension de sa philosophie.

Elisabeth de Bohème : Il vous l’a dit ?

Christine de Suède : A plusieurs reprises.

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était le plus galant des hommes.

Christine de Suède : Vous prétendez que Descartes n’a voulu que me flatter ?

Elisabeth de Bohème : Je ne prétends rien Majesté.

Christine de Suède : Vous deviez tenir sa sincérité en peu d’estime.

Elisabeth de Bohème : Vous vous méprenez.

Christine de Suède : Qui êtes vous madame, pour osez me parler comme vous le faites ? Qui êtes-vous pour affirmer avoir compris Descartes mieux que moi ? Votre attitude pourrait avoir de fâcheuses conséquences diplomatiques si vous continuez sur ce ton.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Pardonnez-moi Majesté. La mort de monsieur Descartes m’a tant désespérée que je me trouble rien qu’en évoquant son nom. Vous avez vécu ses derniers instants, cela devrait suffire à nous rapprocher.

Christine de Suède : Nous rapprocher ? Et pourquoi donc ? Descartes m’a confié son savoir, vous l’avez sans doute rencontré quelquefois pendant votre exil en Hollande, je ne vois pas en quoi cela augurerait une quelconque amitié entre nous.

Elisabeth de Bohème : Nous ne nous sommes pas seulement rencontrés quelquefois.

Christine de Suède : Ah. Je vois.

Elisabeth de Bohème : Que voyez-vous ?

Christine de Suède : Vous avez donc été la maitresse de Descartes.

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Il n’y a pas de honte à cela.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai jamais été la maîtresse de Descartes. Nous avons simplement échangé longuement et je crois l’avoir aidé à affiner son système philosophique.

Christine de Suède : Eh bien vous ne manquez pas d’audace.

Elisabeth de Bohème : C’est la pure vérité.

Christine de Suède : En somme, vous vous croyez dépositaire de la mémoire Descartes parce que vous avez échangé quelques mots avec lui ?

Elisabeth de Bohème : Je crois avoir été sa disciple la plus fidèle.

Christine de Suède : Vous ? (Elle rit.) Allons, un peu de sérieux, madame. Si Descartes a accepté mon invitation à la cour de Suède, c’est bien parce qu’il pressentait que je serai la mieux à même de le comprendre.

Elisabeth de Bohème : Vous le pensez ?

Christine de Suède : Son œuvre n’a aucun secret pour moi.

Elisabeth de Bohème : Aucun ?

Christine de Suède : Interrogez-moi.

Elisabeth de Bohème : Je n’oserais pas.

Christine de Suède : Allez-y je vous en prie.

Elisabeth de Bohème : Eh bien… Quelque chose de simple pour commencer… Connaissez-vous bien la première des Méditations métaphysiques ?

Christine de Suède : Parfaitement. (Elle récite) « Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain ; et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences… »

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : « Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n’en pusse espérer d’autre après lui auquel je fusse plus propre à l’exécuter… »

Elisabeth de Bohème : Majesté, s’il vous plait…

Christine de Suède : « Ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir»

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Eh bien quoi ? N’est ce pas ce que vous m’avez demandé ?

Elisabeth de Bohème : Je ne vous ai pas demandé de me réciter la première méditation.

Christine de Suède : Vous m’avez demandé si je la connaissais bien. Vous voilà fixée.

(Un temps.)

Elisabeth de Bohème : Vous en connaissez la lettre. En saisissez-vous l’esprit ?

Christine de Suède : Parfaitement.

Elisabeth de Bohème : Qu’avez-vous compris de ce que vous venez de réciter ?

Christine de Suède : La question est bien impertinente, Madame.

Elisabeth de Bohème : C’est vous, Majesté, qui m’avez demandé de vous interroger.

(Un temps)

Christine de Suède : Très bien. Je souhaite toutefois parler de l’ensemble de la méditation. Pas seulement des passages trop brefs que je viens de dire. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Elisabeth de Bohème : Aucun.

Christine de Suède : Descartes parle de détruire toutes ses anciennes opinions. Il use du doute comme d’une réponse à une réalité fuyante qu’il ne parvient pas à saisir. Ni le vrai, ni le faux ne sont établis. Seul le douteux l’est. Il révoque la réalité sensible, au risque de la folie et prend par là ses distances avec toute l’histoire de la pensée. Depuis Aristote, la réalité des sens est la première étape vers la connaissance. Descartes n’y croit pas. Tout l’objet de cette première méditation sera de fonder de nouvelles créances, justifiées par l’entreprise du doute.

(Un temps)

Christine de Suède : Cette explication vous convient ?

Elisabeth de Bohème (Un peu sonnée) : Elle est… assez juste…

Christine de Suède : Ravie que vous le reconnaissiez. (Un temps) Vous êtes surprise n’est-ce pas ?

Elisabeth de Bohème : Par ?

Christine de Suède : Par l’acuité de mon jugement.

Elisabeth de Bohème : Je ne doutais...

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