François est assis devant son bureau. Il tape sur le clavier de son ordinateur, se relit en marmonnant.
François. — Nul ! C’est complètement nul ! (Il prend une feuille de papier, griffonne, raye, fait une boule de sa feuille, la jette dans la corbeille, recommence, soupire, refait rageusement une boule.) Et zut ! C’est pas possible ! Mais qu’est-ce qui m’arrive, bon sang ?
Nelly arrive, une tasse à la main. Elle parle à voix basse.
Nelly. — Je peux ? J’ai pensé qu’une tasse de thé…
François. — Tu sais bien que j’en bois jamais.
Nelly. — Oui, mais comme tu prends déjà beaucoup de café…
François. — Écoute, c’est gentil mais j’aimerais surtout être tranquille. J’ai besoin de concentration.
Nelly. — Oui, oui, je sais. (Elle pose la tasse.) Je te la laisse ici, au cas où… Alors ? Ça avance ? (Regard noir de François.) Oh là là ! C’est pas la peine de me regarder comme ça ! Ce que tu peux être de mauvaise humeur quand tu écris !
Le téléphone sonne.
François. — Je te parie que c’est encore lui !
Nelly. — Qui ça ?
François. — L’éditeur ! Il n’arrête pas, il me poursuit, c’est du harcèlement moral !
Nelly. — Réponds, c’est peut-être quelqu’un d’autre…
Il soupire, décroche, met la main sur le combiné.
François. — Qu’est-ce que je t’avais dit ! C’est lui !
Il appuie sur le haut-parleur et on entend l’éditeur. Il lui répond tout en faisant les cent pas dans la pièce.
Éditeur. — Allô ! Allô ! François ?
François. — Allô, oui, bonj…
Éditeur. — Alors ? Vous en êtes où ?
François. — Eh bien, ça avance… doucement.
Éditeur. — Doucement ! Il va falloir passer à la vitesse supérieure, enfin ! La sortie des nouveautés est prévue dans un mois !
François. — Oui, je sais, mais…
Éditeur. — Je vous rappelle que vous avez intérêt à sortir une pièce chaque année. On est vite oublié, vous savez, et j’en connais qui sont prêts à tout pour être dans le trio de tête. Bref, elle est bientôt finie, j’espère !
François. — Pratiquement. Quelques détails encore à revoir, c’est tout.
Éditeur. — Il me la faut pour après-demain.
François. — Après-demain ? C’est un peu juste…
Éditeur. — Vous rigolez ou quoi ? On a fait une pub pas possible pour annoncer votre prochaine création ! J’ai été assez patient, il me semble ! Enfin, elle est pratiquement terminée, oui ou non ?
François. — Euh… oui…
Éditeur. — Alors je ne vois pas où est le problème.
François. — C’est que je vais être très pris, ces jours-ci, et…
Éditeur. — Il faut la vérifier, signer le bon à tirer et la faire passer à l’imprimeur. Elle est là, votre priorité !
François. — Oui, je sais…
Éditeur. — Bon… on est lundi, disons… allez, vendredi, dernier délai !
François. — Je vais faire mon possible.
Éditeur. — Ça vaudrait mieux, oui. Je compte sur vous !
François. — D’accord.
Éditeur. — Ne me décevez pas !
Il raccroche. Pendant ce temps, Nelly a vu les boules de papier dans la corbeille et regardé l’ordinateur.
François. — Eh ben, je suis dans de beaux draps, tiens !
Nelly, lui montrant l’ordinateur puis la corbeille. — Tu… enfin… tu n’as pas…
François. — Non, je n’ai pas ! Pas une ligne ! J’ai la tête complètement vide, mon cerveau se balade à l’intérieur de mon crâne !
Nelly. — C’est pas possible ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
François. — J’ai même pas la moindre idée du début d’une histoire, si tu veux savoir.
Nelly. — Mais pourtant tu as toujours eu de l’imagination ! Tu vas bien finir par l’écrire, cette pièce !
François. — Tu as entendu : il la veut pour vendredi ! Dans trois jours !
Nelly. — Tu peux le faire si tu veux.
François. — Mais c’est pas une question de volonté ! Tu comprends pas que je suis un minable. Je suis fini, je te dis !
Nelly. — Tu dis n’importe quoi. Je suis certaine que…
François. — Arrête ! Tu es gentille mais là tu rêves, je t’assure.
Nelly. — D’abord il faut que tu te calmes et que tu te concentres.
François. — Me concentrer ! Faudrait pouvoir, avec l’éditeur qui passe son temps à m’appeler, toi qui n’arrêtes pas de débarquer pour me demander où j’en suis, à quelle heure je compte venir manger ou si je veux une tasse de ci ou de ça.
Nelly. — Tu es en train de me dire que c’est de ma faute ?
François. — Non, enfin, un peu, en partie…
Nelly. — Alors ça, c’est la meilleure ! Excuse-moi de penser à ce qui pourrait te faire plaisir de temps en temps. Si j’avais su que tu n’avais pas écrit une seule ligne, je me serais pas privée de télé, de musique, de recevoir des copines, de…
François. — Je suis désolé. Pardon. J’ai les nerfs à vif, je suis complètement déboussolé… (Il la prend dans ses bras.)
Nelly. — Tu es en plein stress. Tu devrais te reposer, reprendre tes esprits. Va t’allonger un moment.
François. — Je vais plutôt prendre une douche pour évacuer la tension.
Il part dans la salle de bains. On sonne. Nelly va ouvrir. C’est Noël.
Noël. — Alors, il est où mon auteur préféré ?
Nelly. — Il est sous la douche.
Noël. — Ça va, toi ?
Nelly. — Oui… enfin, pas très fort.
Noël. — Qu’est-ce qui se passe ?
Nelly. — Rien… ou plutôt si… En fait, François n’est pas très en forme depuis quelque temps.
Noël. — C’est grave ?
Nelly. — Non, je pense pas. C’est plutôt un mauvais passage…
Noël. — Je peux faire quelque chose ?
Nelly. — Je crois pas, non. Dès que je veux en discuter avec lui, il se braque, alors…
Noël. — C’est quoi le problème ?
Nelly. — Comment te dire ça… Voilà, il n’y arrive plus. Avant, ça venait tout seul, il ne s’arrêtait que lorsqu’il était arrivé au bout. Il était plein de fougue, plein d’ardeur… mais alors là…
Noël. — Non ?! Tu veux dire qu’il peut plus…
Nelly. — Ben oui. Il a beau essayer, rien ne vient.
Noël. — Rien rien, ou rien mais un petit peu quand même ?
Nelly. — Quand je te dis rien, c’est rien. Pas le moindre petit début de quelque chose. Il commence à peine que déjà tout retombe.
Noël. — Oh ! le pauvre !
Nelly. — Moi j’essaie de l’aider à mon niveau, mais ou j’en fais trop ou pas assez, c’est pas facile…
Noël. — C’est sûr, c’est pas évident, dis donc…
Nelly. — Je sais plus comment l’aider.
Noël. — C’est sûrement une sorte de blocage psychologique.
Nelly. — C’est possible, mais moi je pense quand même qu’il devrait se faire violence, se forcer un peu, tu vois, même si le résultat n’est pas à la hauteur de ce qu’il fait d’habitude.
Noël. — Se forcer ? T’en as de bonnes, toi ! C’est surtout dans la tête que ça se passe, ces trucs-là. S’il est en panne, c’est pas en voulant y arriver à tout prix que ça va le faire !
Nelly. — Alors j’ai pas la solution. De plus, il dit qu’il est un minable, qu’il est fini… Je peux pas avoir de la volonté pour deux.
Noël. — Je peux te donner un conseil ?
Nelly. — Dis toujours…
Noël. — Pars quelques jours. Il aura moins la pression, tu seras pas là pour lui rappeler son échec.
Nelly. — Moi, je lui rappelle son échec ? Non mais attends, tu te rends compte de ce que tu me dis ?
Noël. — C’est pas contre toi… S’il se retrouve tout seul, il ne se sentira pas jugé, parce tu sais, il suffit d’un soupir, d’un haussement d’épaules ou d’un regard apitoyé de ta part pour qu’il se sente mal. Tu comprends ?
Nelly. — Oui, je vois ce que tu veux dire, mais le laisser seul…
Noël. — Je vais essayer d’aborder le sujet avec lui par la bande, euh… enfin je veux dire… pas directement, tu vois. Il va peut-être se confier à moi…
Nelly. — Si c’est le cas, surtout ne lui dis pas que je t’en ai parlé !
Noël. — Évidemment. Je suis un peu balourd, mais pas à ce point.
Nelly. — Je sais, c’est juste que je ne voudrais pas qu’en plus il se sente trahi.
Noël. — T’inquiète pas. De ton côté, pense à ce que je t’ai dit.
Nelly. — Partir un jour ou deux… Oui, tu as sans doute raison. Ah ! je crois qu’il a terminé ! Je vous laisse. (Elle sort.)
François sort de la salle de bains en peignoir, serviette autour du cou.
François. — Ah ! tu es là ? Salut.
Noël. — Salut, mon vieux ! Alors, ça boume ?
François, voix morne. — Oui, super !
Noël. — Oh… J’en ai pas l’impression…
François. — Laisse tomber, j’ai pas envie d’en parler.
Noël. — OK. Si tu changes d’avis, je suis là.
François. — Tu veux un verre ?
Noël. — Oui, merci.
François. — Je te sers quoi ?
Noël. — Comme toi.
François. — Alors whisky.
Noël. — Va pour whisky. (François sert les verres. Tous deux s’assoient sur le canapé.) Je veux pas insister, mais t’as pas l’air d’être dans ton assiette.
François. — J’ai connu des jours meilleurs, en effet.
Noël. — Je suis ton pote, tu...