De l’autre côté de la route

Eva, ancienne chercheuse en physique moléculaire, s’est retirée en Suisse et habite en maison de retraite. A soixante-quinze ans, la vieille dame n’attend plus qu’une chose de la vie : qu’elle s’achève ! C’est alors que surgit Michèle. La jeune journaliste (c’est du moins ainsi qu’elle se présente…) enquête sur les effets secondaires d’un médicament produit par les laboratoires Lexo et sur lequel Eva a construit sa carrière. La trentenaire saura venir à bout du caractère revêche de son aînée et les deux femmes prendront, ensemble, leur revanche sur l’entreprise pharmaceutique.

« De l’autre côté de la route » est une vraie comédie, peuplée de personnages truculents et drôles, qui traite avec délicatesse de sujets graves tels que le lobby des Big Pharma et l’euthanasie.

Le 15 décembre, vers 10 heures.

Le corps d’Eva a été disposé sur le canapé, les mains soigneusement ramenées sur la poitrine. Un poste de musique distille les notes funéraires d’un orgue d’église. Quelques bougies complètent le tableau.

Puis un bruit de chasse d’eau et apparaît Andrée, 83 ans, élégamment vêtue d’un ensemble de couleur prune. Avec délicatesse, elle vient se replacer face à la défunte. Après un moment de recueillement intense, Andrée glisse discrètement la main dans la poche de sa veste et en ressort une papillote qu’elle ouvre malgré le froissement inconvenant du papier d’emballage. Et c’est en mâchant goulûment sa pâte de fruits qu’Andrée reprend ses prières, quitte à accompagner de sa voix maladroite les sinistres variations de l’orgue.

Quelques mesures plus tard, Andrée semble tout à coup préoccupée et se met à fouiller nerveusement l’emballage de la papillote. Visiblement, elle cherche quelque chose qui n’y est pas…

Andrée. – C’est pas normal qu’ils n’en mettent pas. Normalement y en a toujours. Mais là, y en a pas… Des fois c’est des devinettes et des fois c’est des petits pétards. Moi je dis toujours à ma fille de me prendre celles avec des petits pétards. Des pâtes de fruits et des pétards. (Un temps de recueillement.) Ça fait longtemps que j’en ai pas reçu. Des papillotes. La dernière fois, c’était à Pâques. Ma fille, elle ne peut pas venir tout le temps ! Avec sa vie ! Mais pour le repas de Noël de la résidence, elle sera là. Vous croyez que je devrais lui en parler ? Pour les pétards ? C’est elle qui les achète alors il faudrait qu’elle les appelle, les gens qui oublient d’en mettre dedans. (Eva se lève, exaspérée.) Ben, vous mourez plus ?

Eva. – Non.

Andrée. – Vous aviez pourtant dit que c’était pour ce matin ?

Eva. – Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, Andrée ? J’y arrive pas, j’y arrive pas.

Andrée. – C’est pas de ma faute, j’espère ?

Eva. – Vous n’y mettez pas beaucoup du vôtre.

Andrée. – J’ai pensé que les bougies, ce serait bien. Et la musique aussi.

Eva. – C’est mou. Qu’est-ce que c’est mou ! C’est bien simple : avec ça dans les oreilles, on n’arrive pas à mourir, on s’endort avant.

Eva éteint le poste.

Andrée. – C’est mon gendre qui m’a offert ce disque pour mon quatre-vingt-troisième anniversaire. Il est gentil, vous savez. Vous aviez l’air si sûre de vous cette nuit…

Eva. – J’ai senti que ça venait.

Andrée. – Et vous avez eu la délicatesse de me réveiller.

Eva. – D’ailleurs, la prochaine fois, si vous pouviez faire un peu plus vite…

Andrée. – Il fallait que je m’habille, Eva. Je n’allais pas accompagner votre dernier souffle en peignoir !

Eva. – Je ne sais pas, moi. Dormez tout habillée, on gagnera du temps. Vous savez quoi ? La prochaine fois, je ne vous appellerai pas. Pas moyen de mourir tranquille avec vous. Et maintenant, laissez-moi !

Andrée commence à partir puis…

Andrée. – Vous descendrez déjeuner vers quelle heure ?

Eva. – Je ne descendrai pas.

Andrée. – Il y a du ragoût de lapin avec des tagliatelles, ce midi. Avec beaucoup de gruyère, on doit pouvoir s’étouffer. (Un temps.) C’est votre visite d’aujourd’hui qui vous inquiète, c’est ça ? (Eva ne répond pas.) C’est une amie ?

Eva. – Ne faites pas comme si vous n’écoutiez pas aux portes !

Andrée. – C’est quel genre de journaliste ?

Eva. – Genre fouille-merde.

Andrée. – Vous voyez bien que ça vous donne du tracas ! Et moi je dis que c’est ça cette nuit qui vous a empêchée de partir. Ça vous a tendue ! (Un temps.) C’est parce que vous avez été une grande scientifique qu’elle vient vous voir ?

Eva. – Sûrement.

Andrée. – Et vous croyez que vous allez la garder longtemps ?

Eva. – Sûrement pas.

Andrée. – Alors peut-être qu’après, vous pourriez me la prêter ?

Eva. – Je vous demande pardon ?

Andrée. – Je n’ai pas grand-chose à faire aujourd’hui. Si vous étiez morte, encore, ça m’aurait occupée un peu, mais là je n’ai vraiment rien.

Andrée va pour sortir.

Eva. – Attendez un peu. J’ai peut-être une idée. La journaliste, elle va venir avec des pâtes de fruits.

Andrée. – Vous croyez ?

Eva. – Ils viennent tous avec des pâtes de fruits. Ils doivent sans doute s’imaginer qu’on ne peut plus mâcher autre chose. Mais si vous voulez que je vous en donne, Andrée, il va falloir faire exactement ce que je vous demande. Sans rien oublier.

Andrée. – Je n’oublie jamais rien, moi.

Eva. – Bien sûr que si, mais vous oubliez que vous l’avez oublié. Alors voilà ce qu’on va faire. Je vais continuer de mourir comme si de rien n’était ; vous, vous allez nous remettre la musique de votre gendre et dès qu’elle arrive, vous me la cuisinez un peu.

Andrée. – Elle va avoir un de ces chocs en vous voyant !

Eva. – C’est le but, Andrée. Tout ça, c’est pour la déstabiliser et savoir exactement ce qu’elle vient faire là.

Andrée. – Oh ! non, Eva, ça va nous attirer des ennuis ! Si Hortense apprend ça, on va passer un sale quart d’heure. Vous savez qu’elle n’aime pas du tout quand vous vous entraînez à mourir.

Eva. – Hortense ne viendra pas faire la chambre avant midi. Je me suis arrangée. Appelez l’accueil et demandez-leur de faire monter cette journaliste.

Andrée. – Parce qu’elle est déjà là ?

Eva. – Si elle est ponctuelle, ça fait deux heures qu’elle poireaute en bas.

Andrée. – Deux heures où nous aurions pu discuter ensemble, elle et moi. Non, là, franchement, Eva, c’est gâcher.

Eva. – Appelez l’accueil. Et n’oubliez pas que je suis censée être morte.

Andrée se saisit du téléphone et appelle l’accueil.

Andrée. – Bonjour, Sandrine… Non, ce n’est pas la pauvre Mme Makovski, c’est sa voisine de chambre, Andrée Lessieur. Comment allez-vous ce matin ?… Et les enfants, ils sont toujours aussi mignons ?… Formidable. Votre mari, toujours pas revenu ?… Oh ! ben ça vient, ça part, c’est un mari, quoi. Et pour le stérilet, vous en êtes contente finalement ?… Je vous l’avais dit. C’est tellement confortable que moi j’ai carrément oublié de me le faire enlever. Une fois, même, j’étais chez mon spécialiste, oh je vous parle de ça il y a près de quarante ans, et il me dit : « Madame Lessieur, je ne vous mettrai pas ce stérilet ! » Je lui demande : « Pourquoi ? » Et vous savez ce qu’il me répond ?… Il me dit… Oh ! qu’est-ce qu’il me dit déjà ?… Ça, c’est amusant, parce que je crois que j’ai oublié… C’est ça, oui, on se rappelle. Je vous embrasse bien fort, Sandrine ! Et dites à Hortense qu’elle peut venir faire ma chambre, à moi. Je vous bise.

Andrée raccroche puis reprend sa place près de la défunte, qui n’en croit pas ses oreilles.

Eva. – Scientifiquement, c’est spectaculaire. Plus prosaïquement, ça fout les jetons.

Andrée. – J’ai fait quelque chose de mal ?

Eva. – Madame Lessieur, vous ne deviez pas appeler l’accueil pour leur demander de faire monter ma visite ?

Andrée reprend le combiné.

Andrée. – Ah ! pardon, ça me revient !

Eva. – Faites attention, Andrée, vous perdez la boule. Et vous savez ce qui va vous arriver si le personnel s’en rend compte ? Le quatrième étage. Les Alzheimer !

Andrée. – Je vous dis que ça me revient : « Madame Lessieur, je ne peux pas vous mettre ce stérilet parce que vous en avez déjà un. » Voilà, c’est ça que le docteur a dit !

Eva. – C’est stupéfiant. Si un jour on vous autopsie, je veux bien lire le rapport. Passez-moi le téléphone.

Andrée. – Eva, je ne supporterai pas d’aller au quatrième.

Eva. – Alors vous avez intérêt à faire ce que je vous dis. Passez-moi le téléphone. (Elle se saisit du combiné.) Faites monter mon rendez-vous, je vous prie. Ah ! au fait, il y a de la place au quatrième en ce moment ?… Non, ce n’est pas pour moi !… Très bien, je vous remercie. (Elle raccroche.) Une chambre vient de se libérer.

Andrée. – C’est ce monsieur bizarre. Vous savez, celui qui parlait aux plantes.

Eva. – Eh ben, maintenant, il va parler aux racines. Allez-y ! C’est ça, pleurez ! Ça rendra notre petite affaire plus vraie. Mais je vous préviens, je veux savoir pour qui elle travaille, depuis combien de temps, et surtout pourquoi elle vient fourrer son sale groin jusqu’ici.

Andrée. – Je vais quand même noter tout ça. Ce sera plus sûr.

Andrée note rapidement sur un papier les questions à poser pendant qu’Eva reprend sa place mortuaire.

Eva. – Et dépêchez-vous de nous remettre la musique de votre gendre !

Andrée se hâte d’aller relancer le CD de musique funéraire et prend place devant le lit d’Eva, les mains en prière.

Andrée. – Je suis un peu nerveuse, Eva.

Eva. – N’en faites pas trop, quand même.

Andrée. – Je prie.

Eva. – Ce n’est pas nécessaire, je vais tenir le coup.

Andrée. – Je ne prie pas pour vous, je prie pour que ce soit la grande boîte.

On frappe à la porte, mais Andrée, totalement immergée dans ses prières, n’entend pas. On frappe une seconde fois. Eva tente discrètement de faire réagir Andrée, mais en vain.

On frappe une troisième fois et c’est Eva qui est obligée de répondre.

Eva. – Entrez !

Apparaît alors Michèle, 35 ans, le visage barré d’une paire de lunettes épaisses et vêtue d’une manière un peu vieillotte. Tout en étant au téléphone, gênée par deux gros sacs de voyage qui pèsent sur son épaule, elle ouvre la porte et entre.

Puis son téléphone portable sonne. Immédiatement, elle le coupe et se justifie auprès d’Andrée.

Michèle. – C’est mon mari qui arrête pas d’appeler. Il panique un max dès qu’il voit courir un ou deux huissiers dans le jardin. (Puis elle réalise qu’elle tombe en pleine veillée funéraire.) Oh ! merde ! J’ai dû me tromper de chambre.

Michèle va pour ressortir et regarder le numéro de l’appartement sur la porte.

Andrée. – Vous cherchez qui ?

Michèle. – Le genre vieille rate de laboratoire. Makovski ? Vous connaissez ?

Andrée. – C’est ici, mais vous venez juste de la manquer.

Michèle. – Ça, c’est impossible, vu que ça fait deux heures que je poireaute en bas dans le hall.

Andrée. – C’est normal que vous ne l’ayez pas croisée. Elle, c’est vers le haut qu’elle est partie.

Michèle prend alors conscience de la situation en découvrant Eva allongée.

Michèle. – Hé, ne me dites pas qu’elle est… ?

Andrée. – C’est arrivé si vite.

Michèle. – On vient juste de me dire que je pouvais monter.

Andrée. – Je vous l’ai dit, c’est tout frais.

Michèle. – C’est juste pas possible. On avait rendez-vous, là ! (Elle s’avance vers Eva.) Alors, c’est ça la peau de vache ?

Andrée. – Ce qu’il en reste.

Michèle. – Et je fais quoi, moi, maintenant ?

Andrée. – Si vous voulez, moi, je suis disponible. (Michèle se penche sur la défunte.) Elle est belle,...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.




Retour en haut
Retour haut de page