Désobéir

Chacune à sa manière, quatre jeunes filles issues de la deuxième ou troisième génération d’immigration témoignent d’un NON posé comme acte fondateur. “Non” aux volontés du père, aux injonctions de la communauté, face à la double peine que sont le racisme et le machisme. S’opposer pour trouver sa voix et la faire entendre, pour pouvoir danser, faire du théâtre, écrire, prier. Arracher sa liberté.
Nous avons souhaité raconter l’histoire de victoires, de victorieuses, d’obstinées, de désobéissantes.

Cette est associée à une seconde œuvre, intitulée “La Tendresse”.
« Dans ce diptyque, nous avons entrepris d’ébranler les préjugés et les grilles de perception que l’on peut projeter sur les paroles et les corps de la nouvelle génération. Les textes ont la forme de témoignages directs – fictifs ou réels ?
“Organiser le pessimisme”, pour reprendre la formule de Walter Benjamin, c’est d’abord le partage de nos expériences. C’est ce qui permet de faire nôtres nos héritages. C’est ne pas laisser les forces de destruction médiatique nous assigner place et pensée. Nous avons tenté de tracer les contours de ce que l’on pourrait nommer “un théâtre de la capacité”. »




Désobéir

1. « J’ai laissé que les paysages »

Nour

Je m’appelle Nour Selaatin

J’ai beaucoup hésité avant d’accepter

J’ai d’abord dit non pour plein de raisons différentes quand Julie m’a demandé de raconter mon histoire, on ne savait pas par où commencer

Quand j’étais petite je crois que ça allait

Et puis le collège le passage du collège ça m’a rendue

Je sais pas

Triste

En colère

Je saurai pas vraiment nommer…

Et un jour ça a pété, la prof d’histoire elle nous parlait des inégalités sur le continent africain, elle nous a demandé de colorier des cartes, de mettre là où y a de l’eau – des infrastructures – là où la mortalité infantile crève le plafond et là où ça va – ça passe

Je me suis levée, j’ai dit que nous on coloriait des cartes mais qu’en vrai personne n’en avait rien à foutre, qu’on laissait crever les gens en Afrique, les bébés avec des ventres gonflés, et qu’y avait pas de médecins, et qu’il était pas question que je continue à colorier cette putain de carte parce que c’était une carte de Blanc, désolée, à l’époque je parlais mal, on m’a envoyée à la CPE

Et à cette époque j’ai commencé à publier régulièrement sur mon mur Facebook pour parler de ce sentiment que j’avais très fort à l’époque et des fois encore maintenant mais plus rarement

Le sentiment que rien n’est juste

Qu’on nous élève dans un mensonge euh mais qu’en fait y a rien

Sur mon mur, je racontais tout. Ma tristesse. Ma honte

(Temps.)

Et puis un jour, j’ai reçu le premier message de Hassan,

À 14 h 42

Et après j’en ai eu plein de messages

Huit cent quarante-sept

Tous de Hassan

J’ai jamais autant parlé avec quelqu’un de toute ma vie

Il me répondait des petits poèmes, des choses douces et belles – dont personne autour de moi n’aurait été capable de comprendre le sens – mais moi je comprenais

On se comprenait toujours avec Hassan

On sortait pas ensemble mais on se parlait tout le temps

Au début sur FB ensuite sur WhatsApp de plus en plus souvent comme si on était branchés l’un à l’autre par la pensée

Même la nuit je pensais à Hassan

Je pensais à mon obsession d’un monde qui serait meilleur

Il a continué à partager plein de films avec moi : Le Cauchemar de Darwin, Black Gold, Une vérité qui dérange, Le Monde selon Monsanto

Dans un SMS il m’a écrit :

« Quand j’ai regardé cette vidéo, j’ai eu l’impression d’avaler de la lave tellement ça fait mal

Je vais prier pour toi, Nour »

La première fois qu’il m’a parlé de prière, au début, ça m’a fait bizarre

Parce que pour moi, c’était un peu un truc de vieux, comme toutes les traditions

Hassan a continué à me conseiller des livres, des sourates

Il m’a montré que ça pouvait être beau

Et quand c’était des exercices que je faisais à l’intérieur de moi

Je ressentais enfin la paix

Y a une chose que Hassan me disait souvent et que j’aimais beaucoup c’est qu’en Islam il existe une obligation de défendre ses frères, défendre les faibles et les opprimés. On n’abandonne personne derrière soi

Il m’a dit : « Je suis tellement heureux de t’avoir rencontrée »

J’ai dit : « Moi aussi Hassan, je suis trop heureuse. Tu représentes la pureté »

Et il m’a dit : « Nour, je prie pour nous / Tu pries pour toi ? »

J’ai dit : « Je prie pour toi. Et toi aussi tu pries pour moi ? »

(Temps.)

J’ai arrêté les jupes courtes, les pantalons serrés genre slims leggings

J’ai tout trié dans mon armoire

À la fin j’ai repensé à qui j’étais avant, quand je m’habillais en boule à facettes, c’était comme si je me souvenais d’une autre personne

À un moment après plusieurs mois j’ai voulu qu’on s’appelle avec Hassan

Qu’on se parle

Hassan a dit oui

Quand j’ai appuyé sur « appeler », j’avais le cœur qui battait

Sa voix, la voix de Hassan je pourrais pas la décrire

Elle était douce, maîtrisée et en même temps elle me calmait

Je lui ai dit : « Hassan, j’ai décidé de porter le voile »

Il m’a dit : « Bravo ma sœur, mais n’en parle pas à tes parents

Ils ne comprendraient pas

Ils ne voient rien, ni le péché ni la pureté

Ce sont des zombies »

La première fois que j’ai porté le voile et que j’ai choisi le hijab, il glissait sans arrêt, je me prenais les pieds dedans

Je le mettais dans mon sac en partant de la maison et je l’enfilais dans la rue. Après j’ai appris à marcher avec, à voir avec, à être regardée avec. Il y avait un peu de peur dans les yeux des gens

C’était plus moi la sous-merde de la société

J’ai arrêté d’écouter de la musique

J’ai décroché du mur les photographies de mes amis, de ma famille

Même les photos de mon chat

J’ai laissé que les paysages

Mon père, il a juste dit : « Même les photos de ton chat

C’est bizarre

Tu l’adorais ce chat… »

J’ai pleuré en pensant à mon chat

Hassan m’a dit : « Tu dois résister, jusqu’à ce que nous puissions être ensemble »

J’ai menti à toutes les personnes que j’avais en face de moi. Je souriais quand je voulais hurler. J’ai dit « merci », « un film », « une glace », « super », « bisous », alors que je pensais : mes frères t’égorgeront, tu iras en enfer

J’ai haï ceux qui pouvaient pas vivre dans la pureté, mes frères qui sifflaient les filles, mon père qui voulait que ses enfants deviennent de parfaits petits Français

Mais j’en pouvais plus de haïr, il fallait que...

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