Les trois dames attendent à l'arrêt d'autobus.
Dame 1 - Je vais crier. Je sens que je vais crier ! Ça monte…
Dame 2 - Je vous en prie : pas ici ! Maîtrisez-vous !
Dame 1 - Ça monte…
Dame 2 - Et bien faites redescendre.
Dame 1 - Facile à dire, ardu à faire.
Dame 2 - Et comment je fais, moi ?
Dame 1 - Vous êtes plus âgée, c'est normal.
Dame 2 - L'âge n'a rien à voir à l'affaire.
Dame 1 - Si. Plus on est vieux, moins on crie.
Dame 2 - C'est faux. Absolument faux. Quand j'étais jeune, je criais moins. Plus on est vieux, plus on crie. Là est le vrai. Je veux bien admettre que plus le temps passe, plus la voix se brise, mais ça n'empêche pas de crier. Au contraire.
Dame 1 - Alors à quoi ça sert de crier si on ne vous entend pas ?
Dame 3 - Vous allez la fermer oui !
Dame 2 - Madame a raison, vous devriez la fermer. (Se reprenant.) Je veux dire : « la boucler ».
Dame 1 - Je voudrais vous y voir.
Dame 2 - Et bien j'y suis ! Et bien nous y sommes ! (À Dame 3.) N'est-ce pas, madame, que nous y sommes ? N'est-ce pas que… ouh ouh… elle n'est plus là, elle est partie ou sourde.
Dame 1 - Les gens, plus ils crient fort, plus ils sont sourds.
Dame 2 - Excusez-moi, mais c'est le contraire… plus ils sont sourds, plus ils crient fort.
Dame 1 - C'est comme la masturbation, plus ils sont sourds…
Dame 2 - Non, là c'est le contraire.
Dame 1 - C'est toujours le contraire avec vous !
Dame 3 - Vous allez la fermer oui !
Dame 2 (à Dame 1) - Vous allez la fermer oui !
Dame 3 - Vous aussi !
Dame 2 - Moi aussi ! (Se reprenant.) Ah non ! Si en plus ils nous empêchent de parler maintenant, ça va être drôle.
Dame 1 - En tout cas, moi, s'il n'arrive pas, je crie. C'est intenable. Ça fait des heures qu'on attend. Des heures entières.
Dame 2 (à Dame 3) - Madame, vous étiez là avant nous. Depuis combien de temps attendiez-vous ? Avant nous ? (Dame 3 ne répond pas) C'est un scandale. Vous ne trouvez pas que c'est un scandale ? Rien ne marche ! Rien ne fonctionne, ou alors fonctionne à l'envers. On se demande à quoi ça sert le progrès si ça sert à donner envie de crier. C'est la merde ! En un mot c'est la merde. Une grosse merde ! Un tas de merde ! Une montagne de merde ! Le monde est devenue un Éverest de merde…
Dame 3 - On a compris.
Dame 2 - Irrespirable.
Dame 1 - C'est pour ça qu'ils nous interdisent de crier, sans quoi ça ferait une de ces bocasses !…
Dame 2 - Vous étiez là longtemps avant nous… Ouh ouh ? Vous étiez là longtemps avant nous ?
Dame 3 - Je n'en sais rien.
Dame 2 - Ah bah… Comme c'est curieux. Moi, quand j'attends, je sais toujours combien de temps j'attends. C'est plus convenable. Pas vous ? Pas vous ?
Dame 1 - Il a peut-être eu une panne ou un accident. D'habitude on n'attend pas si longtemps.
Dame 2 - D'habitude, d'habitude ! Il n'y a plus d'habitude, tout change tout le temps, on n'a plus le temps de s'habituer. Les autobus n'ont jamais de panne et jamais d'accident. C'est statistique.
Dame 3 - Qu'est-ce que ça peut vous faire de savoir depuis combien de temps on est là, puisqu'on est là ? Depuis combien de temps on attend ? Puisqu'on attend. À quoi ça sert ?
Dame 2 - Quand même.
Dame 1 - Si ça sert, je vais vous dire. Moi, je sais qu'au bout d'un certain temps, je craque. Si je ne sais pas depuis combien de temps il y a un certain temps, comment voulez-vous que je sache quand je vais craquer. Et quand je craque je crie. Crac !
Dame 2 - Moi c'est le contraire. Quand je crie je craque. Crac !
Dame 3 - Moi quand j'attends, quand je sais que j'attends, parce que quand on ne sait pas qu'on attend c'est tout à fait différent…
Dame 2 - Oui ?
Dame 3 - Je ne crie pas, puisque j'attends.
Dame 2 - Moi c'est le contraire…
Dame 1 (la coupant) - Moi aussi. Ça m'énerverait plutôt d'attendre.
Dame 3 - Quand on attend, on fait quelque chose. C'est quand on ne fait rien qu'on a envie de crier.
Dame 2 - Ce n'est pas tout à fait faux, j'ai moi-même observé…
Dame 3 (poursuivant, la coupant) - À condition de se concentrer sur son attente, de faire corps et âme avec elle, de s'y plonger tout entière, de s'y immerger. L'attente par immersion totale. Si on s'en détourne, c'est foutu. Par exemple, si on bavarde comme de vieilles pies, on risque d'avoir envie de crier, si on attend, non.
Dame 2 - Puis-je vous poser une question ?
Dame 3 - Non.
Dame 2 - Excusez-moi, madame, mais ce n'est pas courtois. On écoute les questions des gens, même si on n'y répond pas.
Dame 1 - Ça y est ! Ça remonte ! Si cet autobus n'arrive pas dans les dix minutes qui suivent, je crie. Vous avez une montre ? J'ai cassé la mienne. C'est pour savoir pour les dix minutes.
Dame 3 - Ce qu'il faut quand on attend. C'est attendre ; totalement. C'est se taire. N'être plus soi-même qu'un bloc d'attente. Un roc d'attente. Immobile. Silencieux. Majestueux. Que rien ne détourne l'esprit de l'attente. Et quand l'autobus arrive, on prend une grande inspiration, on fonce, on s'assoit, on se concentre sur l'attente du voyage, on reprend une grande inspiration, on sort, et après, on libère son cri. Quand c'est le moment, pas avant.
Dame 2 - Ça me prend aussi. J'ai quelque chose qui monte. Je crois que je vais crier…
Dame 1 - Si vous criez, je crie aussi.
Dame 3 - Vous allez la fermer oui !
Dame 1 - Et vous ? Vous n'avez rien qui monte !
Dame 3 - Moi aussi, j'ai quelque chose qui monte, mais je n'y pense pas, je pense à l'attente. Enfin, j'essaie ! Avec vous ce n'est pas facile, vous allez finir par me donner envie de crier, moi aussi. Mais taisez-vous ! Taisez-vous donc ! On ne s'en sort que par le silence et le vide intérieur.
Dame 2 - La question que je voulais vous…
Dame 3 - Pas un mot. Pas une pensée. Rien que l'attente et le vide. Alors, le cri, quand il arrive, comme une boule de chair vivante, ce silence l'impressionne, et le vide lui donne le vertige, alors il rebrousse chemin. Essayez… c'est l'adopter.
Dame 2 - C'est une vue de l'esprit.
Dame 1 - Si c'est une vue de l'esprit…
Dame 3 - Chut…
Elles restent silencieuses, un temps, concentrées puis…
Dame 1 (à Dame 2, à voix basse) - Madame… madame… je peux me permettre ?
Dame 3 ferme encore plus fort les yeux, et serre les poings.
Dame 2 (idem, à voix basse) - Je vous en prie…
Dame 1 (id) - Votre cri…
Dame 2 (id) - Oui, mon cri ?
Dame 1 (id) - C'est comment votre cri ?
Dame 2 (id) - Comment c'est comment mon cri ?
Dame 1 (id) - Oui, comme intensité ?
Dame 2 (id) - Comme décibel ? Je ne sais pas, on n'a jamais mesuré.
Dame 1 (id) - Je veux dire : grave, aigu, rauque, déchirant. Moi, le mien, il paraît que c'est un cri d'angoisse. Terrible. Un cri d'angoisse terrible. C'est ce qu'on m'a dit.
Dame 2 (id) - Moi, je ne sais pas. On m'a simplement dit que c'est un cri à se faire dresser les cheveux sur la tête.
Dame 1 (id) - Moi le mien, je l'ai enregistré, et je l'ai écouté, réécouté, à chaque fois ça m'en fait des frissons dans le dos. Le vôtre aussi, vous l'avez enregistré ?
Dame 2 (id) - Non.
Dame 1 (id) - Vous n'avez pas osé ?
Dame 2 (id) - Mon magnétophone est en panne.
Dame 1 (id) - Vous ne l'avez pas fait réparer ? Moi, je ne pourrais pas vivre sans...