LE BOCAL
Deux femmes : La Patiente (P)
La Doctoresse (D)
Dans le cabinet de la Doctoresse.
P - Aidez-moi... Aidez-moi, je vous en prie. J'ai peur...
D - Calmez-vous... Là... Détendez-vous... Je suis là pour vous aider. En quelque sorte vous tendre la main. Vous voulez de ma main tendue ?
(Elles se serrent la main.)
P - Vous me promettez de ne pas rire ?
D - Je vous le promets.
P - Chaque fois que je raconte ce qui m'arrive, ils me prennent pour une folle. Ils rient. Et même, ils ricanent.
D - Qui ça : ils ?
P - Les hommes.
D - Les hommes considèrent facilement les femmes comme des folles quand ils ne les comprennent pas. Quand ils croient les comprendre, ça les rassure. Ils se trouvent intelligents.
P - Ils ne m'écoutent pas.
D (affectueuse) - Moi, je suis là pour vous écouter. Quand on écoute quelqu'un on l'aide déjà. L'oreille tendue est encore plus secourable que la main tendue. Moi, je vous comprendrai, parce que je suis une femme, que vous êtes une femme... Seules les femmes comprennent vraiment les femmes.
P - Vous croyez ?
D - Détendez-vous. Tenez... si vous voulez... considérez-moi comme une vieille amie...
P - Je n'ai pas de vieilles amies.
D - Je veux dire que vous pouvez parler sans crainte. Sans peur. Ces murs sont sourds. On leur a coupé les oreilles. (Elle rit, P non.)
P - Pardon ?
D - Non rien. Je vous écoute.
P - Vous aussi, vous me prenez pour une folle ?
D - Mais non... Si vous saviez tous les récits de malheurs que j'entends ici, de détresses, de phobies, d'hallucinations, d'idées fixes, de souffrances... Je suis un confessionnal où on ne distribue pas de pénitences, mais où on prescrit des remèdes...
P - Je ne souffre pas. J'ai peur.
D - Je sais. Donc, nous disions donc, qu'il s'agit d'un homme...
P - Pas du tout.
D - Ah bon. Alors, une femme...
P - Pas du tout.
D - Ah bon. Ce n'est pas un homme, ce n'est pas une femme... donc c'est autre chose...
P - Oui.
D - Et ?...
P - Il s'agit d'un animal.
D (inquiète) - Il ne s'agit pas de zoophilie ?
P - Oh non !
D - Il s'agit d'un chien méchant ?
P - Non.
D - Vous avez peur des araignées ? J'ai reçu des patients que la peur des araignées empêchait de vivre. Vous avez peur...
P - Non.
D - ...des serpents, des lézards, des scorpions, des guêpes, des chenilles...
P - Non non non !
D - Ne me dites pas que vous faites de l'allergie aux poils de chats !
P - Et voilà ! Ça y est ! Vous me parlez comme un homme !
D - Moi je vous parle comme un homme ?
P - Le coup des poils de chats, ils me l'ont tous faits, ça les amuse.
D - Si vous parliez un peu plus clairement aussi ! Avec vous, on a l'impression de jouer au chat et à la souris. (Réaction) Vous avez peur des souris !?
P - Non !
D - Ecoutez... Restons calmes...
P - Je suis calme.
D - Venons-en aux faits. Décrivez-moi les symptômes. Franchement. Voilà... Ne me cachez rien. Mettez-vous toute nue en quelque sorte.
P - Il faut que je me déshabille ? Comme chez les autres ? Ils finissaient toujours par me demander de me déshabiller.
D - Moralement... Je voulais dire moralement. Enfin, si vous voulez vous déshabiller...
P - Ça se passe au réveil. Le matin...
D - Vous dormez seule ?
P - Ça dépend.
D - Vous n'êtes pas mariée ?
P - Si.
D - Vous faites chambre à part, ou lit à part ?
P - Non.
D - Je vous suis mal. Si vous êtes mariée et que vous dormez seule, c'est que vous faites lit ou chambre à part.
P - Mon mari voyage.
D - Ah bon. Il est voyageur de commerce.
P - Non.
D - Peu importe. Donc il voyage pour des raisons professionnelles.
P - Il est militaire.
D - Donc, il se déplace. Normal. Les militaires, ça avance, ça recule, ça reste rarement au même endroit.
P - Top-secret-défense-nationale. Je n'ai le droit de rien dire.
D - Respectons la consigne. Donc, c'est quand il n'est pas là que vous avez des symptômes ?
P - Oui.
D - Intéressant...
P - Vous trouvez ?
D - Ces symptômes sont donc liés à sa présence. Vous savez, il existe des allergies extrêmement perverses, pernicieuses, matrimoniales en quelque sorte...
P - C'est parce que, quand il est là, il se lève le premier.
D - Ah bon.
P - A ces moments-là, c'est lui qui a les symptômes. Quand il n'est pas là, c'est moi qui me lève la première, forcément puisque je suis seule, et c'est moi qui ai les symptômes. Et même... (Silence gêné...)
D - Et même ?
P - Et même quand... quand je reçois de la visite, vous voyez ce que je veux dire... Je me lève aussi forcément la première et j'ai les symptômes...
D - Si je vous suis bien, c'est le fait de se lever la première qui provoque l'apparition des symptômes ?
P - Non.
D - C'est pourtant ce que vous venez de dire.
P - Soit quand c'est mon mari, soit quand c'est moi, soit quand c'est, mais là c'est plus rare, la visite qui se lève en premier, ce n'est pas suffisant pour avoir les symptômes.
D (désabusée) - Bon... Voilà qui simplifie les choses.
P - Sauf...
D - Ah il y a un sauf !
P - Sauf si elle, si lui, si moi, enfin nous...
D - Oui oui...
P - Sauf si elle ou lui ou moi tire les rideaux et lève les volets en premier. On ne peut pas lever les volets sans tirer les rideaux, mais si on tire les rideaux sans lever les volets, on n'a pas de symptômes.
D - Mais si on fait les deux, si je vous suis bien, qu'on tire et qu'on lève ?
P - On a les symptômes.
D - A la bonne heure. Détendez-vous.
P - Je suis détendue.
D - A la bonne heure. Moi aussi je suis détendue. Et vous ?
P - Je viens de vous le dire. Moi aussi. Je vous remercie.
D - Il n'y a pas de quoi, c'est normal.
P - Si si... Avec vous je suis détendue. Avec les autres, je ne l'étais pas.
D - Je vous remercie.
P - Il n'y a pas de quoi.
D - On avance pas à pas. Poursuivons. Si j'ai bien compris, quand votre mari, ou vous, en quelque sorte, vous ouvrez les volets...
P - Levez.
D - Vous levez les volets, vous ressentez les symptômes ?
P - Pas seulement lui ou moi. Mais elle...
D (troublée, troublante) - Ah ! Parce qu'il y a aussi des elles qui peuvent se lever la première. Vous avez de beaux yeux vous savez, très profonds, très expressifs, très sensuels. Vous pouvez vous déshabiller si vous le souhaitez.
P - Elle : la visite.
D - Ah bon.
P - Ou la femme de ménage quand c'est la femme de ménage, ou l'homme de ménage quand c'est un homme de ménage. Et bien, si elle ou lui tire les rideaux et lève les volets, c'est lui ou elle qui a les symptômes. Mais en général, je me lève avant, sauf si j'ai eu une nuit vraiment agitée.
D (ne comprend rien) - Je comprends.
P - Je voulais dire aussi... Les rideaux, ils ne servent à rien, c'est simplement pour faire joli. En fait il pourrait y avoir des rideaux ou des volets. Ou rien du tout.
D - Je comprends. Mais... Vous en avez parlé avec votre mari, vos visites, la femme de ménage ou l'homme de ménage ?
P - De quoi ?
D - Des symptômes.
P - Ah oui, bien sûr. Ça ne les gêne pas du tout.
D - Et vous, ça vous gêne ?
P - C'est affreux. C'est effrayant.
D - Effrayant ? Quelles formes ont-ils donc ces symptômes ? Urticaires ? Eczémas ? Démangeaisons ? Boutons purulents ? Bubons coulants ? Douleurs rhumarismales ou musculaires ? Maux de tête ? D'estomac ?
P - Les yeux.
D - Ah. Pas à pas on avance. C'est peut-être une question de lumière, d'éclairage. Vous avez les yeux sensibles ? Beaux et sensibles. Ça va souvent ensemble. Vous devriez consulter un oculiste ou un ophtalmologiste. Des gens qui ont mal aux yeux, on en voit partout, il n'y a pas de quoi s'effrayer.
P - Ils me regardent.
D - C'est fait pour ça des yeux, pour regarder. En quelque sorte.
P - Ils me regardent. De l'autre côté de la fenêtre.
D - Si je vous suis bien, il y a des yeux de l'autre côté de la fenêtre qui vous regardent ?
P - Oui. Ronds.
D - Un voisin indélicat, amateur de belles choses. Vous les trouvez plus ronds lorsque vous êtes toute nue ?
P - Ils sont contre la vitre. Collés à la vitre. Alors, bien sûr, quand on tire les rideaux dans l'autre sens, ou qu'on baisse les volets, ou les deux, on ne les voit plus.
D - J'avais compris.
P - Mais quand on retire les rideaux et qu'on relève les volets, ils sont là.
D - Vous savez... On a tous des yeux qui nous regardent. D'ailleurs si nous n'avions pas d'yeux qui nous regardent, existerait-on vraiment ? Voilà une question philosophique à laquelle il est bien difficile de répondre.
P - Vous aussi ?
D - Oui. Moi aussi j'ai des yeux qui me regardent. Les vôtres par exemple.
P - Collés à la vitre ?
D - Non. Pas collés à la vitre.
P - Ça m'aurait étonnée.
D - Vous m'avez dit que les autres, enfin je veux dire votre mari, vos visites, la femme de ménage...
P - L'homme de ménage.
D - L'homme de ménage, ça ne les gênait pas.
P - Non.
D - Ça ne les effraie pas ? Ils n'en ont pas peur ?
P - Non.
D - Vous êtes certaine qu'ils sont normaux.
P - Les yeux ?
D - Non, votre mari, les visites ?
P - Oui. En tous cas, sur ce plan-là, si vous voyez ce que je veux dire... Sinon, je ne les inviterais pas. La femme de ménage, elle a quatre enfants, ça doit fonctionner aussi.
D - Je ne parle pas de ça, mais de leur équilibre, de leur santé mentale.
P - Pourquoi me demandez-vous ça ?
D - Des yeux qui vous regardent collés à l'extérieur de la vitre, il y a de quoi s'inquiéter non !
P - Ils ne sont pas fous, si c'est ça que vous voulez savoir.
D - Et vous, qu'est-ce que vous en savez ?
P - C'est moi qu'ils regardent, les yeux, il n'y a pas de raison qu'ils en aient peur.
D - Mais ils les voient quand même !
P - Ils s'en foutent puisque c'est moi qu'ils regardent. Il faut vous expliquer longtemps, vous ! Si c'était quelqu'un d'autre qu'ils regardent, moi je m'en foutrais aussi. C'est normal. Vous seriez pareille.
D - Vous vivez dans un environnement social qu'on pourrait qualifier de surprenant.
P - Je ne trouve pas. Sauf mon mari, bien sûr.
D - Ah. Une piste...
P - Choisir de devenir militaire... C'est quand même spécial. Surtout quand on les connaît de l'intérieur, comme moi. Je veux dire que c'est encore pire que de l'extérieur.
D - En quelque sorte... C'est peut-être lui qui vous épie. Ou qui vous fait épier.
P - Pourquoi donc ?
D - Pour savoir si vous lui êtes fidèle.
P - Non non et d'ailleurs ce ne sont pas ses yeux.
D - S'il a engagé quelqu'un...
P - Non... Ce ne sont pas des yeux d'épieurs.
D - Alors c'est quoi ? On en revient toujours là : des petits yeux vicieux qui se mettent à loucher quand vous vous déshabillez ! Un voyeur en quelque sorte.
P - Non non... De gros yeux globuleux, énormes, mornes. Ils remplissent toute la vitre. Ils me regardent. Moi. Et moi seule. Les autres, ils glissent dessus.
D - Attendez... J'ai une idée... C'est quand il pleut qu'ils apparaissent, n'est-ce pas ?
P - Non.
D - Ils n'apparaissent pas plus souvent quand il pleut ?
P - Non.
D - Souvent, par temps glauque, brumeux, pluvieux, on a parfois l'impression que des yeux flottent dans l'air, comme dans le potage.
P - Ils ne flottent pas dans l'air, ils sont collés à la vitre.
D - J'ai une autre idée.
P - Vous fonctionnez drôlement bien vous aussi.
D - Vous habitez au rez-de-chaussée ?
P - Non.
D - Vous habitez en étage.
P - Non.
D - C'est l'un ou l'autre. Ou on est en haut ou on est en bas, c'est comme dans la vie. Quand on quitte le bas, on se retrouve forcément en haut. Pas forcément un haut très haut, un haut haut, mais un haut quand même. Idem pour le bas. Il y a bas et bas, mais bas c'est bas. Vous me suivez ?
P - Pas tellement...
D (s'énerve) - Quand vous êtes en haut vous n'êtes plus en bas ! Et... Oh et puis zut... Avez-vous déjà essayé de les attraper ?
P - Qui ça ?
D - Les yeux ! Vous êtes venue me voir pourquoi ? Pour me parler des yeux. On parle de quoi ? Des yeux ! Des yeux qui vous regardent. Qui vous zieutent. Des yeux zieutants. Parce que si on n'en parle pas de vos yeux, ce n'était pas la peine de venir me voir pour me parler de vos yeux, c'est vrai ça !...
P - Vous êtes dure avec moi. Aussi dure que si vous étiez un homme.
D (tendre) - Mais non je ne suis pas dure avec vous, ma chérie... Et puis, je ne suis pas un homme, j'essaie de bien comprendre, de vous comprendre. Détendez-vous...
P - Je suis détendue.
D - Par exemple... Vous ouvrez les vitres... et hop vous attrapez les yeux. Plus d'yeux plus de symptômes. Plus de problèmes.
P - Ce n'est pas possible.
D - Tout est possible. Tout tout tout. Il suffit de vouloir.
P - Non non, c'est impossible. On ne peut pas ouvrir les vitres.
D - Et bien cassez-les ! Qu'est-ce qu'une vitre cassée en regard de sa tranquillité ? De sa guérison ?
P - A cause de l'inondation.
D - Quand il pleut, oui. Mais quand il ne pleut pas ? Les fenêtres s'ouvrent toujours vers le ciel, même si le ciel est voilé.
P - Ce ne sont pas des fenêtres.
D - Ah bon.
P - Ce sont des hublots.
D - Vous habitez sur un bateau ?
P - Non.
D - Alors une péniche. Enfin quelque chose qui flotte. Vous n'habitez pas sur quelque chose qui flotte ? Alors sur quelque chose qui vole ? Vous habitez sur un avion et par le hublot vous apercevez deux yeux qui vous fixent. Je comprends. Mais un avion, c'est forcé d'atterrir. Quand vous êtes à terre, les yeux, pfuitt, ils ont disparu. C'est ça n'est-ce pas ?
P - J'habite sur quelque chose qui coule.
D (lasse) - Evidemment...
P - Mon mari est amiral sous-marinier, donc on habite...