Double muse

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Certains auteurs prétendent que les personnages de leurs romans se mettent à vivre malgré eux jusqu’à les surprendre au tournant d’une page. C’est bien ce qui arrive lorsque Paul Quentin, auteur de polars renommé, demande à son personnage favori, la superbe détective Angèle Larsen, de prendre sa femme en filature. Marchant dans les pas l’une de l’autre, ne finiront elles pas par lui échapper toutes les deux au cours de cette histoire abracadabrante.

Décor (1)

Bureau de l'écrivain en jardin. Bureau de la détective en cour.LE DÉCORLa scène est divisée en deux parties égales. En jardin : le bureau de l’écrivain. Une porte au fond et une fenêtre côté cour. Son bureau, est légèrement en biais tourné vers la fenêtre. Il dispose de deux chaises. Une pour lui, l’autre pour un visiteur éventuel. Près de la fenêtre, un meuble de rangement. Cette pièce est séparée de l’autre par un début de cloison qui suggère un mur. En cour : la réplique de ce bureau, mais inversée. Il s’agit du bureau de la détective. Seule différence, le petit meuble est garni de bouteilles de whisky et de verres.

ACTE 1

 

 

Scène 1

PAUL - ESTELLE

 

 

(Paul Quentin, auteur de romans policiers, est assis à son bureau. Il travaille. On entend le bruit d’une clé qu'on tourne dans une serrure, puis d'une porte qui s'ouvre. Enfin des pas se rapprochent doucement. L'auteur n'a pas bougé, absorbé par son travail. La porte derrière son dos s'ouvre sur une silhouette féminine).

 

ESTELLE (avançant vers lui) - Tu travailles encore ?

 

PAUL (sans se retourner) - Comme tu le vois. Je me trouve un peu laborieux ces derniers temps.

 

ESTELLE (pose les mains sur les épaules de son mari) - Peut-être devrais-tu te reposer un peu ; ou bien écrire autre chose que tes enquêtes policières.

 

PAUL (pose son stylo plume, se redresse, pose sa tête contre la poitrine de sa femme) - Ecrire mon grand roman ! (il soupire) Et abandonner Angèle à son sort. Je vais finir par croire que tu es jalouse.

 

ESTELLE (quitte ses épaules et vient s'asseoir sur le bord du bureau, face à Paul) - C'est peut-être un peu exagéré, chéri. Mais il est vrai que tu passes plus de temps avec elle qu’avec moi ; et de préférence la nuit.

 

PAUL - Le soir, seulement le soir.

 

ESTELLE – Hum ! Le soir, tard, voire très tard.

 

PAUL - De toute façon, tu sors.

 

ESTELLE - Un peu pour te laisser écrire.

 

PAUL - Tu n'aimes plus tes soirées à ton club de lecture ?

 

ESTELLE – Si, bien sûr. Mais je ne veux pas gêner ton génie créateur lorsqu’il se retrouve en compagnie de sa belle héroïne.

 

PAUL - Donc, d'une certaine manière, c'est toi qui me pousses vers Angèle.

 

ESTELLE - Ben voyons. Je n'insisterai pas sur ta mauvaise foi mais permets moi de te dire que tu n'as pas besoin de mon aide, l'inspiration ne semblant pas te manquer concernant ta fameuse Angèle.

 

PAUL - Que veux-tu ? C'est mon travail. Il se trouve que mes lecteurs en raffolent, et même mes lectrices. Tu es la seule, apparemment, à ne pas l'apprécier.

 

ESTELLE - Je suis également la seule à la côtoyer de très près, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Enfin presque.

 

PAUL – D’où tes soirées au club.

 

ESTELLE – (quitte le bureau, va à la fenêtre) - Je ne te reproche rien. (elle regarde à l'extérieur) Mais tu pourrais changer un peu d'horizon. J'aimais bien tes projets d'avant, quand tu t'emballais en parlant de ton futur best-seller, un prix Renaudot ou même Le Goncourt quand tu avais un peu trop bu. On faisait semblant d'y croire ; on finissait même par y croire. Je m'amusais à être ta muse.

 

PAUL - Sans avoir de prix, mes romans policiers ont beaucoup de succès. Et c'est grâce à Angèle, en quelque sorte que je gagne ma vie.

 

ESTELLE - Oui, ce n'est pas faux. Mais je peux difficilement croire que tu penses à moi quand tu racontes ses enquêtes en t’extasiant sur ses qualités physiques irréprochables.

 

PAUL – Tu préférerais que je suive la mode de ces enquêtrices tonitruantes et mal fagotées qui hantent nos écrans télés ? Remarque, là non plus aucune identification possible avec toi, chérie !

 

ESTELLE (s’adosse à la fenêtre) - Merci quand-même.

 

PAUL - D'ailleurs, Angèle n'est pas sans t’emprunter certains gestes où certaines habitudes.

 

ESTELLE - Je devrais peut-être me sentir flattée mais curieusement je ne suis pas certaine que cela me fasse réellement plaisir ; cette pétasse !

 

PAUL – Chérie ! Qu'as-tu ce soir ? Tu es bien remontée contre Angèle. ça ne s'est pas bien passé au club ?

 

ESTELLE – Si. Enfin… C’est-à-dire que, justement, quelqu'un a lu un chapitre de ton dernier roman. C'était Jean-François. C'est un inconditionnel d’Angèle Larsen. Il a terminé sa lecture en venant me voir et en me lançant à la face : quelle femme ! Et il a cru bon d'ajouter : ton mari a bien de la chance ! Quel abruti !

 

PAUL – Evidemment ce n'est pas très adroit. Que veux-tu, on ne choisit pas toujours ses lecteurs.

 

ESTELLE (se rapproche de lui) - Tout de même un peu, non. Ton Angèle est la proie idéale des machos ou autre vieux libidineux.

 

PAUL - Elle est aussi aimée de mes lectrices, ne l'oublie pas.

 

ESTELLE – Tes lectrices ! Puisqu'on en parle, tu ferais bien de changer ta photo de quatrième de couverture ; elle date d'une bonne dizaine d'années. Fais donc ça pour tes lectrices, qu’elles ouvrent un peu les yeux. Maintenant, je vais me coucher, seule. Je te laisse en compagnie de ta chère détective.

 

PAUL - Je vais bientôt monter.

 

ESTELLE - Ne te presse pas ; j'ai sommeil. Bien des choses à Angèle.

PAUL - Je ne sais pas bien dans quel sens je dois prendre cette formulation.

 

ESTELLE - Comme tu voudras, c'est toi l'auteur. (Elle se dirige vers la porte, se retourne) Bonne nuit quand-même, chéri.

 

PAUL - Bonne nuit à toi aussi, chérie. Je boucle mon chapitre et je te rejoins.

 

ESTELLE - C'est ça, boucle.

 

Elle enlève ses chaussures et sort en les tenant à la main sur le bout de ses doigts.

 

 

Scène 2

PAUL – ANGÈLE

 

 

(Resté seul, après quelques secondes de réflexion, Paul reprend son stylo-plume et son cahier. Il réfléchit à nouveau quelques secondes puis commence à écrire à haute voix).

 

PAUL - En rentrant chez elle, la première chose que fait toujours Angèle, c'est d'enlever ses chaussures. Elle les garde à la main le temps d'aller se verser un whisky puis elle les lance dans la pièce, au pied du fauteuil qui trône près de la fenêtre.

 

(Pendant qu'il écrit, la deuxième partie de la scène – côté cour – s’éclaire. On voit apparaître une jeune femme blonde, un béret rouge posé de travers sur la tête, un imper ouvert sur une jupe rouge et courte et un chemisier noir. Elle enlève ses chaussures et suit les indications de l'auteur.)

 

PAUL - Cette superbe femme de trente-cinq ans exerce la profession de détective privé, ce qui en France se limite aux constats d'adultères ou aux disparitions, voir au chat fugueur d'une petite vieille ou au pigeon capucin d’un gamin du quartier. Rien à voir avec les figures légendaires de la littérature américaine et du cinéma hollywoodien dont elle raffole pourtant. (Pendant ce temps, elle a enlevé aussi son imper qu'elle laisse choir sur le fauteuil puis elle s'est installée à son bureau avec son verre) Ce soir-là, rentrant d'une filature, elle sirote tranquillement son verre de Jack’ Daniel à petites gorgées En faisant le point sur son enquête en cours, elle pose les pieds sur son bureau laissant glisser sa jupe sur ses longues jambes…

 

ANGÈLE - (elle esquisse le geste de rabaisser sa jupe sur ses cuisses puis se ravise) Et merde !

 

PAUL – (Se redressant) – Pardon ?

 

ANGÈLE - Tu ne trouves pas que ça fait un peu cliché, tout ça ?

 

PAUL – (pose son stylo, soupire) - Voilà que ça la reprend ! (se tourne vers elle) Tu vas encore remettre mon travail en question. C'est moi l'auteur, j'écris ce que j'ai envie d'écrire. Tu es le personnage, tu fais ce qui est écrit. Un personnage, même récurrent, reste un personnage, un point c'est tout.

 

ANGÈLE - Trop facile. Après le point, même final, je fais quoi, moi ?

 

(Elle vide son verre, se lève, va se resservir en se déhanchant)

 

PAUL - C'est du grand n'importe quoi, ce soir ; rébellion à tous les étages. J'ai dit point final, et non pas points de suspension. On referme le livre et les personnages font comme le lecteur : ils dorment. Jusqu'à ce que quelqu'un ouvre à nouveau le livre et libère l’histoire.

 

(Angèle est retournée s'asseoir avec son verre qu’elle garde à la main. Elle croise les jambes)

 

ANGÈLE - Ouais. En tout cas, il fait trop chaud dans ton histoire.(soupir) Et cette filature qui n'en finissait pas ; tout ça pour aboutir nulle part. Cette enquête traîne en longueur. Tu manques d'inspiration ces derniers temps, mon cher auteur. Et tu ne t'en sortiras pas simplement avec cette ambiance étouffante. En vérité, tu parviens juste à nous faire suer, et je suis polie.

PAUL – Merci. Tu es de plus en plus agréable. Si tu crois que c'est facile, surtout avec des personnages qui n'en font qu’à leur tête comme cela t'arrive de plus en plus souvent.

 

ANGÈLE – Eh oui, c'est la rançon de la gloire.

 

PAUL - De la tienne, tu veux dire. Cela aurait pu se traduire autrement que par des caprices. tu pourrais avoir un peu plus de reconnaissance envers ton créateur.

 

ANGÈLE – Et voilà, il se prend de nouveau pour Dieu. On s'étonnera moins après ça que tes lecteurs se vouent à mes seins.

 

PAUL – Tu sais que tu es très drôle quand tu veux. Même moi j'évite ce genre de jeux de mots.

 

ANGÈLE - Tu as fait pire ! Mais je vais faire un effort, ou plutôt un beau geste. Ils vont en avoir...

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