ACTE 1
SCENE 1
MADELEINE
La scène est vide. Bruits de clés. Arrivée de Madeleine par la porte d’entrée. Elle enlève sa veste et la range dans la penderie. Elle sort un balai du placard, qu’elle finit par enlacer langoureusement.
MADELEINE (chantonnant) – « Emmène-moi danser ce soir, joue contre joue et serrés dans l’armoire… »
Le téléphone sonne. Madeleine va décrocher en traînant les pieds.
MADELEINE – Et voilà ! Au moment où j’allais conclure !... (Elle décroche.) Oui… Ah ! C’est vous… Bonjour… C’est Madeleine… Non, personne à part moi… Oui, c’est mieux que rien… Ils vous l’ont pas dit ?... Les petits cachotiers ! Ils sont en sortie jusqu’à demain… Non, pas ensemble… Dites-donc, ça vous regarde ?... Oui, quand même un peu, vous avez raison… Alors, votre fille est à un récital et votre genre à un festival… Ca me rappelle une leçon de primaire, ça… Pas vous ? Ouais, ça doit remonter à loin en ce qui vous concerne… Entre nous, ils ont raison d’en profiter… Ils ont les moyens et ils sont encore jeunes… Pas comme nous… Enfin, moi, c’est les moyens qui me manquent et vous, c’est la jeunesse… On ne peut pas tout avoir, hein ?... Allez, je vous laisse : j’ai le boulot qui m’attend, moi… J’aimerais autant que ce soit un beau mec mais bon, on se contente de ce qu’on a… Vous êtes bien placée pour le savoir !... A la prochaine… (Elle enlace à nouveau son balai et se met à nouveau à chantonner.) « Et si ce soir, on dansait le dernier slow, un peu de tendresse au milieu du bistrot »
Madeleine gagne la cuisine. A peine a-t-elle disparu qu’on entend des pas dans l’escalier.
SCENE 2
THOMAS puis FRANCOIS
Arrivée de Thomas, très élégant, en bras de chemise. Il se regarde dans le miroir et sifflote, l’air visiblement réjoui.
On sonne. Thomas consulte sa montre, réajuste son col de chemise, se donne un coup de peigne et va ouvrir.
Un homme est sur le perron. Il porte une salopette verte.
FRANCOIS (enjoué) – Bonjour monsieur
THOMAS (sec) – Oui, bonjour
FRANCOIS – Oh là ! Si je suis bon, c’est pas moi que vous attendiez
THOMAS – Pas vraiment non
FRANCOIS – Désolé
THOMAS – Si c’est pour me vendre quelque chose, vous pouvez repasser !
FRANCOIS (rigolant) – Ca, c’est ce que je dis quand je pose ma salopette au pressing
THOMAS – Vous n’êtes pas le livreur de sushis je suppose ?
FRANCOIS – Ah non ! (Rigolant à nouveau.) Avec moi, pas de sushis !
THOMAS (agacé) – Je ne sais pas ce que vous voulez mais…
FRANCOIS – Moi, je le sais
THOMAS (cherchant à refermer la porte) – Je n’ai pas le temps !
FRANCOIS (parvenant à entrer malgré tout) – Moi, j’en ai
THOMAS – Tant mieux pour vous
FRANCOIS – Vous êtes monsieur Duperray ?
THOMAS – Oui
FRANCOIS – Thomas Duperray ?
THOMAS – Oui, aussi
FRANCOIS – Je l’aurais parié… (Lui serrant vigoureusement la main.) Je suis vraiment content de vous rencontrer
THOMAS – La réciprocité n’est pas forcément vraie
FRANCOIS – Je me présente
THOMAS – Si ça peut vous faire plaisir
FRANCOIS – François Claude… François, c’est mon prénom… Je dis ça parce que ça pourrait être l’inverse… Et ça ferait… Claude François ! Vous savez, le chanteur… (Chantonnant.) « Le lundi au soleil, c’est une chose qu’on n’aura jamais… »
THOMAS (le coupant) – Oui oui
FRANCOIS – Donc, mon prénom, c’est François ; c’est pas Claude
THOMAS – Si vous en veniez au fait ?
FRANCOIS (enthousiaste) – Les fêtes, j’adore ! Je vous avoue que j’ai une préférence pour Noël… Pâques, j’aime pas trop
THOMAS (sarcastique) – A cause des cloches, non ?
FRANCOIS (qui n’a pas relevé l’ironie de Thomas) – Non, je ne sais pas trop pourquoi… Bon, vous causez là, et je ne vous ai même pas dit ce qui m’amène ici… Alors voilà … Je travaille à la ville
THOMAS (moqueur) – Je ne savais pas que c’était compatible
FRANCOIS – Aux espaces verts… Je ne vous parle pas des bars, hein ? Verts, comme la couleur
THOMAS – J’avais compris
FRANCOIS (épelant) – V e r s quoi
THOMAS – Amis poètes, bonjour
FRANCOIS – Alors figurez-vous qu’hier, EDF a contacté la mairie
THOMAS – Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
FRANCOIS – Comme ça, rien, mais c’est la suite qui va vous intéresser. En travaillant sur les lignes qui passent le long de votre propriété, très belle par ailleurs, enfin à ce que j’en ai vu, les électriciens ont remarqué que des branches d’un de vos bouleaux risquaient de tomber et de les écraser… Je vous parle des lignes, hein, pas des électriciens
THOMAS (toujours agacé) – Ce n’est pas pour tout de suite
FRANCOIS – Tout de suite, non, mais avec l’avis de tempête qu’ils annoncent pour cette nuit, il faudrait les couper de toute urgence sinon…
THOMAS – Ca ne peut pas attendre ?
FRANCOIS – Je crains que non. Dans votre secteur, on attend des rafales à 100 kilomètres heure. Comme dirait mon collègue Paulo, si tu veux pas être trempé, t’as pas intérêt à pisser dehors à ce moment-là… C’est pas recherché, je le reconnais… Mais c’est du Paulo
THOMAS (ironique) – Vous devez bien vous entendre ?
FRANCOIS – Ah ça oui pourquoi ?
THOMAS – Pour rien, pour rien
FRANCOIS – Pour revenir à votre bouleau, s’il n’y a que quelques branches à couper, je veux bien m’en occuper. Ca vous évitera de faire appel à une entreprise, que vous aurez d’ailleurs bien du mal à trouver le week-end. Mais c’est bien parce que c’est vous
THOMAS – Je dois vous remercier ?
FRANCOIS – Moi, le sens du service public, je l’ai dans la peau… Qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas
THOMAS (regardant François avec condescendance) – Pour certains, il y aurait trop de boulot
FRANCOIS – Ca, c’est le bon mot ! Et puis, je vais vous faire une confidence
THOMAS – Gardez-la pour votre femme
FRANCOIS – J’en ai pas
THOMAS – Tiens donc !
FRANCOIS – Alors voilà : quand j’ai su pour vos branches, je me suis aussitôt porté volontaire… Depuis le temps que je voulais voir cette propriété… Je passe souvent devant mais je n’ai jamais osé m’arrêter… Là, j’ai une bonne raison, pas vrai ?
THOMAS – Si vous le dites
FRANCOIS – Eh ben vous voulez mon avis ?
THOMAS – Non
FRANCOIS – Je vous le donne quand même : c’est vraiment chouette ! On sent l’esthète ! (D’un air satisfait.) Alors ce mot-là, depuis le temps que je voulais le caser ! C’est fait !
THOMAS – Et le mot importun, vous l’avez déjà placé ?
FRANCOIS – Pas encore, mais j’essaierai… Entre nous, y’a autre chose qui m’a motivé pour venir ici… Avec un peu de chance, je me suis dis que j’allais vous rencontrer… Bingo ! Dans le mille, Emile ! Un metteur en scène comme vous, c’est pas tous les jours qu’on peut en croiser… Et je vais vous avouer quelque chose
THOMAS – Ne vous sentez pas obligé
FRANCOIS – Si si ! Voilà : j’adore le théâtre !
THOMAS – Si je vous disais que ça me fait une belle jambe
FRANCOIS – Je vous répondrais que c’est ce que répète ma belle-sœur Simone quand elle met ses bas de contention
THOMAS – Quelle finesse !
FRANCOIS – Faut dire qu’elle a des problèmes de circulation… Avouez que c’est le comble avec un mari gendarme !
THOMAS (bas, à lui-même) – Là, on touche le fond
FRANCOIS – En toute modestie, je joue dans la troupe de Chignon sur Pousauges
THOMAS – Désolé, je ne connais pas
FRANCOIS – C’est pas grave. Pour nos prochaines représentations, je mettrai une invitation dans votre boîte aux lettres
THOMAS – Ne vous donnez pas cette peine
FRANCOIS – J’y tiens ! Ca nous fera rudement plaisir d’avoir votre avis. Oh ! On n’est pas des pros, mais vous verrez : on se défend pas mal, surtout moi
THOMAS – Sûrement
FRANCOIS – Notre dernière pièce, c’était « Arrête ta charrue Charles » ; ça ne vous dit rien ?
THOMAS – Non
FRANCOIS – Eh bien je dois reconnaître, si vous me pardonnez l’expression, qu’on s’est fendu la gueule… A coup de hache comme dirait le bûcheron
THOMAS – Tout un programme !
FRANCOIS – Je jouais le rôle d’un commis de ferme
THOMAS – Un vrai rôle de composition
FRANCOIS – Oui, j’ai bien aimé. L’année dernière, on avait joué « Y’en a marre Marcel ! ». Ca ne vous dit rien non plus ?... Bon, c’était pas la meilleure d’après moi…On peut pas toujours être au top, hein ?
THOMAS (bas, à lui-même) – On atteint vraiment des sommets
FRANCOIS – Mais je suis sûr que je pourrais changer de registre… Je me verrais bien dans des tragédies. (Déclamant.) « C’est un pic, c’est un cap, que dis-je… »
THOMAS (le coupant) – Oui oui, je connais la suite
FRANCOIS – Pas mal, hein ? Et celle-là : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? » (théâtral à l’excès)
THOMAS – Le Schpountz, vous connaissez ?
FRANCOIS – Le… ? Non… Je connais le punch et le Schpritz, mais pas le Schpountz
THOMAS – Tous les trois ont vite fait de vous souler
FRANCOIS – Ah ?... Et vous, sans indiscrétion, c’est quoi vos projets théâtraux ?
THOMAS – Bajazet de Racine et la lecture d’extraits de La Bruyère
FRANCOIS (admiratif) – Oh là ! N’en jetez plus !
THOMAS – Votre curiosité est satisfaite ?
FRANCOIS – Racine, bruyère : c’est parlant pour un jardinier
THOMAS – Je n’ai pas fait exprès
FRANCOIS – Dites : je ne vous barbe pas trop avec tout ce que je raconte ?
THOMAS (direct) – Si
FRANCOIS – Je m’en doutais. On dit parfois de moi que je suis un mec sciant…...