Les trois coups sont frappés. Noir absolu.
Voix off. – Ce qui devait arriver arriva… (Explosion.) Après avoir entretenu pendant des années un climat de peur dans le monde en fomentant des troubles en divers points de la planète, leur permettant ainsi de mesurer leurs forces par pays interposés, deux grandes puissances s’affrontèrent, entraînant dans leur folie paranoïaque d’autres nations. Certaines pour ajouter quelques pages d’histoire à leur glorieux passé et d’autres parce qu’elles n’avaient pas le choix.
Explosion.
Lumière sur le rideau de scène qui se lève lentement sur un décor représentant l’intérieur d’un chalet de montagne. Ce chalet est décoré avec beaucoup de goût. On sent qu’il doit y faire bon vivre. La douce quiétude qui s’en dégage fait oublier que le monde est en guerre. La porte d’entrée est au fond et de chaque côté, sur les pans coupés, une fenêtre.
Côté jardin, une porte donnant accès à la cuisine.
Côté cour, une autre porte menant à la chambre et à la salle de bains. À travers les fenêtres, on aperçoit une chaîne de montagnes couverte de neige.
ACTE I
SCÈNE 1
La porte s’ouvre brutalement. Un sergent de l’armée de l’Ouest entre, fusil-mitrailleur en main prêt à fonctionner. Il jette un coup d’œil rapide autour de lui. Puis il se dirige vers la porte menant à la chambre et à la salle de bains, l’ouvre aussi brutalement qu’il a ouvert la porte d’entrée. Nouveau coup d’œil. Il se dirige ensuite vers la chambre. Même jeu. Soudain, il se retourne vers la porte d’entrée qui est restée entrouverte.
Sergent. – Qu’est-ce que vous foutez, bande d’abrutis ?! Entrez, nom de Dieu ! (Deux hommes paraissent dans l’encadrement de la porte. Ces deux hommes, qui semblent aussi à l’aise dans leurs costumes militaires qu’une girafe devant une éprouvette, sont plus âgés que le sergent. Leurs noms : Armand Delacret et Loïc Schwartz.) Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Delacret, tendant une main en avant pour laisser passer Schwartz. – Je vous en prie.
Schwartz. – Après vous.
Delacret. – Je n’en ferai rien.
Schwartz. – Si, si, j’insiste.
Delacret. – Vous me gênez.
Schwartz. – Il ne faut pas, il ne faut pas…
Sergent. – Je vous préviens : les andouilles, je les mate ! Garde à vous ! Repos ! Maintenant, écoutez-moi : je suis le sergent Burke !
Schwartz. – Beurke ?
Sergent. – Oui, Burke.
Schwartz. – Ça s’écrit comment, sergent ?
Sergent. – Comme ça se prononce : B.U.R.K.E.
Delacret. – Alors c’est Burke.
Sergent. – Non, Burke, ça se prononce Burke !
Delacret. – Ah ! Beurke… Comme Beuuurke… (Il accentue la prononciation en s’adressant à Schwartz.)
Schwartz, accentuant aussi. – Buuurke ?
Delacret. – Non, Beuuurke !
Schwartz. – Beuuurke !
Delacret. – Voilà, Beuuurke !
Schwartz, tout en marchant. – Beuuurke ! Beuuurke ! (Il arrive près d’une fenêtre.)
Delacret. – Beuuurke… Beuuurke… Beuuurke… Beu… (La répétition de ce mot finit par lui donner mal au cœur.)
Schwartz. – Oh ! quelle vue splendide ! Vous avez vu ?
Delacret, venant vers lui. – C’est beau.
Schwartz. – Magnifique.
Delacret. – Ça me rappelle la mer…
Le sergent tire un coup de feu en l’air. Les deux hommes se couchent à terre.
Sergent. – Debout ou je vous descends !
Schwartz, à Delacret. – Cette phrase est angoissante, vous ne trouvez pas ?
Delacret. – Oui, ça frise l’ésotérisme…
Sergent, dirigeant son arme vers eux. – Je compte jusqu’à trois ! Un !…
Delacret. – Qu’est-ce qu’on fait ?
Schwartz. – Eh bien, s’il comptait jusqu’à dix, on aurait le temps de réfléchir. Mais trois c’est court.
Sergent. – Deux !…
Delacret, se levant d’un bond. – Ne comptez plus !
Schwartz, faisant de même. – Oui, restons-en là. Le chiffre trois n’est pas toujours bénéfique.
Sergent. – La ferme ! Garde à vous ! Je vous préviens pour la dernière fois : à la moindre connerie de votre part, je vous balance mon chargeur dans le buffet ! C’est compris ?
Delacret. – Ça me paraît très clair.
Schwartz. – Un peu brutal peut-être, mais très clair.
Sergent. – Nous sommes en guerre…
Delacret. – Gros malheur la guerre.
Sergent. – Silence ! Et cette guerre n’est pas une guerre ordinaire. C’est une guerre sacrée, car elle n’a qu’un seul but : ramener sur terre la paix dans l’ordre et la liberté ! Est-ce que vous comprenez ?
Schwartz et Delacret. – Oui, sergent Beuuurke !
Sergent. – Cette guerre, nous devons la gagner ! Et pour la gagner, nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages inutiles ! Nous devons gagner !
Schwartz. – C’est la moindre des choses, sergent Beuuurke.
Sergent. – N’oubliez pas que vous êtes des soldats de l’Ouest, les défenseurs de la liberté et si vous avez été choisis…
Delacret. – Nous n’avons pas été choisis, nous avons été réquisitionnés…
Schwartz. – … et incorporés malgré nous dans le service auxiliaire…
Delacret. – … puis désignés pour cette mission, sans qu’on sache pourquoi.
Sergent. – Vous vous êtes portés volontaires.
Delacret. – Pas du tout.
Schwartz. – Absolument pas.
Sergent, s’adressant à Schwartz. – Quand on a demandé deux volontaires pour cette mission, vous avez été le premier à lever la main !
Schwartz. – Je n’ai pas levé la main ; j’enfilais ma manche de blouson.
Delacret. – C’est exact.
Sergent. – Vous aussi, vous avez levé la main !
Delacret. – Oui, mais c’était pour l’aider à enfiler sa manche.
Sergent. – Vous vous foutez de moi ?!
Delacret. – Pas du tout, nous essayons de vous faire comprendre que nous ne sommes pas volontaires.
Schwartz. – Personne, d’ailleurs, n’était volontaire.
Delacret. – C’est normal, il faut être complètement débile pour lever la main sans savoir pourquoi !
Schwartz. – C’est ce que je pense.
Delacret. – Et je le partage.
Schwartz. – Il est donc inutile de s’attarder là plus longtemps.
Delacret. – J’allais le dire.
Les deux hommes ramassent leurs paquetages et se dirigent vers la sortie.
Sergent, complètement ahuri. – Où allez-vous ?
Schwartz. – Nous partons. Venez, mon vieux.
Delacret. – Je vous suis.
Les deux hommes s’apprêtent à sortir.
Sergent, braquant son arme sur eux. – Un pas de plus et je tire ! (Delacret et Schwartz s’immobilisent.) Demi-tour droite, droite ! (Les deux hommes s’exécutent.) Déposez vos paquetages ! Exécution ! Je vais vous dresser, moi !
Delacret. – Ne vous emballez pas, sergent…
Sergent. – La ferme ! Ne bougez plus !
Schwartz. – Si on s’expliquait calmement…
Sergent. – J’ai dit : ne bougez plus !
Schwartz. – Je ne bouge pas, je parle.
Sergent. – La ferme ! Je vais vous mater, moi !
Delacret. – Mais puisqu’on vous dit que nous ne sommes pas volontaires !
Sergent. – Volontaires ou non, vous allez rester ici et faire ce que je vous ai dit !
Schwartz. – Et qu’est-ce que vous avez dit ?
Delacret. – Justement, il n’a rien dit.
Schwartz. – Alors s’il n’a rien dit, comment peut-on savoir ce qu’on doit faire ?
Delacret. – Ça c’est vrai. La seule chose qu’on sait, c’est qu’on nous a entraînés dans ce chalet sans qu’on sache pourquoi !
Schwartz. – Nous avons escaladé des pentes neigeuses dans le froid…
Delacret. – … pour atteindre une altitude que nous n’avions jamais atteinte…
Schwartz. – … étant donné que, en ce qui me concerne, je passais mes vacances à la mer…
Delacret. – … et que moi c’était plutôt à la campagne.
Schwartz. – Par conséquent, sergent Beuuurke…
Ils s’assoient sur leurs paquetages.
Sergent, hurlant. – J’ai dit debout !!!
Les deux hommes se lèvent.
Delacret. – Vous l’avez entendu dire « debout », vous ?
Schwartz. – Oui, mais il y a déjà un petit moment.
Delacret. – Ah bon…
Sergent, d’une voix menaçante, grave au début, hurlant à la fin. – Écoutez-moi bien. Jusqu’à présent, j’ai supporté tant bien que mal vos conneries, j’ai été patient, mais maintenant il y en a marre ! Vous allez m’obéir ! Vous avez été désignés pour cette mission et croyez-moi, vous allez la remplir ! Et si vous échouez, vous serez fusillés ! Compris ? Fusillés !
Schwartz. – Allons, sergent, je suis certain que vos propos dépassent votre pensée.
Delacret. – On ne peut dépasser ce qui n’existe pas…
Sergent. – Hein ?
Schwartz. – Nous vous écoutons, sergent.
Sergent. – Je vous préviens que je ne répèterai pas deux fois…
Delacret. – C’est déjà ça de gagné…
Sergent. – Ce chalet est situé à 1 500 mètres d’altitude, sa situation stratégique est très importante. Ici, nous sommes à mi-distance entre nos troupes et celles de l’ennemi. (Il désigne la fenêtre côté cour.) Par cette fenêtre donnant sur l’est, vous pourrez observer les mouvements de l’ennemi. Et par celle-ci… (Il désigne l’autre fenêtre.) qui donne sur l’ouest, nous informer du moindre mouvement. Compris ?
Delacret. – Non.
Schwartz, en même temps que Delacret. – Parfaitement.
Sergent, désignant Schwartz. – Vous vous posterez à la fenêtre donnant sur l’est.
Schwartz. – D’accord, mais pour quoi faire ?
Sergent. – Pour surveiller l’ennemi, abruti !
Schwartz. – Encore un mot de ce genre, sergent, et je vous rends mon tablier.
Sergent. – Quoi ?
Schwartz. – C’était une boutade, sergent Beuuurke.
Sergent. – Dès que vous observez un mouvement chez l’ennemi, vous prévenez l’homme placé à l’ouest.
Schwartz. – D’accord !
Delacret. – Vous n’avez plus besoin de moi ?
Sergent. – Ooooh ! vous !
Schwartz. – À mon avis, vous devez être l’homme placé à l’ouest.
Delacret. – Ah ! c’est moi l’homme de l’Ouest ?
Sergent. – Ouais !
Delacret. – Ah ! très bien… et qu’est-ce que je fais ?
Schwartz. – Vous attendez que je vous prévienne que vous pouvez les prévenir.
Delacret. – Prévenir qui ?
Schwartz. – Les troupes de l’Ouest.
Delacret. – Alors c’est moi l’homme de l’Ouest ?
Schwartz. – C’est ça. Et moi je suis l’homme de l’Est. Dès que vous êtes prévenu, vous les prévenez que je viens de vous prévenir.
Delacret. – Vous m’avez prévenu de quoi ?
Schwartz. – Que l’ennemi de l’Est attaque.
Delacret. – Bon, et je préviens qui ?
Schwartz. – L’Ouest.
Delacret. – Mais c’est moi l’Ouest.
Schwartz. – Non, vous, vous êtes l’homme de l’Ouest qui sert à prévenir les troupes de l’Ouest. C’est clair ?
Delacret. – Aveuglant.
Schwartz. – Répétez.
Delacret. – Dès que les hommes de l’Est attaquent, on me prévient moi, l’homme de l’Ouest, pour que je prévienne les hommes de l’Ouest.
Schwartz. – Voilà.
Delacret. – Et si l’ennemi attaque par le nord ?
Schwartz. – On ferme la porte à double tour.
Sergent. – L’ennemi ne peut attaquer que par l’est !
Delacret. – Oh ! ben alors, c’est banal !
Schwartz. – Et quel est le signal pour vous prévenir, sergent Beuuurke ?
Delacret. – Par fusée ?
Schwartz. – Par radio ?
Delacret. – En agitant un mouchoir ?
Sergent. – Non !
Schwartz. – Alors comment ?
Sergent. – En ouvrant la fenêtre.
Delacret. – Par moins quinze ?!
Sergent. – Vous n’êtes pas ici pour passer des vacances !
Delacret. – Ça je m’en doutais un peu. Je n’ai jamais passé des vacances derrière une fenêtre à attendre que ma femme placée derrière l’autre me prévienne que nos cousins de province arrivent et qu’il est temps que je mette la table !
Sergent, à Schwartz. – Qu’est-ce qu’il raconte ?
Schwartz. – Il dit que moins quinze, c’est pas chaud.
Sergent. – Ce mec est malade… Avez-vous des questions à poser ?
Delacret. – À qui doit-on s’adresser si l’on veut une perm ?
Sergent. – Une perm ? Une perm ? Vous voulez une perm ? Eh bien, vous allez en avoir une ! Et à perpétuité ! (Il lève son arme.)
Schwartz. – Permettez, sergent ?
Sergent. – Qu’y a-t-il ? (Schwartz s’approche du sergent et lui retire quelque chose sur l’épaule.) Qu’est-ce que c’est ?
Schwartz. – Un cheveu blanc.
Delacret, qui s’est approché. – C’est pas un cheveu blanc, c’est une arête.
Schwartz. – Une arête ?
Delacret. – Oui, une arête de sardine.
Schwartz. – Vous êtes sûr ?
Delacret. – Certain.
Schwartz. – C’est curieux… Et pourquoi une arête de sardine sur l’épaule du sergent ?
Delacret. – Parce que c’est un sous-officier ! Ah ! ah ! ah ! (Ils s’écroulent de rire sur le...