ACTE 1
Salle du trône. L'action se déroule dans un pays et à une époque indéterminée. Le roi est assis sur son trône, une couronne sur la tête. Il lit un journal titrant sur la crise qui affecte le pays et la révolte qui couve dans son royaume : le peuple a faim, il exige des réformes. Le roi replie le journal et le jette sur une table basse, où est déjà posé un plateau de petit déjeuner.
Roi – Après tout ce que j'ai fait pour eux... Quelle ingratitude... (Soupirant) Ils finiront par avoir ma peau... (Se reprenant) Mais je ne les laisserai pas faire...
Il agite une cloche munie d'un manche. Personne ne vient. Impatient, il agite la cloche un peu plus fort. Son majordome apparaît.
Majordome – Votre Altesse m'a sonné. Que puis-je faire pour lui être agréable ?
Roi – Apportez-moi une corde.
Majordome – Une corde ?
Roi – Oui, une corde. Vous ne savez pas ce que c'est qu'une corde ?
Majordome – Quel genre de corde, votre Altesse ?
Roi – Disons... Une corde assez solide pour pouvoir supporter le poids d'un homme.
Majordome – Ce genre de corde, je vois... Je vous apporte ça tout de suite, votre Majesté...
Le majordome sort, un peu inquiet. Entre la femme de chambre.
Femme de chambre – Pardon, votre Altesse, puis-je me permettre de débarrasser les reliefs de votre petit déjeuner.
Roi – Je vous en prie, faites donc... Justement, il faudra que je monte sur cette table tout à l'heure pour me pendre.
Sans sourciller, la femme de chambre s'empare du plateau posé sur la table basse.
Femme de chambre – Je suis au regret de constater que votre Altesse n'a presque rien mangé... Quelque chose lui a déplu ?
Roi – Que voulez-vous, mon petit, la vie est mal faite. Les pauvres ont faim, et les riches manquent d'appétit...
Femme de chambre – Votre Altesse désire-t-elle autre chose ?
Au lieu de répondre il lui lance un regard un peu étrange.
Roi – Je peux vous poser une question ?
Femme de chambre (sur la défensive) – Je suis au service de votre Majesté...
Roi – Est-ce que vous m'aimez ?
Femme de chambre – Est-ce que je vous aime ?
Roi – Non, je ne veux pas dire... aimer comme une femme peut aimer un homme.
Femme de chambre – Ah non ?
Roi – D'ailleurs, nous avons déjà couché ensemble, n'est-ce pas ?
Femme de chambre – Je ne m'en souviens pas, votre Altesse...
Roi – Vous ne vous en souvenez pas ?
Femme de chambre – Si bien sûr... Enfin non justement...
Roi – Comment ça, si mais non ?
Femme de chambre – Ce que je veux dire, c'est que je ne crois pas que votre Majesté et moi...
Roi – Je n'ai jamais couché avec vous ?
Femme de chambre – Non, votre Altesse.
Roi – Vous êtes sûre ?
Femme de chambre – Je pense que je m'en souviendrais...
Roi – Vous avez raison. Je dois confondre avec l'autre...
Femme de chambre – L'autre ?
Roi – L'autre femme de chambre.
Femme de chambre – Votre Majesté n'a qu'une seule femme de chambre... En tout cas, une seule qui soit affectée à son service personnel.
Roi – Vraiment ?
Femme de chambre – Et un seul majordome aussi.
Roi – C'est curieux... Et pourquoi cela ?
Femme de chambre – Pour limiter les risques d'être assassiné, j'imagine...
Roi – C'est vrai, vous avez raison... Dans ce cas je dois confondre avec la femme de chambre qui était là avant vous.
Femme de chambre – Avant moi ?
Roi – Oui, avant vous. Vous êtes à mon service depuis combien de temps ?
Femme de chambre – Dix ans, votre Altesse.
Roi – Dix ans ! Ça alors... Dans ce cas, je ne sais pas... Je dois confondre avec ma femme.
Femme de chambre – Certainement, votre Altesse.
Roi – Non, ce que je voulais vous demander c'est.... si je vous suis sympathique.
Femme de chambre – Sympathique ?
Roi – Est-ce que vous m'aimez bien ? En tant que personne...
Femme de chambre – En tant que personne...?
Roi – En tant que roi, alors ! Tout le monde est supposé aimer son roi, non ?
Femme de chambre – Mais certainement, votre Altesse...
Roi – Et alors ?
Femme de chambre – C'est-à-dire que... vous avez fait exécuter mes deux premiers maris.
Roi – Tiens donc... C'est curieux, je ne me souvenais pas de ça non plus... Et pourquoi est-ce que j'aurais fait une chose pareille ?
Femme de chambre – Vous les aviez accusés d'espionnage, mais...
Roi – Mais ?
Femme de chambre – Je crois qu'en réalité, c'est parce qu'ils vous battaient aux échecs...
Le roi semble un peu décontenancé.
Roi – Je vois... Bon allez, prenez ce plateau et fichez le camp d'ici !
Femme de chambre – Dois-je emporter aussi le journal, votre Majesté ?
Roi – Oui, oui, enlevez-moi tout ça. Et brûlez-moi ce torchon...
Femme de chambre – Quel torchon, votre Majesté...?
Roi – Ce journal !
Femme de chambre – Bien votre Majesté. (Elle prend le journal et jette un coup d'œil sur les gros titres.) Ah oui, en effet, le torchon brûle, on dirait.
Roi – Sortez !
La femme de chambre sort. Le majordome revient avec une corde munie d'un nœud coulant.
Majordome – Voici la corde de votre Majesté. J'ai pris la liberté de faire un nœud coulant. Mon père m'a appris à faire toutes sortes de nœud quand j'étais enfant. Il était marin...
Roi – Le mien était boucher. Il s'est pendu à un crochet dans sa chambre froide...
Majordome – Je vois... Votre Majesté préfère-t-elle que je lui apporte un crochet de boucher ? Pour respecter la tradition familiale...
Roi – Vous pouvez disposer. Et je ne veux plus être dérangé.
Majordome – Bien votre Majesté.
Le majordome sort avec un air circonspect. Le roi prend la corde. Il jette un regard vers le plafond, puis il monte sur la table basse en tenant la corde dans sa main, cherchant visiblement un endroit où l'accrocher. Mais la table est trop basse. Sa ministre arrive et observe la scène un moment sans que le roi ne l'aperçoive.
Ministre – Mes hommages, votre Majesté.
Le roi sursaute, et manque de tomber de la table.
Roi – Vous m'avez fait peur, imbécile... J'ai failli tomber...
Ministre – Je prie votre Majesté de m'excuser.
Roi – Se casser le cou en tombant de la table sur laquelle on était monté dans l'intention de se pendre... Avouez que ce serait une mort idiote.
Ministre – J'en conviens, votre Altesse.
Roi – Qu'est-ce que vous faites ici ? J'avais pourtant demandé à ce qu'on ne me dérange pas.
La ministre observe avec un air intrigué le roi, debout sur la table basse, avec à la main la corde pour se pendre.
Ministre – Mon Dieu... je passais prendre des nouvelles de votre Majesté... Ça n'a pas l'air d'aller très fort aujourd'hui.
Roi – Vous êtes vraiment psychologue, vous, j'ai bien fait de vous prendre comme ministre et comme conseillère.
Ministre – Qu'est-ce qui ne va pas, votre Altesse ?
Roi – Qu'est-ce qui ne va pas ? Vous ne lisez donc pas les journaux ?
Ministre – Seulement ceux qui sont imprimés par notre Ministère de la Propagande, votre Majesté. Les autres ne sont destinés qu'à démoraliser la population.
Roi – Eh bien justement. Depuis quelques temps déjà, ce que je lis dans la presse indépendante me démoralise.
Ministre – Il ne faut pas voir tout en noir, votre Altesse. Il y a toujours une lumière au bout du tunnel.
Roi – Oui, quand on est mort, il paraît que c'est ce qu'on voit : une lumière au bout d'un tunnel.
Ministre – Si votre Majesté souhaite se confier à moi, je serai son confesseur... Vous pouvez compter sur ma discrétion. Je serai muette comme une tombe.
Le roi s'affale sur son trône.
Roi – Jusque là, pourtant, tout me réussissait. Je me suis fait élire quatre fois président...
Ministre – En changeant à chaque fois la constitution pour rendre cela constitutionnel.
Roi – Quand cela n'a plus été possible, je me suis fait élire président à vie.
Ministre – Et pour que votre fille puisse vous succéder un jour sur le trône, vous avez finalement rétabli la monarchie.
Roi – J'ai posé moi-même cette couronne sur ma tête.
Ministre – Comme Napoléon.
Roi – J'avoue que la couronne, c'était un rêve d'enfant. Faire de sa femme une reine et de sa fille une princesse... Qui n'a jamais caressé un jour cette idée ?
Ministre – Vous avez pu réaliser ce rêve.
Roi – Et je sais que pour cela, j'ai pu compter sur vos conseils avisés, sur la fidélité de notre armée, et sur la force de persuasion de notre police secrète.
Ministre – Alors pourquoi cette humeur sombre ?
Roi – Rien ne va plus, vous le savez bien. Il n'est pas nécessaire de lire la presse pour s'en rendre compte. Il suffit d'écouter la rumeur de la rue. On l'entend du palais. Le peuple manifeste jusque sous mes fenêtres !
Ministre – Le peuple... C'est un long fleuve tranquille qui se réveille parfois pour sortir de son lit.
Roi – Si on n'y prend pas garde, ces débordements pourraient bien emporter notre palais.
Ministre – On peut toujours canaliser un fleuve qui déborde. Voulez-vous que je fasse donner la troupe ?
Roi – Cela ne suffira plus, je le crains. Le pays est au bord du gouffre. Le peuple n'a plus de quoi manger. Quand la peur de mourir de faim fait oublier la peur du gendarme, c'est la révolte. Et quand la colère du peuple se tourne vers la personne du roi, c'est la révolution.
Ministre – Alors que faire ?
Roi – Vous êtes mon ministre, je pensais que c'était à vous de me le dire...
La ministre s'assied à son tour.
Ministre – Vous avez raison... Le peuple réclame des élections libres, et nous ne pourrons plus les lui refuser très longtemps.
Roi – Je me demande si nous avons bien fait de tolérer ces opposants.
Ministre – Il fallait bien afficher un semblant de démocratie, pour préserver notre image auprès des instances internationales. Le monde nous regarde... et l'Europe nous subventionne.
Roi – Mais notre peuple nous déteste ! Si nous acceptons des élections libres, le verdict sera sans appel. Ce sera la fin de la monarchie ! Et pour nous ce sera sans doute la fin tout court...
Ministre – Oui... à moins que nous parvenions à faire élire un homme de paille...
Roi – Un homme de paille ?
Ministre – Un homme... ou une femme. Un candidat que nous présenterions comme indépendant, mais qui vous serait entièrement dévoué. La monarchie reste en place, comme dans de nombreux pays d'Europe. Le Premier Ministre est un homme du sérail. Et vous continuez à tirer les ficelles en coulisses...
Roi – Il faudra encore une nouvelle constitution... On en est à combien depuis ma première élection ?
Ministre – Huit, si je ne m'abuse. Celle-ci serait la neuvième.
Roi – Et j'imagine que vous vous verriez bien dans ce rôle de femme providentielle... pour ne pas dire présidentielle ?
Ministre – Je suis au service de votre Majesté. Mais s'il le faut, nous pourrions trouver un candidat plus crédible...
Roi – Je n'y crois plus... Cette fois le peuple ne nous suivra pas. Malgré toutes nos combines pour fausser le scrutin, je finirai lynché, comme un vulgaire dictateur.
Ministre – C'est une possibilité, hélas...
Roi – Merci pour votre soutien... Ça me remonte le moral... Non, je préfère encore finir en beauté.
Ministre – En beauté ? Pendu au lustre de la salle du trône ?
Roi – Pendu pour pendu, je préfère rester maître du choix de l'heure et du lieu...
Ministre – Reprenez-vous, votre Altesse. Beaucoup de gens comptent encore sur vous, et vous pouvez compter sur eux.
Roi – Dites plutôt que vous avez peur de subir le même sort que moi.
Ministre – J'ai peut-être une solution, attendez un peu avant de vous pendre.
Roi – Je n'aurais jamais pensé entendre un jour cette phrase dans la bouche de ma plus fidèle conseillère...
Ministre – Le jeu du pouvoir est une partie d'échecs, votre Majesté. Et aux échecs, le roi est la seule pièce qui ne peut pas se suicider.
Roi – Mais le joueur peut abandonner la partie s'il sent qu'il n'y a plus d'espoir.
Ministre – Vous êtes le roi....