L’action
Nous sommes début 1957 à l’hôpital Sainte Eugénie à Lyon où, Édouard Herriot a été admis après un « coup de froid ». Il a alors 85 ans et son état de santé se dégrade. Il est toujours maire de Lyon mais ne gère plus la ville depuis plusieurs années. En fait, sa santé s’est altérée en raison, essentiellement, de maladies liées à son embonpoint. Les visites sont rares malgré l’immensité du personnage.
Décors : Le plateau est peu éclairé, on devine que nous sommes au crépuscule. Il y a une table avec quelques objets usuels : carafe, verres, journaux et livres. Un vase... La pipe d’Édouard Herriot est posée sur un cendrier. Une petite fenêtre blafarde est à jardin. Un crucifix est fixé au-dessus de la porte. Il y a également un téléphone et un parapheur sur la table. Côté cour, il y a en arrière fond un meuble-bibliothèque avec quelques ouvrages et manuscrits. Au premier plan, une bouteille de cognac est en évidence. Contre le mur, du côté cour, une horloge. Le fauteuil d’Herriot est à cour, près de la table.
Prologue : Au lever de rideau, Irina Chevtchenko fait face à Édouard Herriot. Il est debout et tient un verre d’alcool à la main. En arrière-plan, moins éclairés, Pierre-Marie Gerlier et Héléna François debouts également et qui regardent, comme Irina Chevtchenko, fixement Édouard Herriot.
Édouard HERRIOT : Faisant mine d’interroger les 3 autres personnages…Face public…
Excellent !
P.M. GERLIER : Comment vous pardonner ces péchés contre l’Esprit ?
Édouard Herriot est interloqué par les interventions successives des 3 personnages.
Héléna FRANÇOIS : Votre roublardise est à la hauteur de votre génie.
Édouard HERRIOT : Vous m’agacez tous, buvons !
Irina CHEVTCHENKO : Votre culpabilité me parait maintenant évidente.
Vous êtes un criminel, complice et coupable de l’assassinat de millions de personnes.
Regard interrogateur de Herriot vers Irina.
Adieu Édouard Herriot !
Édouard HERRIOT : Épuisé, il s'effondre dans son fauteuil.
Mais de quoi suis-je coupable ?
Noir
Scène 1 : A la fenêtre de la chambre, on peut voir que le jour n’est pas encore levé. Édouard Herriot dort en ronflant, un plaid lui couvre les épaules. Irina entre dans la chambre subrepticement. Elle porte un tailleur strict et un sac à mains. Elle a un bouquet de bleuets qu’elle place dans le vase.
Irina CHEVTCHENKO : Allumant la lumière, avec une voix douce…Bonjour Monsieur Herriot ! Comment allez-vous ? Elle retire le crayon des mains d’Herriot et le pose sur la table puis elle prend le parapheur, le referme et le pose également sur la table.
Édouard HERRIOT : Ronchon. Bonjour Irina, vous ne pourriez pas me laisser dormir un peu, s’il vous plait ? Irina retourne à jardin. Elle revient avec un plateau sur lequel se trouvent 2 tasses et 2 croissants. Elle le pose sur la table.
Irina CHEVTCHENKO : Il est 7 heures, c’est le moment de commencer la journée !
J’espère que votre nuit fut bonne.
Édouard HERRIOT : J’ai l’impression qu’il est encore bien tôt !
Irina, j’ai besoin de dormir encore ! Laisser moi finir ma nuit ! Elle part à nouveau à jardin puis revient avec une cafetière.
Irina CHEVTCHENKO : Je suis venue vous saluer avant de commencer mon service.
Édouard HERRIOT : C’est très gentil … mais tout de même !
Irina CHEVTCHENKO : Servant le café. Tenez, pour vous souhaiter bonne année, je vous ai apporté un vrai petit déjeuner : un peu de café qu’avec amour j’ai préparé moi-même, pour vous changer du jus de chaussette de l’hôpital. Elle repart à nouveau à jardin et revient avec un petit paquet. J’ai acheté des croissants, ils sont encore chauds et puis j’ai ce petit cadeau…
Édouard HERRIOT : Oh merci infiniment Irina. Je suis très touché, le vieil homme que je suis est submergé par l’émotion… Apercevant les fleurs. Oh des bleuets, ce sont mes fleurs préférées ! Vous me comblez !
Irina CHEVTCHENKO : Puis-je vous embrasser pour vous souhaiter bonne année ? Il acquiesce…
Elle se penche alors vers lui et l’embrasse sur la joue droite sans toucher la peau.
Tous mes vœux Monsieur le Président ! J’ai pensé que ces petits cadeaux vous feraient plaisir et vous empêcheraient de râler même si je vous réveille aux aurores. Elle lui tend le paquet.
Édouard HERRIOT : Bonne année à vous… Prenant le paquet et l’ouvrant… Merci infiniment.
Décidément ce matin, vous me faites une vraie fête de Noël et de nouvel an réunis.
Il ouvre à la hâte le paquet et sort le livre.
Oh ! « Les racines du ciel » de Romain Gary ! Je ne connais pas ce Monsieur mais il parait qu’il a beaucoup de talent même si la critique dit qu’il écrit de façon peu académique.
Irina CHEVTCHENKO : Il vient d’avoir le prix Goncourt !
Édouard HERRIOT : Vraiment ! … Je suis bouleversé par vos attentions… Tiens, ce Romain Gary est édité, comme moi, chez Gallimard…
Irina CHEVTCHENKO : Puis-je me permettre de m’assoir quelques minutes à votre table
Édouard HERRIOT : Évidemment, vous me faites grand honneur !
Parlant la bouche pleine. Ces croissants sont excellents et votre café me rappelle les meilleurs bistrots de Lyon.
Je vais vous dire : on juge les restaurants à leur pain et leur café ! Cette odeur de café me met en joie et m’annonce une belle journée. Quel temps fait-il ?
Irina CHEVTCHENKO : Froid mais sec, pas comme l’hiver dernier où la neige et des température polaires nous empêchaient de nous déplacer ! Temps…
Qu’avez-vous fait cette nuit, ce doit-être long Monsieur le Président ?
Édouard HERRIOT : Depuis 4 heures, j’ai lu et signé les documents du parapheur. Pradel mon premier adjoint, va pouvoir travailler, la mairie peut passer récupérer ces documents.
Irina CHEVTCHENKO : Parfait Monsieur, ils m’ont dit qu’ils passeraient ce matin.
Édouard HERRIOT : Il y a aussi quelques lettres pour l’Assemblée et le Sénat.
Irina CHEVTCHENKO : Elle les prend et les met dans sa poche.
Je vous les posterai tout à l’heure !
Édouard HERRIOT : Parfait… J’espère bientôt récupérer mon bureau à la mairie, être au contact de mes administrés…
Irina CHEVTCHENKO : Il vous faut d’abord retrouver la santé ! Et puis vous avez encore des tas de choses à me raconter !
Édouard HERRIOT : J’ai peur de finir ma vie ici, Irina, j’ai tellement rêvé de mourir sur scène, comme un acteur...
Irina CHEVTCHENKO : Vous avez meilleure tête, ces jours-ci.
Édouard HERRIOT : Vous savez Irina, j’ai exercé de prestigieux mandats dans ma vie, mais, c’est celui de maire de Lyon auquel je tiens le plus. C’est le sens de ma vie ! J’aime Lyon Il s’avance vers Irina et la regarde par-dessus ses lunettes comme on aime fidèlement une femme.
Irina CHEVTCHENKO : L’interrompant Mais… Madame Herriot et votre fille Suzanne n’ont toujours pas prévu de venir vous rendre visite ?
Édouard HERRIOT : Oh vous savez, ma fille est fort occupée par son travail universitaire… Quant à mon épouse…
Je n’ai pas été un mari irréprochable… et en passant ma vie au service des autres, j’ai sans doute construit la solitude de mes vieux jours ! Même attitude que pour sa réplique précédente. Vous êtes mon dernier rayon de soleil !
Irina CHEVTCHENKO : Vous allez avoir une journée trop remplie ! Ce matin, il y a d’abord Monseigneur Gerlier dont vous avez demandé la visite puis, à 11 heures, cette journaliste, Héléna François qui tient à s’entretenir avec vous… et Monsieur Daladier… Je désapprouve totalement, c’est trop ! Vous devriez, au moins, décommander Daladier… Regardant l’heure…
J’ai même pas le temps de faire votre toilette, le Cardinal devra vous pardonner…
Edouard HERRIOT : S’il vous plait Irina.
Irina CHEVTCHENKO : Oui, Monsieur.
Edouard HERRIOT : Permettez-moi encore une petite faveur, pouvez-vous m’aider à enfiler ma robe de chambre ?
Elle va à cour prendre son peignoir, il se lève et elle l’aide à l’enfiler (le peignoir) affectueusement, elle arrange le col…
Irina CHEVTCHENKO : Voilà, vous serez plus présentable…
Édouard HERRIOT : Irina, je ferai une petite sieste en début d’après-midi mais j’ai besoin de voir du monde, surtout des jeunes femmes, je suis si seul ici.
Irina CHEVTCHENKO : Baissant la tête. Je vous remercie, c’est très aimable…
… Bien Monsieur, je reviens tout à l’heure.
Noir.
Scène 2 : Édouard Herriot s’est rendormi dans son fauteuil. Gerlier frappe à la porte de la chambre et entre sans précaution particulière, sans avoir attendu qu’on l’y invite. Il a l’air courroucé. Visiblement Irina, n’a pas eu la possibilité de gérer son arrivée.
Irina CHEVTCHENKO : Monsieur le Président ? Herriot sursaute.
P.M. GERLIER : L’interrompant et la bousculant un peu. Vous pouvez nous laisser, Madame, je me débrouille !
Édouard HERRIOT : Monseigneur, quel honneur !
P.M. GERLIER : Qu’est-ce qui se passe Monsieur le Président pour me convoquer en urgence ? Vous voulez cesser de bouffer du curé ? Un miracle s’est produit, vous être redevenu catholique ?
Édouard HERRIOT : Je vous remercie de venir rendre visite à un humble pécheur.
P.M. GERLIER : La Miséricorde de Dieu est sans limite mais vous me devez une explication !
Édouard HERRIOT : Vous, dont la vie ne fut que dévouement, je vous sais gré de venir à mon secours.
P.M. GERLIER : Monsieur le Président ! À votre demande expresse, je suis venu vous porter la parole de Dieu et le sacrement des malades.
Édouard HERRIOT : Je vous remercie infiniment de l’avoir accepté, l’angoisse de la fin m’étreint.
P.M. GERLIER : Si votre Sainte femme n’avait pas énormément insisté, je ne serais pas venu…
Édouard HERRIOT : J’ai absolument besoin de votre commisération.
P.M. GERLIER : Vous l’avez. Mais je n’oublie pas, à l’aube de ma vie, comment vous avez cherché à détruire l’Église et ses prêtres.
Édouard HERRIOT : Vous exagérez, même, s’il est vrai que je fus parfois discourtois avec l’homme d’église…
P.M. GERLIER : C’est un euphémisme !
… Vous vous souvenez de notre joute oratoire à l’inauguration de la foire de Lyon ?
Édouard HERRIOT : Oui, c’était une sorte de jeu intellectuel, je vous provoquais en latin et vous me répondiez de la même façon !
P.M. GERLIER : Pas du tout ! Vous m’aviez totalement ignoré et fait disparaitre de la tribune.
Édouard HERRIOT : Vous dramatisez un peu la situation, je fus sans doute vaniteux, pris dans le tourbillon festif de la foire de Lyon…
P.M....