Au début de la pièce, le désordre règne dans le salon. Des toiles contemporaines, de-ci, de-là, envahissent la pièce.
Entrée de Caroline par la porte, 2e plan jardin. Elle est habillée d’une façon stricte, bourgeoise bon chic bon genre, et porte des lunettes. Elle tient des magazines sous son bras.
Caroline (coup d’œil au salon) - Mon Dieu ! Regardez-moi ce capharnaüm… C’est pire qu’une écurie ! Ça s’aggrave de jour en jour. (Au bar.) Quelle misère ! En plus, il fait des mélanges ! Mais pourquoi se mettre dans des états pareils ?… Toute la nuit, quelle débauche ! (Elle se dirige avec les magazines dans le couloir qui mène aux chambres. Off, on entend frapper à une porte plusieurs fois… Puis une porte s’ouvre et se referme peu de temps après… Caroline revient sans les magazines.) Naturellement, monsieur cuve. Ça, on ne peut pas être frais et dispo pour travailler le matin quand on a bu toute la nuit ! (Sonnerie du téléphone.) Ça commence. (Elle décroche.) Allô ! (…) Bonjour monsieur Simon. Comment allez-vous ? (…) Mal ? (…) Très bien ! (…) Julien ? Non, il n’est pas encore levé, il a mixé très tard cette nuit ! (Temps.) Ah ! c’était chez vous ! Et il n’est pas venu ! (…) Je comprends que vous soyez furieux ! (…) C’est le plongeur qui a mixé à sa place ? (…) Je suis d’accord avec vous, c’est pas sérieux… (…) Oui ! Je lui ferai la commission… (…) À bientôt Monsieur… Il a raccroché ! (Elle raccroche.) Il va finir par perdre toute sa clientèle.
Julien (hurlant, off) - Nom de Dieu de nom de Dieu ! Y en a marre !
Caroline (se signant) - Il blasphème ! Pardon mon Dieu ! Pardon Seigneur pour tous ces péchés et…
Julien (hurlant de plus belle, off) - Caroline !… Caroline !
Caroline - Amen ! (Se signant de nouveau.) Il a l’air tout à fait gracieux ce matin, ça promet une délicieuse journée !
Julien entre en caleçon et peignoir, les cheveux hirsutes, de méchante humeur.
Julien - Caroline, il me semblait t’avoir déjà demandé de ne plus m’apporter ces torchons ! C’est clair, non ?
Caroline - Ce n’est pas la peine de hurler comme ça ! J’ai cru bien faire !
Julien - Eh bien, c’est raté !
Caroline - Vraiment, mon pauvre garçon, je ne te comprendrai jamais… Tu devrais être fou de joie ! Regarde ! Ta Meeryl, elle fait la une de tous les magazines !
Julien (très agacé) - Primo, ce n’est pas ma Meeryl… Elle ne l’a jamais été et aucun être humain n’appartient à un autre… Secundo, la vie de cette fille ne m’intéresse plus…
Caroline - Tu as un sacré culot ! Il ne se passe pas un seul jour que Dieu fasse sans que tu prononces son nom.
Julien - Forcément, je l’ai toujours devant les yeux ! Tous les matins, tu m’inondes de tous ces magazines foireux !
Caroline - Quelle mauvaise foi…
Julien - Si au moins Mlle Meeryl Crawford était secrétaire ou caissière de Monoprix, elle serait définitivement sortie de ma vie ! Mais non ! Elle me casse les bonbons à longueur de journée, à poil, en couverture de tous ces magazines à scandale !
Caroline - Qu’est-ce que tu racontes ? « Modes et Travaux », un magazine à scandale ?!
Julien - Parfaitement ! (Agitant le magazine sous le nez de Caroline.) Tu crois que c’est une tenue, ça ?
Caroline - Elle porte un petit pull marin… un peu court, j’te le concède ! Mais c’est la mode !
Julien (prenant un autre magazine) - Et ça ? (Lisant.) « Ensemble ou pas ensemble ? Qu’y a-t-il entre le producteur de cinéma Jérôme Clément et le célèbre mannequin, l’Américaine Meeryl Crawford ? Qu’y a-t-il ? » (Criant.) Une histoire de cul, voilà ce qu’il y a !
Caroline - Ne sois pas grossier, s’il te plaît.
Julien - Que des conneries !… Et en plus la voilà Américaine maintenant ! C’est nouveau, ça vient de sortir !
Caroline - Sa mère est bien d’origine américaine ?
Julien - Jamais de la vie ! Pure invention ! La pauvre femme n’a jamais vu l’Amérique autrement que sur une carte postale ou dans « La petite maison dans la prairie » !
Caroline - Je croyais qu’elle avait pris ce nom en hommage à sa maman ? La pauvre était fille-mère !
Julien - Mais c’est Cosette des « Misérables » que tu me racontes là ! Si elle avait pris le nom de sa mère, elle s’appellerait Crapotte… Sa mère s’appelle Huguette Crapotte, gardienne dans une cité à Bourg-la-Reine !
Caroline - Tu dépoétises tout !
Julien - C’est la stricte vérité ! Navré de te décevoir toi et toutes les pauvres midinettes accros aux contes de fées, mais c’est la dure réalité de la vie ! (Prenant un autre magazine.) Regarde-moi ça ! Vautrée sur les genoux de ce vieux dégueulasse, dans une orgie de champagne et de crème chantilly… Ce sadique la lèche comme une gaufre… Il pourrait être son arrière-grand-père !
Caroline - N’empêche que c’est une star maintenant… Et grâce à ce monsieur ! Il va la faire tourner dans son prochain film !
Julien - Le rôle, c’est la carotte !
Caroline - Quelle carotte ?
Julien - Celle que l’on tend à l’ânesse pour qu’elle avance et qu’elle soit bien gentille !
Caroline - Quel rapport ?
Julien - Le rapport, c’est que ce fumier peut lui tripoter les nichons jusqu’à plus soif et, quand il en aura fait le tour, il la jettera comme un vieux Kleenex.
Caroline - Toi, tu es jaloux mon garçon.
Julien - Non, déçu tout simplement. (Plus calme.) J’aurais préféré pour elle une aventure de meilleur goût… plus honnête et plus propre…
Caroline - En tout cas, tout le quartier est en révolution ! La marchande de journaux en est toute retournée ! Tu te rends compte ? Les couvertures de trois magazines la même semaine : « Public », « Gala », « Modes et Travaux » !
Julien - Et bientôt « Spirou » !… Fous-moi tout ça à la poubelle… (Il le fait.)… et laisse-moi tranquille ! J’ai besoin de me calmer les nerfs !
Caroline - Si tu buvais moins, sans parler du reste…
Julien - Ça, c’est mon problème !
Caroline - C’est aussi le mien, n’oublie pas que tu es mon neveu et que je suis là pour veiller sur toi.
Julien - Écoute, j’ai vingt-six ans et je fais pipi tout seul depuis un moment !
Caroline - Depuis le départ de Meeryl, tu ne fais plus rien… Tu es dans un état comateux, pitoyable, tu as vidé le bar en une nuit !
Julien - Rassure-toi, je n’étais pas seul, Maxime m’a aidé.
Caroline - Justement, ça ne me rassure pas du tout. Tu ne peux vraiment pas te passer de ce bon à rien, ce barbouilleur minable !
Julien - Tout de suite les grands mots !
Caroline - Ce n’est pas une fréquentation pour toi !
Julien - Maxime est un ami et, quoi que tu en penses, il est bourré de talent !
Caroline - Bourré, oui ! Comme ivrogne il a sûrement du talent, mais comme peintre !… Sans parler de la fortune qu’il te coûte… Pour lui faire plaisir, tu achètes ses croûtes… Le salon est envahi par toutes ces horreurs !… Ton Maxime, il a une mauvaise influence sur toi ! Tu vas finir par perdre tous ceux qui te font confiance et qui t’apprécient ! Hier tu n’es même pas allé mixer… et c’est le plongeur qui a tenu les platines !
Julien - Mouloud aux platines ! Génial ! C’est son rêve de devenir DJ et il a du talent le p’tit con !
Caroline - Et la chanson que tu devais écrire pour Jenifer ?
Julien - La musique est prête !
Caroline - Et les paroles ?
Julien - Il n’y en a pas ! Elle veut une chanson d’amour… Ce n’est pas mon trip actuellement !
Caroline - Comment veux-tu qu’elle chante sans les paroles ?
Julien - Je ne sais pas, elle n’a qu’à siffler… ou jouer de l’harmonica !
Caroline - Tu es vraiment en dessous de tout… (Elle tend une feuille.) Tiens, la liste de tous ceux qui attendent leur chanson !
Julien (parcourant la liste) - Régine, Franck Michael, Frédéric François, Mireille Mathieu… Eh ben, dis donc, ça m’inspire tout ça… Gina Ketty, elle chante encore celle-là ? Je croyais qu’elle était morte…
Caroline - Mais non ! Elle fait sa rentrée chez Pascal Sevran !
Julien - Eh bien, qu’elle chante « La danse des canards », ça ira très bien !… Bon, allez, assez de conneries pour ce matin ! Personne n’a appelé ?
Caroline - Non, à part le patron de la boîte, personne ! Tu veux prendre ton petit déjeuner ?
Julien - Merci, j’ai pas faim !
Caroline - Ce n’est vraiment pas raisonnable, tu ne manges plus rien ! Tu me feras mourir à petit feu !
Julien - Eh bien, va mourir dans ta cuisine ! J’ai besoin d’être seul.
Caroline - Sale gosse ! (Elle sort vers la cuisine.)
Julien (au téléphone) - Allô ! (…) Bonjour ! Pourrais-je parler au docteur Bertin, s’il vous plaît ? (…) De la part de Julien Schneider ! (…) Ah bon !… Demandez-lui d’avoir la gentillesse de m’appeler dès qu’il aura terminé. (…) Merci ! (Il raccroche. Il fouille dans les poches de son peignoir.) Où ai-je foutu cette boîte ? (Il sort des boîtes de ses poches.) Ça, c’est quoi ? Cantharides en bonbons ! Ah oui ! C’est ce que m’a apporté Maxime hier soir. Et ça ? Yohimbine. (Il lit.) « Substance cristalline tirée de l’écorce d’un arbre de Centre-Afrique, le yohimbe… Attention produit dangereux… » Ça, évitons… Oh ! un petit bonbon de cantharide, au point où j’en suis, ça ne pourra pas aggraver mon cas ! (Le téléphone sonne. Il décroche.) Allô ! (…) Ah ! docteur ! (…) Oui. Ça va… ça va pas très fort !… (…) Oui, j’ai pris la Testorenette, il se passe pas grand-chose ! (…) Être patient ? Oui, mais j’en suis quand même à ma quatrième semaine de traitement et il se passe toujours rien. Si je doublais la dose ? (…) Des effets secondaires redoutables ? Ah !… Et la cantharide, docteur, vous en pensez quoi ? (…) Un poison violent ? (…) Ça peut tuer en quelques minutes ? (Au public.) Oh ! nom de Dieu ! Je n’me sens pas très bien, j’ai un petit malaise ! (Il crache le bonbon.) Dites-moi docteur, vous pensez que ça va s’arranger ? (…) Éviter de trop y penser… (…) D’origine psychologique… (…) Oui, j’comprends, mais au bout du compte, je suis quand même impuissant ! (Sur la fin de la dernière réplique, Caroline est entrée par la porte de la cuisine.) Un puissant mal de dents… et à l’oreille gauche… Merci docteur… Je vous rappelle !
Caroline - Tu es malade ?
Julien - Rien du tout, un petit problème de dent… ou d’oreille ! C’est pas grave !
Caroline - Il ne faut jamais prendre un problème d’oreille à la légère ! Qui te dit que tu ne couves pas les oreillons ?
Julien - Il manquerait plus que ça !… Oh ! et puis la barbe ! Qu’est-ce que tu veux ?
Caroline - Tu n’as besoin de rien ?
Julien (criant) - Non ! Quand vas-tu cesser de me couver comme un poussin ? J’ai fini ma croissance depuis longtemps ! Tu peux me laisser !
Caroline - Oh ! qu’est-ce que tu peux faire comme mystères ce matin !
Julien - Je ne fais pas de mystères, j’attends Kevin, il est rentré hier soir de New York…
Caroline - Attends voir… Kevin, c’est ce beau brun ténébreux avec un corps de rêve ? Je parlais encore de lui il y a trois jours avec la marchande de journaux !
Julien (faisant semblant de s’intéresser) - Tu parlais de Kevin avec la marchande de journaux ?
Caroline - Oui, elle me disait que la patronne du café-tabac « Le Celtic » au coin de la rue voulait acheter un costume trois-pièces à son mari pour leur anniversaire de mariage. Elles ont cherché un modèle dans le catalogue de « La Redoute »… et devine qui portait le costume ?
Julien - Kevin !
Caroline - Exactement !… Ce qu’il porte bien la toilette ce garçon !
Julien - Forcément, c’est son boulot !
Caroline - Elle a choisi un joli prince-de-galles !
Julien - Ça va être beau !
Caroline - Pourquoi ?
Julien - J’voudrais pas être désagréable mais ce pauvre buraliste, il est gaulé comme un pot à tabac… Elle va pas être déçue ta copine… Elle est foutue d’envoyer une lettre d’insultes à « La Redoute » pour publicité mensongère !
Caroline - Ça c’est sûr ! Il est pas aussi bien fait que Kevin ! Ah ! Kevin, c’est… c’est… (Le ton se fait plus nerveux, plus excité, plus glamour.)… un mec, quoi ! Un homme, un vrai… Un super mâle, un étalon, quoi ! Ah ! Kevin… (À Julien.) Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?
Julien (interloqué) - Rien… Rien…
Caroline (en badinant) - Dis-moi, mon grand, comment me trouves-tu… physiquement ?
Julien - Ben comme d’habitude !… Enfin…
Caroline - C’est-à-dire moche ! Tarte, quoi ! Ça fait quarante ans que je suis dans cet état-là ! (Julien reste bouche bée et silencieux. Elle est très énervée.) Qu’il fait chaud ici…...