Entre 15 h 00 et 15 h 30
Si mentir est un plaisir, regarder un menteur professionnel peut être aussi jubilatoire. À la condition de ne pas se prendre les pieds dans le tapis. Surtout vers quinze heures, et quinze heures trente.
Si mentir est un plaisir, regarder un menteur professionnel peut être aussi jubilatoire. À la condition de ne pas se prendre les pieds dans le tapis. Surtout vers quinze heures, et quinze heures trente.
Le décor représente le séjour d’un appartement moderne. Meubles épurés, tableaux colorés, canapé design et un miroir.
Hormis la porte d’entrée, une porte donne vers une salle de bains et une autre ouvre sur un couloir donnant sur les chambres…
Visiblement nerveuse, Sylvie, une jolie femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe élégante, entre dans l’appartement. Elle se dirige droit vers le miroir, fait bouffer ses cheveux, puis remet une mèche en place. Elle se regarde et recommence nerveusement son geste…
Sylvie - C’est totalement raté ! Totalement. (Elle va se mettre devant la fenêtre et regarde ses cheveux à la lumière du jour.) C’est vraiment pas possible ! À la lumière du jour, cette couleur est horrible ! (Elle soupire et regarde sa montre.) Quinze heures trente. Il ne va pas tarder ! (Elle va s’asseoir sur le canapé… Puis, à elle-même.) Bon… Pas de gaffes ! Il ne faut surtout pas être nerveuse ! (Jouant la scène.) Bertrand, il faut qu’on parle… Tu vois, Bertrand… Ça ne va pas du tout ! (Elle change de pose et de ton.) Bertrand, il faut qu’on parle… (On sonne. À elle-même.) Bon, alors ! L’important, c’est de ne pas lui laisser le temps de dire un mot ! Il faut l’attaquer tout de suite ! (On sonne de nouveau. Elle se lève, prend une profonde respiration puis, avec un grand sourire, elle va ouvrir à Bertrand. Il est visiblement fébrile.) Bertrand, il faut que… (Il lui coupe la parole d’un baiser. Elle se dégage.) Bertrand…
Bertrand - Je sais, je sais ! Il est quinze heures trente passées ! Mais je n’ai pas pu venir plus vite !
Sylvie - Bertrand !
Bertrand (entrant) - Tu ne peux pas savoir ! D’abord, pour quitter le bureau, il a fallu que je trouve encore un prétexte crédible à raconter à ton mari. Je commence à être à court d’idées, moi ! (Il sort un cintre pliable de sa poche.)
Sylvie - Bertrand…
Bertrand enlève sa veste, la met sur le cintre qu’il accroche sur le dossier d’une chaise.
Bertrand - Je fonce au parking et là, je me fais agresser par le chien du nouveau vigile. Il m’a bouffé la moitié de mon pantalon, ce con ! (Montrant sa jambe.) Regarde-moi ça, il est foutu ! Un costume presque neuf !
Sylvie - Bertrand…
Bertrand (enlevant sa cravate qu’il pose sur sa veste) - Ensuite, il a fallu que je passe à la maison prendre ma mère.
Sylvie - Bertrand !
Bertrand - Mais oui… Pour être sûr qu’elle n’appelle pas au bureau ! Elle appelle tout le temps ! Et comme j’ai dit à ton mari que je devais m’absenter parce que ma mère avait eu un malaise… Si elle avait appelé, il aurait pu se douter de quelque chose.
Sylvie - Oui… Évidemment…
Bertrand - Eh oui ! Eh oui !
Sylvie - Bon, écoute Bertrand…
Bertrand - Enfin ! L’important c’est que je sois là et que tu sois là ! Qu’on soit là, quoi ! (Il déboutonne sa chemise et se tourne vers Sylvie avec un sourire charmeur.) Mets de la musique… (Il la dévisage.) Regarde-moi… Regarde-moi… Qu’est-ce que tu as changé ?
Sylvie - Mes cheveux.
Bertrand - Tes cheveux ? (Faisant semblant de s’apercevoir de quelque chose.) Ah oui… Oui, oui… Tes cheveux ! Tes cheveux !
Sylvie - Comment tu trouves ?
Bertrand - Ils sont… Ils sont très bien… Très bien ! (Il se tourne et enlève sa chemise qu’il pose sur sa veste.)
Sylvie - Vraiment ?
Bertrand (sans la regarder) - Oui, oui, je te dis… C’est… super.
Sylvie - Bertrand…
Bertrand (se retournant vers elle et la regardant) - Mais attends, tu as changé quoi exactement ?
Sylvie - La couleur.
Bertrand - Voilà… C’est ça… (Il enlève ses chaussures.) La couleur. Oui. Oui, oui… Avant ils étaient plus… plus… Comment dire ? Plus… Mais c’est très, très réussi. Ça te rajeunit.
Sylvie - Tu le penses vraiment ?
Bertrand (commençant à baisser son pantalon) - Je vais te dire une chose : tu es plus désirable que jamais.
Sylvie - Bertrand !
Bertrand (en caleçon et pantalon aux chevilles, s’avançant vers elle avec une démarche qu’il veut séduisante) - Mets de la musique !
Sylvie (se retenant de rire) - Il faut que je te parle.
Bertrand - Euh… tout de suite, là ?
Sylvie - Oui, oui. Tout de suite !
Bertrand - Ça ne peut pas attendre que… Enfin, que…
Sylvie - Non !
Bertrand - Parce qu’on n’a pas beaucoup de temps… Entre ton mari qui peut rentrer et ma mère qui va s’inquiéter… (Il s’approche d’elle et la prend dans ses bras.) Si on veut profiter un peu de nous…
Sylvie (d’un trait) - Bertrand, j’ai besoin de savoir ce que tu ressens pour moi.
Bertrand (totalement pris de court) - Ce que je ressens ?
Sylvie - Oui !
Bertrand - Ce que je ressens ?! Eh bien… Comment dire ? Je ressens… Écoute, tu le sais très bien ce que je ressens.
Sylvie - Pas vraiment, non.
Bertrand - Enfin ! Sylvie ! Si ! Si ! Quand même ! Si !
Sylvie - Non… Mis à part sur le plan physique, on a eu très peu d’échanges. Pour ne pas dire aucun.
Bertrand - Comment tu peux dire ça ? Enfin ! Comment ?
Sylvie - Tout simplement parce que c’est vrai ! Tu arrives toujours en retard, tu te déshabilles rapidement, tu fais l’amour les yeux fixés sur la pendule et tu repars en courant… Alors, je peux me poser quelques questions sur tes sentiments, non ?
Bertrand - Oui, je ne sais pas… Oui, peut-être, oui… Mais pourquoi comme ça, tout d’un coup ?
Sylvie - Eh bien… (D’un trait.) Parce que j’ai décidé de quitter mon mari.
Bertrand (se figeant) - Qu’est-ce que tu as dit ?
Sylvie - Tu as très bien entendu.
Bertrand - Oui, mais… C’est une blague ? Ce n’est pas sérieux ?
Sylvie - Si, si. J’y songe vraiment.
Bertrand - Mais enfin, Sylvie !… Enfin ! Enfin !
Sylvie - Enfin… Quoi ?
Bertrand - Eh bien… Comment dire ? Enfin ! Si tu quittes Jacques… tu… Enfin, tu vas aller où ?
Sylvie (l’embrassant) - Ne t’affole pas… Je ne viendrai pas m’installer tout de suite chez toi.
Bertrand - Ah… Bon. Bon.
Sylvie (même jeu) - À moins que tu n’insistes.
Bertrand (se dégageant) - Mais non ! Non ! Non !
Sylvie (avec un sourire) - C’est bien ce que je pensais.
Bertrand - Sylvie… Enfin ! Je te rappelle que je ne vis pas seul. J’habite chez maman…
Sylvie - À ton âge, il serait peut-être temps de la quitter, non ?
Bertrand (un peu affolé, marchant en se prenant les pieds dans son pantalon et manquant s’étaler) - La quitter ! Enfin, Sylvie ! Sylvie !
Sylvie - Oui, Bertrand, Bertrand ?!
Bertrand - Enfin, merde ! Mais qu’est-ce qui te prend, comme ça, tout d’un coup ? Hein ?… C’est fou ça ! C’est fou… Enfin ! Moi, j’étais venu ici pour passer un petit moment tendre, agréable, et tu m’assommes !
Sylvie - Si je comprends bien, ma décision ne te fait pas vraiment plaisir.
Bertrand - Non… Si… C’est… C’est très sympa !
Sylvie - Sympa ?!
Bertrand - Oui, oui ! C’est… C’est ça… Oui ! C’est sympa ! Mais…
Sylvie (le regardant) - Tu devrais remonter ton pantalon ! Tu n’es pas très sexe comme ça !
Bertrand - Hein ?… Oui… Oui. (Il tente de remonter son pantalon, debout.) Mais enfin, Sylvie, Sylvie…
Sylvie - Oui, Bertrand, Bertrand ?
Bertrand - Quitter Jacques ! Non ! Non ! Ce n’est pas possible !
Sylvie (le regardant) - Tu devrais t’asseoir, sinon tu vas achever ton pantalon et maman va être furieuse !
Bertrand (venant s’asseoir et remontant son pantalon) - Enfin ! Pense à ma situation… Jacques est un… un collègue de travail… Un ami, même… À qui je dois beaucoup. Je le connais : si je lui prends sa femme, il risque de le prendre très mal. Très, très mal !
Sylvie - Ça c’est certain.
Bertrand (allant prendre sa chemise) - Mais oui ! Je le croiserai tous les jours au bureau… Il va me mener une vie impossible, ce sera insupportable. Et puis, je te rappelle que c’est mon supérieur ! Il va me faire virer… Mais oui ! Tu n’y as pas pensé à ça ?
Sylvie - Franchement, pas vraiment, non…
Bertrand (boutonnant sa chemise) - Eh oui, évidemment… Pour toi, c’est facile… Ah ! merde ! J’ai perdu un bouton !
Sylvie - Je suis désolée… Si je le retrouve, je te promets, je te le rendrai.
Bertrand (haussant les épaules et se mettant à chercher) - Et puis permets-moi de te rappeler une chose : on était bien d’accord. Quand on a… Enfin, quand on… Il n’a jamais été question de… de se remettre en question ! Enfin, c’était comme ça… Juste pour… pour…
Sylvie - Pour rien ? C’est ça que tu veux dire ? On a couché ensemble pour rien ?
Bertrand - Mais… Oui ! Oui !
Sylvie - J’adore ton romantisme.
Bertrand - Enfin, Sylvie ! Rappelle-toi comment ça s’est passé. Un week-end, tu m’appelles parce que Jacques était soi-disant parti à Munich pour affaires et que tu étais persuadée qu’il était avec une femme. Moi, je suis venu immédiatement, en ami. On a bu un ou deux verres, en amis, et je… je t’ai prise dans mes bras, en ami, on s’est embrassés… presque en amis… Et puis, je ne sais pas ce qui nous est arrivé, on a fait l’amour, toujours en amis…Tu t’en souviens, quand même ?
Sylvie - Très, très bien, oui… Ta mère t’a appelé cinq fois, tu lui as raconté une histoire de charrette, de boulot pénible, de gros dossier à terminer… Déjà romantique !
Bertrand - Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète ! Mais le lendemain… au réveil… toi-même, tu as convenu que ce qui nous était arrivé était… magique, certes… mais idiot. Que c’était juste parce que tu étais fragile… Qu’il ne se passait plus grand-chose entre Jacques et toi… Qu’il te trompait… Et que tu avais voulu te prouver que tu étais capable d’avoir une aventure… (Se baissant pour ramasser le bouton et le montrant à Sylvie.) Ah ! tiens, voilà mon bouton !
Sylvie - Je suis enchantée de le connaître, mais je n’ai pas le temps de te le recoudre !
Bertrand - Non ?
Sylvie - Non !
Bertrand - De toute façon, ce jour-là, tu n’aurais jamais dû m’appeler, je n’aurais jamais dû venir et on n’aurait jamais dû se laisser aller. Même en amis. Jamais !
Sylvie - Donc, si je comprends bien, tout ce que tu m’as dit était faux ?
Bertrand - Ce que je t’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
Sylvie - Que toute la journée tu pensais à moi… Que je te manquais… Que tu n’avais jamais connu ça…
Bertrand - Oui… Enfin, il ne faut pas non plus exagérer…
Sylvie - Il doit me rester un petit message sur mon téléphone… Si tu veux l’écouter…
Bertrand - Oui… Mais non… C’était juste comme ça… (Sylvie lui colle le téléphone sur l’oreille.) Oui… Oui… C’était dans l’enthousiasme ! Il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre… Je n’allais quand même pas te dire que c’était désagréable ! Enfin, je ne suis pas un goujat !
Sylvie - Oh non ! Non ! Ça, certainement pas !
Bertrand - Mais oui…
Sylvie - Donc pour résumer, tout ce que tu voulais c’est coucher avec moi de temps en temps !
Bertrand - Voilà ! Oui ! Enfin… Oui !… Si tu veux…
Sylvie - Très bien !… Alors qu’est-ce que tu décides ?
Bertrand (nouant sa cravate) - Moi ?
Sylvie - Oui, toi ! Oui !
Bertrand - Eh bien… euh… si tu veux absolument mon avis… eh bien… à mon avis… je pense que… Enfin, bon… Si tu es décidée à quitter Jacques, il vaut mieux qu’on se quitte nous aussi. Même si tu dois en souffrir !
Sylvie (avec un sourire) - Tu es parfait ! Mieux que ça, même.
Bertrand - Non ! Mais je peux comprendre. Je ne suis pas égoïste, non plus !
Sylvie - Tu as réagi exactement comme je l’espérais.
Bertrand - Là, par contre, je ne comprends pas.
Sylvie - Je t’ai tendu un piège et, comme je m’y attendais, tu es tombé dedans ! Direct !
Bertrand - Je ne comprends toujours pas !
Sylvie - C’est pourtant très simple. J’avais décidé que notre « erreur » était finie. Et j’étais bien sûre qu’en te mettant devant tes...