Acte I
Scène 1
(Capus, Guitry, Renard)
Chez Lucien Guitry. Jules Renard (Charlotte) et Guitry (Bréard) répètent La Veine, sous l’œil de son auteur, Alfred Capus.
Charlotte
Il t’arrive quelque ennui ?
Bréard
Rien de grave. Une altercation avec cet imbécile de Chantereau comme tous les quinze jours. Demain il viendra me faire des excuses, car au fond, c’est un cœur magnanime.
Charlotte
Tu le gâtes !
Bréard
On ira au théâtre ce soir, veux-tu ?
Charlotte
Oui… Tu as vraiment un caractère heureux. Je suis sûre que tu réussiras bientôt… je ne sais pas par quel hasard, par quelle combinaison, mais il n’est pas possible qu’avec ton talent…
Bréard
Oh ! oh !
Charlotte
Et, d’ailleurs, tu n’aurais pas de talent, tu réussirais tout de même… tu réussirais tout de même…
Un temps.
Capus
Oh ! Renard, mais dites-le, bon sang !
Renard
Je ne peux pas !
Guitry
Ah ! ah ! Rien à faire !
Capus
Mon chéri. « Et, d’ailleurs, tu n’aurais pas de talent, tu réussirais tout de même… mon-ché-ri. »
Renard
Puisque je vous dis que je ne peux pas ! C’est au-dessus de mes forces !
Guitry, taquin.
J’ai besoin de l’entendre !
Renard
Oh ! arrêtez, hein ! « J’ai besoin de l’entendre. » C’est un rôle de femme, il y a bien une comédienne qui le jouera, ce rôle !
Capus
Évidemment.
Renard
Bon !
Guitry
Lysès.
Renard
Eh bah voilà, parfait. Elle vous le dira sans se faire prier, en plus. Moi, je suis là pour rendre service.
Capus
Faites un effort, mon vieux. Regardez Guitry : il joue le jeu, lui.
Renard
Ça fait vingt-cinq ans qu’il joue le jeu ! J’ai du mal à le dire, ce n’est pas de ma faute. Chacun son métier, c’est vous le comédien. « Mon chéri, mon chéri, mon chér… » Et puis qu’est-ce que c’est que cette phrase : « Tu n’aurais pas de talent, tu réussirais tout de même » ?
Capus
Mon chéri.
Renard
Réussir sans talent ? Qui peut affirmer ça ?
Capus
Il y en a plein, malheureusement.
Guitry
Et ils ont de la chance. Tant mieux pour eux. Allez !
Renard
Quand on pense que moi c’est l’inverse… Pourquoi ?
Capus
On voit ça plus tard ?
Guitry
Allez, Jules !
Renard
Donc votre type, là, il n’a aucun talent, mais par une sorte de grâce divine un peu hasardeuse, il va tout réussir !
Capus
Mais pas du tout ! Justement il a l’air de ne pas être affecté, mais au fond il se démène comme un beau diable.
Renard
Personne n’y croira.
Guitry
Vous verrez quand je la jouerai si personne n’y croit ! Vous croyez que je fais ça pour les beaux yeux d’Alfred ?!
Renard
Mais moi ça fait des semaines que j’essaie d’écrire ma pièce, il n’y a rien qui sort. Rien !
Capus, moqueur.
Rien ?
Renard
Enfin, rien de satisfaisant.
Guitry
Parce que vous croyez que c’est satisfaisant ce qu’il écrit ? Toutes les bonnes répliques sont de moi. (Réaction de Capus.) Toutes !
Capus
Le titre est de moi, quand même.
Guitry
Oui, d’ailleurs il faudra en reparler. (À Renard.) Écrivez-la, votre pièce, j’en ferai un chef-d’œuvre… enfin, si Alfred est d’accord.
Capus
Si vous avez du temps à perdre…
Renard
Je n’ai pas besoin de vous pour faire un chef-d’œuvre.
Guitry
On en reparlera.
Capus
Ah ! ça y est ? Vous avez retrouvé l’inspiration ? C’est allé vite !
Renard
De toute façon, à vous voir, la médiocrité n’exclut pas le succès.
Capus
J’espère qu’un jour vos chefs-d’œuvre feront la première partie de mes pièces médiocres.
Renard
Je me donne un an.
Guitry
Mais dites-vous bien l’un comme l’autre que sans moi vous n’êtes que du papier. Ah ! mesdames, messieurs, les auteurs !
Capus
Bon, on s’y remet ? On a le temps ?
Bernard, de la coulisse.
Merci, Firmin.
Guitry
Non : voilà Tristan.
Scène 2
(Bernard, Capus, Guitry, Renard)
Entre Tristan Bernard.
Bernard
Bonjour, messieurs !
Renard
Tristan !
Capus
Monsieur Tristan Bernard ! Quelle allure !
Guitry
Le retour d’Ulysse !
Bernard, tendant une bouteille à Guitry.
Ah ! mes amis, vous m’avez manqué ! Tenez, Lucien. Attention, ça casse.
Guitry
Un Haut-Brion ! Mais dites-moi, c’est Byzance aujourd’hui !
Capus
1885 ! Vous devriez vous absenter plus souvent !
Bernard
Rien à voir, c’est pour Alphonse. C’est bien aujourd’hui son anniversaire ?
Guitry
J’en ai bien peur !
Bernard
C’est son vin préféré.
Renard
Il boit du vin, lui ?
Guitry
Oui, entre deux verres d’absinthe. « Comme ça je ne bois pas que de l’alcool », comme il dit ! Justement, on va fêter ça ! Firmin !
Renard
Bon, Tristan, dites-moi, vous, vous allez être de mon avis…
Capus
Alors, cette Amérique ?
Bernard
Très accueillante.
Guitry
Et les Américaines ?
Bernard
Aussi !
Guitry
J’en étais sûr ! Sacré tombeur ! Firmin, vous êtes sourd ?! Je vais le donner à carafer, n’est-ce pas ? (Il sort.)
Bernard
Bonne idée. Pour vous répondre : c’est grand. Grand et moderne. Ils ont tout de même un gros défaut : ils ne parlent pas le français.
Renard
Vous avez pu vous débrouiller ?
Bernard
Heureusement que j’avais un interprète, sinon je ne serais pas allé bien loin.
Capus
Bon, et alors ? Vous l’avez vu ? Il va venir, votre boxeur ?
Bernard
Oh oui ! Je l’ai vu ! Extraordinaire ! Fascinant ! Très sûr de lui et en même temps très flegmatique.
Capus
C’est tout moi, ça.
Renard
Tout ça ne nous dit pas s’il va venir.
Bernard
Je pense que j’ai réussi à le convaincre, le seul problème c’est qu’il demande 750 dollars.
Capus
Ça fait combien en francs ?
Bernard
Quinze mille.
Renard
Quinze mille francs ? Mais il est fou !
Capus
Oui, c’est clair, c’est donné !
Bernard
Non, non, c’est un peu cher. Cela dit c’est dans la moyenne haute, mais rien de scandaleux.
Capus
Vous les avez ?
Bernard
Pas le premier sou.
Renard, à Capus.
Vous voyez, dans la vraie vie, les gens ont des problèmes et tout ne s’arrange pas miraculeusement.
Bernard
Attendez, je vais le faire venir. Je ne suis pas inquiet. Bon, quinze mille, il faut que je les trouve, mais j’ai un peu de temps, le combat aura lieu dans six mois. Ça va être grandiose ! Et puis je n’ai pas vraiment le choix.
Capus
Pourquoi ?
Bernard
Sinon le club fait faillite. Mais je suis assez confiant, et puis on va doubler le combat d’une grande soirée de gala. Ça va être sensationnel !
Allais est au café.
Allais
Bonjour, Émile. Comment ça va ce matin ? Bon, j’ai beaucoup de travail donc je vais vous prendre un croissant et… un cognac, tiens ! Ah ! et un peu moins de vent, s’il vous plaît !
Scène 3
(Bernard, Capus, Guitry, Renard)
Guitry
Allez, à vous, Tristan. (Il lui tend un chapeau.)
Bernard, piochant un papier au hasard.
Si j’étais… Musset ! Ah ! si j’étais Musset, je m’en contenterais !
Renard
Oh oui ! Moi aussi.
Capus
Eh bien, il ne vous faut pas grand-chose.
Bernard
Musset ? Pas grand-chose ?
Capus
Qui a mis ça dans le chapeau ?
Guitry et Renard, complices.
Moi !
Capus
Bah tiens ! Ça m’aurait étonné, ça ! Il a écrit de bonnes pièces, je ne dis pas, mais…
Renard
Mais elles ne valent pas les vôtres, c’est ça ? Elles ne sont pas assez plates ? Trop de relief, peut-être ?
Capus
Vous riez, mais c’est exactement ça ! C’est beaucoup trop lyrique. « Le souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d’un mot de ses lèvres l’anéantir ou l’embraser. » Bon, allez ! À vous, Jules !
Renard
Si j’étais anglais… Oh non ! Quand même, il y a des limites à ce jeu !
Capus
Oui ! Je préfère encore être Musset. (Il tire un papier.) Shakespeare… Si j’étais Shakespeare…
Guitry
Ce ne serait pas assez bien pour vous, j’imagine.
Bernard
Eh non ! Capus, il lui faut du Capus. Il n’y a rien au-dessus.
Guitry
Molière… à la limite.
Renard
Non, surtout pas Molière. Rendez-vous compte, il n’était ni de l’Académie ni de la Comédie-Française ! Ridicule.
Capus
Riez ou ne riez pas. Vous verrez quand j’y serai, à l’Académie.
Renard
Entrez déjà à la Comédie-Française !
Capus
C’est en cours. Et si j’étais Shakespeare, ça me consolerait d’être anglais, justement ! Voilà ! Allez, à vous, Guitry !
Guitry
Si j’étais président de la République. Ah ! ah ! Eh oui, tiens : et pourquoi pas ? Un peu de repos. Je vivrais à l’Élysée, reclus. Je mangerais des petits fours toute la journée. Je prendrais Tristan comme conseiller spirituel…
Capus
… Alphonse comme conseiller spiritueux…
Guitry
… et vous comme président du Conseil, Alfred.
Capus
Je suis flatté.
Guitry
Ne le soyez pas : vous feriez tout le travail ingrat, et c’est vous qui sauteriez en cas de coup dur.
Capus
Mais tremplin parfait pour l’Académie.
Guitry
Oh ! sûrement !
Capus
Alors j’en suis !
Renard
Et moi ? Quel ministère ?
Guitry
Vous ? Je vous donne la Légion d’honneur, Jules.
Renard
Mais je l’ai déjà !
Guitry
Non, mais la Légion donneur de leçons. Blague à part, pourquoi pas ? J’ai la prestance.
Bernard
Ça tombe sous le sens.
Capus
De l’ambition.
Guitry
J’ai des relations.
Bernard
Les compétences ?
Guitry
Sans importance.
Renard
Mais c’est sérieux ?
Guitry
Eh oui, mon vieux !
Bernard
Il vous faudrait le soutien de l’opinion publique.
Capus
Oh ! ça, ce n’est pas un problème ! Je mets Le Figaro à votre disposition.
Guitry
Pourquoi, vous connaissez quelqu’un là-bas ?
Capus
C’est moi le rédacteur en chef.
Guitry
Ah bon ? Parce que vu le temps que vous passez ici, on se demande…
Renard
Et ma pièce dans tout ça ? Vous en êtes toujours ?
Guitry
Pourquoi ? Elle est terminée ?
Renard
Non, mais j’ai besoin de vous. Je vais vous l’écrire, cette pièce.
Guitry
Dépêchez-vous, le temps de faire campagne…
Renard
Je vous l’ai dit tout à l’heure : je bloque.
Bernard
Nouvelle pièce ?
Renard
Non. J’essaie d’adapter mon...