ACTE I
Quand le rideau se lève, la scène est vide. La porte de la cuisine est ouverte. Nicole en sort, portant un vase rempli de fleurs qu'elle va installer sur le balcon-terrasse.
Elle revient fermer la porte de la cuisine, augmente la lumière et se dirige vers sa chambre. La sonnerie de la porte d'entrée retentit. Elle va ouvrir pendant que la musique qui a accompagné le lever du rideau s'estompe… Elle ouvre la porte. Paraît Paul Laffargue, un énorme bouquet de fleurs dans les bras…
PAUL : Bonsoir Nicole !
NICOLE : (médusée) Oh non !!! Oh non !!! Paul… Il ne fallait pas…
PAUL : Pourquoi ? Vous n'aimez pas les fleurs ?
NICOLE : Mais si… Elles sont magnifiques ! Mais c'est de la folie ! Il y en a pour une fortune là !
PAUL : Mais non, rassurez-vous, elles viennent de chez ma sœur…
NICOLE : Votre sœur ?
PAUL : Eh oui… Elle est fleuriste. Alors, elle me fait des prix… Voilà, vous êtes rassurée ? (Il pose le bouquet sur le canapé.)
NICOLE : Oui… Un peu. Mais ça me gêne quand même énormément.
PAUL : Mais pourquoi ?
NICOLE : Mais parce que ! Vous m'invitez déjà au théâtre, alors…
PAUL : Mais non…
NICOLE : Nous n'allons pas au théâtre ?
PAUL : Si… Mais ça ne me coûte rien. C'est ma sœur…
NICOLE : Elle dirige aussi un théâtre ?
PAUL : (riant) Ah non ! Mais son mari est régisseur général au théâtre où nous allons. Pour les premières, il a toutes les places qu'il veut ; et ce soir c'est une première. Voilà.
NICOLE : Eh bien, j'aime mieux ça, parce que vous savez, je n'ai pas l'habitude de me faire inviter. Pour tout vous dire, j'ai même franchement horreur de ça… D'ailleurs, j'avais décidé, comme vous m'invitez au théâtre, de vous inviter au restaurant après le spectacle. Et c'est ce que je ferai… Et si vous refusez, je ne dîne pas avec vous. C'est bien compris ?
PAUL : Ah ça… C'est très embêtant, parce que…
NICOLE : Ah non ! Ne me dites pas que votre sœur a aussi un beau-frère restaurateur !
PAUL : Non… Ma sœur n'a rien à voir là-dedans, mais le propriétaire du restaurant où je me fais une joie de vous emmener est mon meilleur ami…
NICOLE : Et alors ?
PAUL : Eh bien, je n'ai jamais pu payer une addition depuis que je vais chez lui… Ça me gêne tellement que j'y vais de moins en moins, mais le hasard a voulu que nous nous rencontrions cet après-midi et il m'a fait jurer que je viendrais ce soir… Notre table est réservée… Je ne peux pas décommander, ce serait lui faire un affront.
NICOLE : Je vous assure que ça m'est très désagréable…
PAUL : Eh bien, je laisserai un très gros pourboire, ce que je fais à chaque fois, et en sortant vous m'en rendrez la moitié. Ça vous va comme ça ?
NICOLE : Non, tout le pourboire…
PAUL : Très bien, je n'insiste pas. Va pour tout le pourboire. Ça y est. Tout va bien, cette fois, vous êtes satisfaite ?
NICOLE : Oui, parce que… Attendez… Il faut que je m'occupe des fleurs.
PAUL : Mais non… Finissez plutôt de vous préparer. Je m'en occupe.
NICOLE : Merci. Vous trouverez dans cette chambre un très gros vase chinois qui sera ravi de les accueillir… (Elle lui indique la chambre d'un geste de la main.) Et pour le remplir, la cuisine est par là. (Elle fait un autre geste de la main.)
PAUL : Je les installe ici ?
NICOLE : Non. Dans la chambre, on les verra moins…
PAUL : Comment ?
NICOLE : On les verra mieux.
PAUL : Parfait. Prenez tout votre temps…
NICOLE : Je serais prête depuis longtemps si je n'étais pas dérangée toutes les cinq minutes par le téléphone… Vous savez ce que c'est !
PAUL : Ah non ! Chez moi, il sonne très peu.
NICOLE : Vous avez de la chance. Ici, ça n'arrête pas. (Le téléphone sonne.) Qu'est-ce que je disais ? (Elle va prendre le téléphone qui est sur un meuble premier plan jardin.) (Paul entre dans la chambre… Elle décroche.) Allô!… Oh non… Oh non… Ecoute ma chérie, là, je n'ai vraiment pas le temps… Je vais au théâtre avec un ami, tu ne le connais pas… (Paul sort de la chambre avec le vase, traverse le plateau et va vers la cuisine.) Et je ne suis toujours pas maquillée… Mais non, je ne te laisse pas tomber, mais comme tu vas me raconter ce que tu m'as déjà raconté ce matin… Il y a du nouveau ? Ah bon ! Alors dis vite… Il t'a rappelée ! Mais je te l'avais dit. Tu vois, tout s'arrange… Ah ! il ne veut plus te revoir ! Oui… Evidemment, ça ne s'arrange pas vraiment. (Paul sort de la chambre avec le vase, traverse le plateau et va vers la cuisine.) Ah non ! Je t'en supplie, arrête de pleurer… Calme-toi… Si tu veux, dès que le spectacle sera fini, je t'appelle… Ça va ?… A quelle heure ça se termine ? Mais je ne sais pas… Attends… (Paul sort de la cuisine avec le vase rempli d'eau.) Paul ?
PAUL : Oui…
NICOLE : Vous savez à quelle heure le spectacle se termine ?
PAUL : Ah non ! C'est une première… Alors…
NICOLE : (au téléphone) Il ne sait pas, c'est une première… Mais oui il est là ! Il est venu me chercher et je ne suis toujours pas prête… Tu comprends !
PAUL : Prenez votre temps, c'est à vingt et une heures… (Il entre dans la chambre.)
NICOLE : (au téléphone) Et en plus il faut être là-bas à vingt heures… Eh oui, c'est une première… Alors, si on veut être bien placé… Bon, ça va… Je peux te laisser… Non… Je viens de te dire que tu ne le connaissais pas… Mais là il s'impatiente un peu, tu vois ?
PAUL : (off, de la chambre) Mais non !
NICOLE : (fort) Mais si ! J'arrive, Paul… Une petite seconde… Allez… A tout à l'heure ma chérie… Regarde la télé, ça te changera les idées… Il y a un très bon film sur la Deux ce soir… “Rupture avec…” Non, ne regarde pas ça… Reste sur la Une. Il y a des variétés, ça t'endormira… A tout à l'heure ma puce… (Elle raccroche brusquement.) Ah ! que c'est dur !
PAUL : (sortant de la chambre) Ah ça ! Les amis…
NICOLE : Ce n'est pas une amie, c'est ma fille…
PAUL : Ah bon…
NICOLE : Eh oui… Et elle tombe amoureuse tous les huit jours… Enfin, j'exagère un peu… Mais j'ai rarement la paix plus d'un trimestre…
PAUL : Elle a quel âge ?
NICOLE : Seize ans.
PAUL : Et elle n'habite plus avec vous ?
NICOLE : Si… mais là-haut… au sixième… Elle a aménagé la chambre de bonne pour avoir son indépendance, mais avant de mettre un lit, elle a mis le téléphone. Je ne vous dis pas les notes ! (Le téléphone sonne.) Oh non… Paul… (Elle avait gardé le téléphone à la main. Elle le tend à Paul.)
PAUL : Oui ?
NICOLE : Vous voulez répondre, s'il vous plaît ? Dites que je suis sous la douche, n'importe quoi, mais qu'on me fiche la paix…
PAUL : Tout de suite… (Il décroche.) Allô !… Oui, c'est bien ici, mais elle est sous la douche. C'est de la part de qui ? Ah ! pardon… Une seconde… (Il a l'air stupéfait, la main sur le combiné.) C'est votre mari !
NICOLE : Ooooh… Qu'est-ce qu'il veut encore celui-là ? Passez-le-moi… Merci. (Elle prend le téléphone que lui tend Paul.) Qu'est-ce que tu veux ? Ah non… Ecoute, là je n'ai vraiment pas le temps, tu t'en occupes… Non… Je sors, figure-toi… J'ai le droit de temps en temps, oui… Je ne sais pas… Vers minuit ça te va ? Désolée, mais c'est comme ça. Tu t'en occupes jusqu'à minuit. Moi je l'ai sur le dos toute la journée, tu peux bien la prendre un peu dans tes bras de temps en temps… Salut… (Elle raccroche.) C'était mon mari… (Elle va poser le téléphone sur le bar, premier plan cour.)
PAUL : Oui… Je sais… Mais je croyais… Enfin, vous m'aviez dit…
NICOLE : … que nous avions divorcé !
PAUL : Oui…
NICOLE : Mais nous avons divorcé ! Tout va très bien… Ça va même beaucoup mieux depuis. Non, le problème c'est Sophie… Elle vient de l'appeler… Et… (On sonne à la porte d'entrée.) Et le voilà…
PAUL : Qui ça ?
NICOLE : Mon mari… C'est lui, j'en suis sûre…
PAUL : Mais il vient juste de raccrocher !!!
NICOLE : Il n'a que le palier à traverser, il habite en face…
PAUL : (très étonné) Ah bon !!!
NICOLE : Oui… Je vous expliquerai… (Paul attrape le bouquet et entre précipitamment dans la chambre… La sonnerie de la porte se fait pressante.) Voilà… Voilà… Une seconde… J'arrive. (Elle ouvre la porte. Paraît Michel, affolé et furieux.)
MICHEL : C'est pas vrai ! Non, mais c'est pas vrai ! Qu'est-ce que tu fabriquais ?… Ça fait une heure que je sonne…
NICOLE : Qu'est-ce que tu veux ?
MICHEL : Tu le sais très bien ce que je veux ! Primo, que tu perdes cette épouvantable manie de me raccrocher au nez… Deuxio… (Il découvre Paul qui sort de la chambre.) Oh ! pardon ! bonjour monsieur…
PAUL : Bonjour monsieur…
MICHEL : Tu aurais quand même pu me prévenir que tu n'étais pas seule !
NICOLE : Tu le savais très bien, c'est lui qui t'a répondu.
MICHEL : Ah… C'est vous…
PAUL : Oui…
MICHEL : C'est pour ça que je ne reconnaissais pas la voix d'André !
NICOLE : Oh ! ça va…
MICHEL : Non, ça ne va pas ! Tu permets ? Moi, je croyais que c'était André… C'est pour ça que je me suis permis… Tu ne pouvais pas me le dire que ce n'était pas André ?
NICOLE : Tu ne m'en as pas laissé le temps !
MICHEL : Ça c'est la meilleure. (A Paul) Elle me raccroche au nez et c'est moi qui ne lui laisse pas le temps ! Quand perdras-tu cette détestable habitude ?
NICOLE : Quand tu prendras celle de m'écouter ! Je t'ai dit que je sortais, que j'étais en retard et que je m'occuperais de Sophie à minuit, en rentrant !
MICHEL : Mais moi aussi, je sors ! Ça se voit, non ! Je n'ai pas l'habitude de m'habiller en pingouin… (En effet, il est en smoking.) Alors qui va s'occuper d'elle jusqu'à minuit ?
NICOLE : Ecoute, Michel… D'habitude, c'est moi, c'est toujours moi ! Du matin au soir ! Toi, tu ne t'occupes d'elle que lorsque tout va bien. Jamais quand il y a un problème…
MICHEL : Qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! Mais qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! (A Paul) Vous avez entendu ce que je viens d'entendre ? Vous avez entendu ?
PAUL : C'est-à-dire…
MICHEL : Vous connaissez Sophie !
PAUL : Heu… Non…
MICHEL : Ah bon ! Elle ne vous a même pas parlé de Sophie ? (A Nicole) Bravo…
NICOLE : Michel, ça suffit !
MICHEL : Non, ça ne suffit pas ! Tu permets ? Je me présente puisque tu n'as même pas la délicatesse de le faire, Michel Aron.
PAUL : Paul Laffargue… (Ils se serrent la main…)
MICHEL : Vous êtes dans le béton ?
PAUL : Heu… Non, pourquoi ?
MICHEL : Y a pas un béton qui s'appelle comme ça, Laffargue ?
PAUL : Non… Enfin, je ne crois pas…
MICHEL : Ah ! mais non… Vous avez raison, c'est le ciment. Et puis, c'est pas Laffargue, c'est Lafarge… Vous en avez entendu parler du ciment Lafarge ?
PAUL : Ah oui… Oui… Oui…
MICHEL : Mais c'est pas vous ?
PAUL : Ah non… Moi c'est Laffargue, pas “ge”… C'est la contraction de Laffargeski.
MICHEL : Tiens !
PAUL : Oui, c'est un nom d'origine russe. Après la révolution de 1917, mes parents qui ont émigré ici ont francisé le nom.
MICHEL : Oh ! c'est bien, ça, comme contraction !
PAUL : Oh oui… C'est plus…
MICHEL : … décontracté !
PAUL : Oui…
MICHEL : Mais ça doit vous arriver souvent…
PAUL : Quoi ?
MICHEL : Que l'on vous demande si c'est vous le ciment.
PAUL : Non… C'est la première fois…
MICHEL : Je suis le premier ?
PAUL : Oui.
MICHEL : Ah… C'est bien la première fois que je suis le premier en quelque chose… Merci… C'est gentil… (Il lui serre la main.)
NICOLE : (furieuse) Michel !!!
MICHEL : Quoi ?
NICOLE : Tu vas rester ici encore combien de temps ?
MICHEL : Le temps que Sophie descende !
NICOLE : Quoi ?!
MICHEL : Oui… Je lui ai donné l'ordre de descendre. Il faut que nous lui parlions…
NICOLE : Tu lui parleras, parce que moi, je sors ! Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ?
MICHEL : Et moi ! Combien de fois faudra-t-il que je te répète que je sors aussi ? C'est l'anniversaire de Shoumaker ! Je dois signer le contrat de ma vie avec lui. Mais, dans l'état où est Sophie, et après ce que tu lui as dit il n'y a pas cinq minutes…
NICOLE : Qu'est-ce que je lui ai dit ?
MICHEL : Je ne sais pas, mais quand elle m'a appelé, tout de suite après, elle était effondrée, donc tu as dû lui dire quelque chose qu'il ne fallait pas, c'est sûr !
NICOLE : (énervée) Je lui ai dit que je l'appellerai à la fin du spectacle ! Demande à Paul, il était là !
MICHEL : C'est vrai, Paul ?
PAUL : Oui… Oui… J'étais là…
MICHEL : Alors, c'est ton ton…
NICOLE : Pardon ?
MICHEL : C'est le ton que tu as employé pour lui dire ça, qui a dû la perturber…
NICOLE : Michel, je sens que je vais m'énerver !
MICHEL : Ah ! mais tu l'es déjà ! Et si tu lui as parlé comme tu viens de le faire, ça ne m'étonne plus du tout…
NICOLE : Bon, moi, j'en ai marre… (A Paul) On s'en va. Vous venez, Paul ?
MICHEL : Pas question ! Une seconde, tu permets ? (A Paul) Paul… Mon petit Paul… Vous permettez que je vous appelle Paul ? (Il le prend par le bras et l'entraîne à l'avant-scène.)
PAUL : Bien sûr !
NICOLE : Ça y est ! Il va l'inviter à danser, maintenant !
MICHEL : (à Paul) Elle est drôle, hein ? C'est pour ça que je l'ai épousée ! Parce qu'elle était drôle… Et puis elle est devenue moins drôle… Alors ça m'a fait tout drôle…
NICOLE : Tu te crois drôle ?
MICHEL : Non ! Et je ne cherche pas à l'être ! C'est pas le moment ! Et toi, au lieu de rester plantée là, tu ferais mieux de l'appeler. Ça fait cinq minutes qu'elle devrait être là. Ça ne t'inquiète pas ?
NICOLE : Qu'est-ce qui t'empêche de le faire ?
MICHEL : Mais c'est pas vrai ! Où est le téléphone ? (Il va au premier plan jardin.)
NICOLE : Là-bas… (Elle lui indique le bar.)
MICHEL : Je t'ai dit cent fois de le remettre sur le socle !
NICOLE : Tu permets ? Je suis chez moi maintenant ici !
MICHEL : On le saura ! (Il traverse le plateau de jardin à cour, en passant devant Paul.) Excusez-moi mon cher André.
PAUL : Paul !
MICHEL : Ah oui… C'est vrai… Comme Shoumaker… Lui aussi, il s'appelle Paul. (Il compose son numéro.) Vous le connaissez ?
PAUL : Ah oui… Le coureur automobile !
MICHEL : Mais non ! Oh là là ! S'il vous entendait !… L’armateur !
PAUL : Ah oui…
MICHEL : Eh bien, je travaille pour...