Fartlek

A l’origine un fait divers. Comme chaque semaine, un groupe de collégiens en section sportive, spécialité natation, effectue en bus le trajet allant de l’établissement scolaire à la piscine. Le professeur de sport, une femme, comme chaque semaine descend du bus pour faire traverser quelques élèves d’une autre section. L’ambiance se dégrade. L’enseignante fait l’objet de sarcasmes, c’est l’escalade. Le chauffeur intervient pour rétablir l’ordre dans le car ; un rapport de force s’établit, au cours duquel l’adulte, tâchant de recadrer le jeune, dérape et le bouscule vertement.
La difficulté qu’éprouvent les personnages à trouver une langue commune est le déclencheur de la violence : très vite, la langue de l’autre est ressentie comme agressante. De même que l’incivilité est décochée telle une agression destinée à faire flancher l’adulte, les mots de l’adulte, ses rappels à l’ordre formulés dans la langue policée des grandes personnes sont reçus comme une agression par les jeunes gens.
L’agression devient un mode de relation dans lequel chacun mesure sa puissance et l’extension de son territoire. Rompus à l’entraînement sportif, les jeunes nageurs mènent la danse.
La pièce, tant dans sa structure que dans son écriture, peut trouver son rythme dans cet exercice d’entraînement qu’est le Fartlek.

Liste des personnages (4)

deux adolescentes : Lou, CollineFemme • Adolescent/Age indifferent
Deux adolescents : Thomas et KillianHomme • Adolescent/Age indifferent
8 adultes : La mère de Thomas, la CPE, une prof, la prof de sport, le chauffeur du bus, le commissaire, le journaliste, le chef d'établissementHomme/Femme • Adulte/Age indifferent
Chœur d'ado et chœur d'adultes.Homme/Femme/Indifferent • Adolescent/Age indifferent

1

Sur le bord

Le chœur des adolescents : Quand tu pousses les battants, une bouffée humide libère son poivre, narines, sinus, ça te récure les muqueuses : la javel.

Dès l'escalier, l'écho : les voix se démantèlent, la surface de l'eau et le plafond se renvoient les fragments, étirés, multiples, flottants, décalés. Tu fais claquer l'élastique du maillot pour l'ajuster. Sous la plante des pieds, le carrelage est déjà mouillé.

OCTOBRE

Thomas : Phosphorescente Lou. Peur de rien. J'aimerais l'avoir ce cran-là. Ma mère m'a, elle croit que c'est pour la vie. Mon petit sgougou... Né pour son plaisir. Elle ne l'a même pas dit au type avec qui elle m'a eu, qu'elle était enceinte ; une sorte de vengeance faite à cet homme : lui faire un enfant dans le dos et qu'il puisse même pas s'en plaindre. Ne sait pas que j'existe ; j'existe à moitié pas. Le gars qui m'a reconnu à l'état civil, il lit son journal.

Lou : Déléguée depuis la 6°. J'ai des courtisans. Une reine. En face il n'y a jamais personne. Tout le monde s'aplatit. Thomas ? Pas pareil. Thomas est gentil. À défaut d'un vrai guerrier je me suis trouvé ce saint Bernard. Je lui fais peur. J'adore voir sur son visage l'effroi que je lui procure, le blanc sur ses joues, noir autour des yeux... Un week-end d'hiver je me suis fait un pari : je voudrais le faire dérailler. Envie qu'il explose sa petite gueule de doux et que de là-dessous surgisse Dark Vador, Spiderman, même pour une heure, même quelques minutes.

*

Le chœur des adolescents : Après le passage du pédiluve le carrelage au bord du bassin paraît tiède, doux, de la peau d'enfant.

L'œuf : orteils accrochés au bord du bassin, les mains aux chevilles, la tête rentrée, tu te laisses tomber.

Maintiens la position !

Fais gaffe au plat !

La méthode FARTLEK est un entraînement qui alterne les phases de sprint avec des phases plus calmes.  Le nageur choisit lui-même ses séries en fonction de ses envies, de ses sensations et des objectifs qu’il s’est fixés. Inutile de chronométrer. Le but : rompre la monotonie, améliorer son endurance et gagner en vitesse.

*

Thomas : Maman, le coca, c'est quand même pas de la coke ! Tout le monde boit du coca !

La mère de Thomas : La prunelle de mes yeux n'est pas tout le monde ! Un nageur a besoin d'un apport quotidien de calcium de 1200 milligrammes or le coca

Thomas : diminue le taux de calcium je sais. Mais juste une fois ! Ok c'est bon, je ne boirai pas de coca... C'est oui ?

La mère de Thomas : L'an dernier mon fils n'a pas réussi mais j'ai demandé un recours. On ne redouble plus aujourd'hui. L'échec n'existe pas. Réussite scolaire : il suffit d'actionner les bons leviers. Mon mari n'était pas d'accord avec cette solution. Tu le couves beaucoup trop, il a tenté. Au nom de quoi l'homme qui n'est même pas son père aurait-il davantage raison que moi ? Quand Thomas a eu neuf ans sa vocation de nageur s'est déclarée. Yehudi Menuhin s'ennuyait à l'école ; c'est sa mère qui l'en a retiré, elle a pris sur elle de lui faire apprendre le violon à la maison.

Thomas : On peut jouer de la musique sans être Yehudi Menuhin...

La mère de Thomas : Thomas sera ma réussite. Je suis son ossature, la volonté qui donne forme à sa silhouette.

Mac Do demain midi c'est non.Thomas : Allez maman, le soir promis je mangerai de la soupe.

La mère de Thomas : J'ai dit non. Un temps. Bon… Tu as gagné… Vas-y qu'est-ce que tu veux que je te dise.

Thomas : Maman, je suis au collège, pas dans l'équipe de France.

La mère de Thomas : Tu es en section sport-études.

Thomas : La natation c'est juste une option !

La mère de Thomas : Juste une option ? Veux-tu réussir ta vie oui ou non ?

Thomas sera un grand champion. Il nage déjà très bien. J'ai consulté un médecin nutritionniste spécialiste de cette discipline. Les légumineuses, lentilles vertes du Puy, pois cassés, haricots rouges, pois chiches, sont de bons glucides à index glycémique lent, ils contiennent aussi d'excellents acides aminés ; c'est ce qui assure la bonne qualité des protéines musculaires : telles un puzzle, les protéines des muscles du nageur doivent contenir des acides aminés variés, afin de leur garantir solidité et puissance.

DÉCEMBRE

Le chœur des adolescents : Bonbecs ! Yep !

Allan ça pue la mort : ses parents lui prennent ses fringues à Leclerc.

Les bonbecs ; comme ça qu’il se la rachète sa popularité, à coup de sucettes qui te laissent la langue bleu schtroumpf, à coup de fraises tagada, de créma ;

les doigts s'introduisent dans le paquet à plusieurs, ça fouille, crépitement,

collant t'attrapes tu ne vois pas quoi,

pas avant que ça ne sorte

et là pas le droit d'échanger, une sorte de loi dans la classe,

ce que tu chopes tu l'avales,

t'échange pas.

Tu tires ça dépend ; une petite saloperie translucide ;

vert piquant ;

pétillant rose ;

fraise molle ;

boule fraîche ;

bleu croquant ;

violette ;

non t'échange pas on a dit que non ;

c'est ton destin ;

le paquet circule ; autour, dans l'appui des regards, dans la fibre des rires, enfoui : le trac, la trouille du  bonbon surprise.

Si ça tombe, le bonbon que tu t’apprêtes à déguster, c’est pas réglisse ou myrtille qu’il va te laisser sur la langue, mais un relent de poisson, d'ail ou de vieille chaussette,

et dans le pire des cas, un authentique effet goût de merde.

C’est un jeu ouais.

Un défi.

Blow bubbles !

*

La CPE : Kilian, les papiers, ramassez-moi ces papiers. Dites-vous le faites ça chez vous, éparpiller des emballages de bonbons sur le tapis du salon ? Vos parents, ils apprécient ? Je vous préviens, je vous y reprends au détour d'un couloir je vous prive de natation. Mais bien sûr que j'ai le droit de vous retenir, entraînement ou pas, quand votre entraîneur sera informé de votre conduite, que pensez-vous qu'il dira ?  Qu'est-ce que vous croyez ? Encore une fois, la section sportive n'est pas un dû, elle engendre des devoirs jeune homme ; vous me passerez votre jeudi après-midi à la vie scolaire. On saura bien vous occuper. Vous suivrez les agents de nettoyage dans leur travail, je vais vous l'apprendre moi la politesse.

Le chœur des adolescents : C'est bon, je ramasse. T'énerve pas. Intérêt général mon cul, Kilian roumègue. Nous il pense un jour on sera champions. Nos parents nous répètent ça, qu'à nous, il nous faut rien de moins, l'excellence.

Depuis qu'un matin l'air a déplié nos poumons pour y jeter des cris, on nous l'a tracé ce parcours d'excellence.

Tapis d'éveil,

circuit en bois fabriqué à la main par des artisans du Larzac aux normes européennes,

cinq fruits et légumes par jour,

lego éducatifs,

apprentissage quotidien des leçons,

circuit parallèle de cours particuliers,

orthodontiste pour un sourire américain,

goûters d'anniversaire mémorables,

entraînement trois fois par semaine à la piscine,

et à l'âge de 11 ans, dès l'entrée au collège, hostie sur la langue : la section sport étude !

Dégagez dégagez, laissez-nous passer, pardon pardon, poussez-vous, c'est nous, l'avenir nous appartient ! Tu vas voir ce qu'on va leur mettre, la relève de l'équipe de France c'est nous ! Le tout-venant de nos contemporains, la lie, les vieux qu'ont raté leur vie, ouvriers, fonctionnaires, employés : tout juste bons à torcher notre mépris.

À nous l'azur radieux ! Tous les jeudis, plié, tendu, corps exultant on y goûte on y plonge, une giclée de chlore en guise...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.



Retour en haut
Retour haut de page