Fleur de cactus

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Enorme succès de boulevard, créé en 1964 par Jean Poiret et Sophie Desmarets, cette dernière reprendra son même rôle au côté de Jacques Rosny en 1987.

Le docteur Julien Desforges, chirurgien-dentiste au cabinet prospère, a une liaison : Antonia, à qui il fait croire, afin de préserver sa liberté, qu’il est marié et père de trois enfants. Il est assisté par une infirmière modèle, très efficace et en apparence du moins genre ” cactus ” et secrètement éprise de lui. Au début de la pièce, Antonia a fait une tentative de suicide pour un rendez-vous annulé, mais elle est sauvée par son sympathique et jeune voisin : Igor. Affolé, Julien lui propose de divorcer pour l’épouser, mais Antonia exige de celui-ci qu’il lui fasse connaître sa femme. Gros embarras de Julien qui pense à son assistante pour jouer ce rôle. Elle refuse d’abord puis se prête au jeu. Pour justifier le consentement de sa femme à ce divorce, il lui invente un amant qu’il lui faut à nouveau matérialiser. Un ami parasite et un peu mufle, Norbert, fera l’affaire, mais il est lui-même doté d’une maîtresse blonde et explosive ; tout le monde se retrouve à une soirée d’ambiance, y compris Igor.

De cascades de joyeux mensonges en malentendus, cette charmante comédie aux pétillants dialogues qui déchaînent les rires nous amène au dénouement où Julien découvre que son ” cactus ” peut fleurir et le combler. Antonia, pour sa part, aura trouvé le bonheur avec Igor.

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Fleur de cactus

Acte Premier

scène I

La chambre d’Antonia.

Deux heures du matin.

Un petit logement sous les toits, dans le quartier de l’Odéon. Kitchenette à vue.

À droite, la porte d’entrée donne directement sur le palier.

Au fond, la porte d’une minuscule salle de bains.

Sur la gauche, une porte-fenêtre s’ouvre sur un petit balcon pris dans la toiture et séparé du balcon voisin par une simple grille à mi-hauteur.

La chambre est plongée dans l’obscurité, mais le clair de lune éclaire le lit sur lequel Antonia est étendue à plat ventre. Elle porte une chemise de nuit courte, et sa tête pend dans le vide, au pied du lit, face aux spectateurs.

Un transistor diffuse une musique rock. Quelqu’un frappe à la porte.

Voix D’IGOR Il y a quelqu’un ?… (Plus fort.) Il y a quelqu’un ?… (Il frappe à nouveau, plus énergiquement.) Ça sent le gaz !…

Antonia demeure inerte. Un instant plus tard, on aperçoit Igor qui passe par-dessus la grille qui sépare son balcon de celui d’Antonia. Il tente d’ouvrir la fenêtre, puis n’hésitant pas, il brise un carreau, ce qui lui permet de tourner la poignée de l’espagnolette. Il pénètre rapidement dans la chambre. Il est jeune, athlétique. Jeans et blouson de cuir. Il jette un regard circulaire, tout en reniflant — un coup d’œil vers Antonia sur le lit — et il se précipite en direction du four, appuie au passage sur l’interrupteur, faisant ainsi la lumière dans la pièce. Il ferme les boutons du gaz, retourne ouvrir la fenêtre. Il éteint le transistor. Puis, il va vers le lit, monte dessus, enjambe Antonia. Il colle son oreille contre son dos, puis il la retourne. Tandis qu’il la tient dans ses bras, il prend une grande respiration avant de lui faire du bouche-à-bouche. Mais, à peine a-t-il commencé qu’elle colle ses lèvres aux siennes pour l’embrasser avidement, tandis qu’on voit gigoter ses doigts de pieds. Ses bras s’enroulent autour du cou d’Igor. Le temps qu’il revienne de sa surprise — et il semblerait que cela lui prenne un certain temps —, Igor s’écarte d’elle.

ANTONIA (D’une voix très endormie, les bras toujours noués autour du cou d’Igor.) Julien, Julien…

IGOR Je ne suis pas Julien ! Réveillez-vous…

ANTONIA (Toujours à moitié endormie.) Embrasse-moi, Julien…

IGOR (Après un regard autour de lui.) Qui que tu sois… pardon, Julien !

Il embrasse Antonia. Soudain, elle se redresse en repoussant Igor.

ANTONIA (Elle prend du recul.) Qui êtes-vous ?… Qu’est-ce que vous faites ?

IGOR Du bouche-à-bouche.

ANTONIA Vous m’embrassiez ?

IGOR Ben… c’est la première fois que je pratique le bouche-à-bouche.

ANTONIA Mais… mais… qu’est-ce qui m’est arrivé ?

IGOR Je voudrais bien le savoir. Je rentrais chez moi. J’ai senti le gaz…

ANTONIA Le gaz ?… Oh ! non ! (Elle retombe dans la première position, à plat ventre sur le lit et elle martèle le sol de son poing.) Je me suis ratée ! Je me suis ratée ! C’était bien la peine !… (Elle sanglote, désespérée.)

IGOR Allons, allons… calmez-vous. C’est plutôt un coup de bol que je sois passé devant votre porte à ce moment-là, sinon…

ANTONIA Il y a toujours des imbéciles pour se mêler de ce qui ne les regarde pas !

IGOR (Il explose.) Quoi ?! Putain, merde ! Je lui sauve la vie et tout ce que je récolte…

ANTONIA Je ne vous ai rien demandé ! C’est mourir que je voulais, moi ! Et par votre faute, tout est à recommencer.

IGOR Eh bien, recommencez autant que vous voudrez, mais ailleurs ! Avec vos conneries, vous risquiez de faire sauter toute la baraque. Il n’y a pas que vous qui habitez cet immeuble, ma petite ! Je tiens à la vie, moi !

ANTONIA Ah oui ? Vous en avez de la chance !

IGOR (Se radoucissant.) Quoi ? Qu’est-ce qu’il vous a fait, Julien ?

ANTONIA Vous le connaissez ?

IGOR Non, mais vous m’appeliez Julien en me roulant des pelles.

ANTONIA Oooh ! Ce n’est pas moi qui vous roulais des pelles ! J’étais complètement dans les vapes. C’est vous qui… (Avec un recul, horrifiée.) J’espère que vous n’en avez pas profité pour…

IGOR Non, non, rassurez-vous. Je n’ai pas eu le temps ! (Antonia esquisse un pâle sourire.) Alors, qu’est-ce qui s’est passé avec Julien ? Il vous a plaquée, ou quoi ?

ANTONIA Lui ? C’est un type trop bien pour faire une chose pareille. Non. Julien m’aime. Et je l’aime.

IGOR Ben alors, il n’y a pas de problème !

ANTONIA Pas de problème ?… Un homme marié !

IGOR Parce qu’il est marié ?

ANTONIA Oui, et pas rien qu’un peu. Avec trois gosses !

IGOR Et naturellement, c’est ce que vous venez de découvrir ?

ANTONIA Mais non, pas du tout ! Je vous répète que Julien est un type bien. Ce n’est pas lui qui aurait menti à une fille… Avant de faire sa connaissance, j’ai été très amoureuse d’un photographe… Ah ! ce qu’il a pu me faire marcher, celui-là ! Depuis, je me suis juré que je ne passerais pas le moindre mensonge à un homme.

IGOR Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ?

ANTONIA Je suis une violente, moi, une passionnée !

IGOR On dirait, oui ! Mais puisque Julien vous a dit dès le début qu’il était marié, vous saviez à quoi vous en tenir. Fallait en choisir un autre !

ANTONIA Je ne me doutais pas que ça allait devenir aussi sérieux entre nous. Quand j’ai compris, c’était trop tard… Hier soir, j’ai eu un coup de cafard. C’était l’anniversaire de notre rencontre…

IGOR Ça fait longtemps que vous êtes ensemble ?

ANTONIA Plutôt, oui. Un mois !… On devait faire la dînette, tous les deux, ici. Je lui avais même préparé une surprise : du goulash ! Il en raffole. Ce n’est pas sa bonne femme qui lui en ferait, du goulash. Vous pensez, elle est de Limoges… Et puis, juste pendant que j’étais en train de tourner ma sauce, voilà ce qui m’arrive… Tenez, lisez… (Elle lui tend un télégramme.)

IGOR (Lisant.) « Impossible dîner avec toi ce soir. Caresses. » Au pluriel !

ANTONIA C’est le même prix !

IGOR Il n’y a tout de même pas de quoi se flinguer ! Pour un dîner décommandé…

ANTONIA C’est pas le premier ! Un soir sur deux, je me retrouve en rade. Alors hier, le désespoir m’est tombé dessus brusquement. Et d’un seul coup, j’ai compris que j’avais raté ma vie. Ma décision a été prise. J’ai refait très soigneusement mon maquillage, j’ai choisi un fond musical sur mon transistor et j’ai ouvert le gaz… Sans vous, je serais déjà loin !

IGOR Dommage qu’on ne se soit pas connus plus tôt ! Je l’aurais bien partagé avec vous, moi, votre goulash !

ANTONIA Si le cœur vous en dit, emportez ce qui reste dans la casserole. Moi, j’en suis dégoûtée pour longtemps !

IGOR (S’approchant du fourneau.) La sauce a dû légèrement déborder… tous les brûleurs sont bouchés ! Vous aviez tort de me reprocher de jouer les saint-bernards ! Ce n’est pas moi, c’est le goulash qui vous a sauvé la vie !

ANTONIA Vous rigolez toujours de tout comme ça ?

IGOR Il n’y a rien de tragique ! Vous n’avez qu’à le balancer, votre Julien. Roulée comme vous l’êtes, il ne vous sera pas difficile de décrocher un gars qui ne soit pas marié.

ANTONIA (Persifleuse.) Vous, peut-être ?

IGOR Moi, euh… ben oui, pourquoi pas ? Depuis deux jours, justement, je suis libre.

ANTONIA Vous êtes trop jeune. Les minets, moi, ça ne m’intéresse pas. Je les laisse aux dames mûres.

IGOR Vous faites bien la dégoûtée.

ANTONIA Je suis sûre que vous êtes du genre cavaleur. Non ?

IGOR Cavaleur… Je butine, quoi !

ANTONIA Et moi, il me faut le grand amour.

IGOR Sauve qui peut !

ANTONIA Et quand vous ne butinez pas, qu’est-ce que vous faites ? Je veux dire, dans le civil ?

IGOR Je suis acteur.

ANTONIA Dans quoi vous avez joué ? Je vous ai déjà vu ?

IGOR Le shampooing Schmouss, vous connaissez ?

ANTONIA Je l’ai essayé une fois… dégueulasse !

IGOR À qui le dites-vous ! À la télé, le mec sous la douche qui proclame : « Il n’y a que Schmouss qui mousse, mousse, mousse ! »… c’est moi !

ANTONIA C’est toi ? Pardon… c’est vous ?

IGOR Oh ! vu les circonstances, on peut se dire tu !

ANTONIA Je préfère. Alors, c’est toi, sous la douche ? Je ne t’aurais jamais reconnu !

IGOR Forcément ! J’ai la tête couverte de shampoing ! Les yeux, le nez, la bouche remplis de mousse !
Un martyre !

ANTONIA Dis donc, tu es une vraie vedette !

IGOR Te fous pas de moi. Je fais ça pour le fric. Mon ambition, c’est de devenir le Laurence Olivier français.

ANTONIA Vas-y. La place est libre.

IGOR Oui, mais… en attendant qu’on me découvre, il faut bouffer.

ANTONIA Très juste ! Quelle heure est-il ?

IGOR (Regardant sa montre.) Trois heures du matin !

ANTONIA Faudrait que je dorme un peu avant de me lever ! Parce que moi aussi, j’ai un boulot ! C’est ça, la vie ! Cette chienne de vie qui va recommencer à cause de toi… Tout tourne. J’ai les jambes molles. (Elle se recouche.) Tant pis ! Je prends un jour de convalescence.

IGOR Ça vaut bien ça, un suicide manqué. Quand tu te réveilleras, si tu te sens seule, tu n’auras qu’à cogner au mur. Je suis ton nouveau voisin.

ANTONIA Merci… Comment tu t’appelles ?

IGOR Igor.

ANTONIA Merci, Igor. Moi, c’est Antonia.

IGOR Salut, Antonia. Repose-toi bien. Et plus de bêtises, hein ?

ANTONIA Promis ! J’ai bien trop envie de roupiller ! (Avant de sortir, Igor éteint la lumière. Il n’a pas refermé la porte derrière lui qu’Antonia se redresse dans son lit en poussant un cri.) Ah ! mon Dieu ! Ma lettre !

IGOR Quelle lettre ?

ANTONIA Ma lettre à Julien. Hier soir, quand j’ai pris ma grande décision, j’ai écrit à Julien pour lui dire adieu.

IGOR Et elle est partie, cette lettre ?

ANTONIA Je suis redescendue spécialement pour la poster. Je voulais qu’il la reçoive au premier courrier ce matin. Puisque c’était pour lui que je me tuais, il était normal que je lui en fasse part !… Oh là là ! C’est épouvantable ! Il faut absolument le prévenir avant. Tu ne veux pas être un chou et lui téléphoner le plus tôt possible à son cabinet ?

IGOR Tu ne peux pas le faire toi-même ?

ANTONIA Je dormirai, moi ! Et puisque tout est fini entre Julien et moi, j’aurais bien trop peur de craquer en l’entendant au bout du fil. Je ne veux pas lui donner cette satisfaction ! D’ailleurs, il est capable d’appeler police secours, ou Dieu sait quoi ! Igor, mon petit Igor, je t’en supplie…

IGOR (Résigné.) Quel est son numéro ?

ANTONIA Je ne le connais pas par cœur. Je ne lui téléphone jamais. À cause de sa femme. Mais tu le trouveras dans l’annuaire. Julien Desforges, chirurgien-dentiste, 97 bis, rue Théodore-Dupont.

IGOR Julien Desforges, chirurgien-dentiste, 97 bis, rue Théodore-Dupont. Bon, alors qu’est-ce que je lui dis ? À supposer que ça ne soit pas sa femme qui me réponde ?

ANTONIA Dis-lui… dis-lui… ben, que je suis vivante !

IGOR C’est tout ?

ANTONIA C’est le plus important, non ?!

IGOR Je dirais même que c’est l’essentiel. D’accord. La commission sera faite. « Allô, Dr Desforges ? J’ai une bonne nouvelle pour vous : Antonia est vivante ! » Qu’est-ce qu’il va être content, Julien !…

NOIR

scène II

Le cabinet du Dr Desforges. Le même matin, vers onze heures.

Au premier plan, à droite, le bureau de Mlle Vigneau, la secrétaire du docteur. Sur le bureau, un petit cactus dans un pot.

À droite, en coulisse, la porte d’entrée ; à gauche, le salon d’attente.

Dans le fond, une porte en verre dépoli s’ouvre sur le cabinet du docteur. On apercevra, en transparence, le dentiste s’affairer autour de ses patients.

Sonnerie du téléphone.

Mlle Vigneau (Stéphane) entre en scène et se dirige vers le bureau pour répondre. Blouse blanche, souliers blancs à talons plats, visage démaquillé ; c’est la parfaite infirmière.

Mlle Vigneau décroche le téléphone ; de sa main libre, elle tire un kleenex avec lequel elle essuie l’écouteur. Elle jette le kleenex.

STÉPHANE (Au téléphone, d’une voix à la fois impersonnelle et ouatée.) Allô ! Le cabinet du Dr Desforges… Oui, madame… Oh ! pas avant la semaine prochaine, madame. (Consultant le livre de rendez-vous.) Je peux vous proposer le jeudi 27, à neuf heures et quart, ou le lundi 31 à dix-sept heures trente… Je me permets de vous rappeler que le docteur est très ponctuel et que la rue Théodore-Dupont est à sens unique.
Bonjour, madame.

Elle raccroche. Mlle Vigneau met ses lunettes et trie le courrier du docteur. Une enveloppe semble retenir son attention. Elle l’examine et la met de côté. Sonnette de la porte d’entrée. Mlle Vigneau se lève posément et disparaît vers la droite. Elle réapparaîtra presque aussitôt avec une dame qu’elle conduira vers le salon d’attente.

DURAND-BÉNÉCHOL Un caramel ! J’ai commis l’imprudence d’accepter un caramel ! Je ne pouvais pas refuser, n’est-ce pas ? C’est le chef de cabinet du préfet qui me l’a offert pendant l’entracte des ballets éthiopiens.

STÉPHANE Le docteur va vous recevoir dans un instant, madame. Comme vous étiez en retard, il a donné votre tour au malade suivant qui, lui, était en avance.

DURAND-BÉNÉCHOL Comment, je suis en retard ?

STÉPHANE Eh oui, madame. (Regardant son bracelet-montre.)
De vingt minutes.

DURAND-BÉNÉCHOL C’est la faute de mon nouveau chauffeur. Il est beau gosse, mais il ne sait pas se faufiler. Je lui avais dit de prendre la petite. Eh bien non, il a fallu qu’il prenne la grosse. Je suis désolée.

STÉPHANE C’est le docteur qui le sera de vous faire attendre. Voulez-vous vous installer au salon ?

Stéphane introduit la dame vers la gauche. La voix suave de Mlle Vigneau, la sonnette de la porte d’entrée modulée sur trois notes, une musique de fond lénitive, tout concourt à détendre les nerfs du patient. Mlle Vigneau revient prendre place derrière son bureau. La porte du cabinet s’ouvre et Norbert paraît, suivi de Julien. Ce dernier en blouse blanche.

JULIEN … Tôt ou tard, il faudra bien l’extraire, cette dent de sagesse.

NORBERT Qu’est-ce que ça va encore me coûter ? (Coup d’œil circulaire.) Dis donc, on dirait que tu as fait de nouvelles transformations ?

JULIEN Quoi ? Tu n’étais pas revenu depuis qu’on m’a installé l’air conditionné, et insonorisé les murs ?

NORBERT Non… Tu as dû la sentir passer ! (Avisant un tableau.) Et ça, qu’est-ce que c’est ? C’est nouveau ?

JULIEN Un Boschoch première manière que je me suis offert pour mon petit Noël.

NORBERT Eh ben, mon vieux… Ça rapporte, on dirait, d’extraire des dents de sagesse !

JULIEN Sans vouloir te froisser, Norbert, pas les tiennes !

NORBERT Ce serait malheureux, un vieux copain comme moi !

JULIEN C’est bien pour ça que je te fais des prix. Excuse-moi de te le rappeler.

NORBERT Tu te rattrapes avec les autres, il faut croire. Pour tes notes de soins, tu ne dois pas y aller avec le dos de la cuiller, hein ?

JULIEN Baisse le ton, je te prie. J’ai eu beau faire insonoriser les murs, ta voix porte.

STÉPHANE (Revenant du salon.) Mme Durand-Bénéchol attend au salon, Docteur.

JULIEN Merci, mademoiselle Vigneau. (À Norbert.) Mme Durand-Bénéchol, les phosphates.

NORBERT En voilà une que tu dois attendre au tournant avec un lance-pierres !

JULIEN Pour qui me prends-tu ? Mon tarif est le même pour tous mes clients.

NORBERT Tu viens de me dire que tu me faisais des prix !

JULIEN (L’entraînant vers la sortie.) Écoute, mon vieux, tu as entendu : une cliente est au salon. Et je déteste faire attendre… Mademoiselle Vigneau, s’il vous plaît, veuillez faire passer Mme Durand-Bénéchol dans mon cabinet.

STÉPHANE Bien, Docteur.

Elle se lève et sort vers la gauche. Norbert la suit des yeux.

NORBERT Tu ne pourrais pas les choisir un peu plus girondes ? (D’un geste, il dessine des formes féminines généreuses.)

JULIEN Mlle Vigneau est une assistante parfaite.

NORBERT Ça se voit !

JULIEN Sa croupe n’est pas assez rebondie à ton goût ? Tu m’en vois navré, mon vieux.

NORBERT Moi, ce que j’en dis, tu sais… C’était surtout pour toi.

JULIEN Merci, mais je ne mélange jamais le travail et le badinage.

NORBERT Oh ! pardon…

Mlle Vigneau revient avec la dame.

DURAND-BÉNÉCHOL Docteur, Docteur, je suis dans un tel état de nerfs, ce matin, promettez-moi, jurez-moi que vous ne me ferez pas mal.

JULIEN Avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi, chère Madame ? (Il lui baise la main.)

DURAND-BÉNÉCHOL C’est vrai… vous avez un doigté si délicat ! Je sais que je peux vous confier ma bouche les yeux fermés… Vous êtes un grand dentiste, mais vous auriez fait le meilleur des gynécologues !

JULIEN Mademoiselle Vigneau, installez Mme Durand-Bénéchol. Je suis à vous tout de suite, chère Madame.

La dame et l’infirmière disparaissent dans le cabinet.

NORBERT Tu as vu comme elle te regardait ?

JULIEN Elle me regardait ? Comment me regardait-elle ?

NORBERT Tu dois les tomber toutes, avoue ! Le prestige de la blouse blanche, c’est connu.

JULIEN On exagère beaucoup.

NORBERT Ne fais pas le modeste.

JULIEN Je mentirais si je prétendais qu’il ne m’était jamais arrivé d’apporter des soins particulièrement attentifs à quelque jolie cliente, mais vois-tu, Norbert, plus ça va, moins j’ai envie de profiter de ce genre d’occasions.

NORBERT Tu vieillis, mon vieux !

JULIEN Peut-être. Et, ma foi, tant mieux. Depuis quelque temps, je suis avec une petite et je suis très content comme ça.

NORBERT Quoi, tu ne fais jamais un petit extra ?

JULIEN Imagine-toi qu’hier, justement, le hasard m’a mis en présence d’une Danoise, une fille superbe : blonde, des grands yeux verts, une poitrine admirable, et le reste à l’avenant… Je me suis dit : « Mon petit Julien, une déesse s’offre à toi, tu n’as pas le droit de te dérober. »

NORBERT En tout cas, j’espère que tu as pris son adresse ? Alors, qu’est-ce que tu as fait ?

JULIEN J’ai décommandé Antonia. La petite s’appelle Antonia… et je me suis tapé la Danoise.

NORBERT Vive la France !

JULIEN Eh bien pas du tout, mon cher, un désastre.

NORBERT Elle était frigide ?

JULIEN Oh ! que non !

NORBERT C’est toi qui n’étais pas en forme ? Ça arrive.

JULIEN Parle pour toi, mon vieux. Non, non, je crois même avoir très honorablement défendu nos couleurs.

NORBERT Qu’est-ce qui n’allait pas ?

JULIEN La tête. J’avais la tête ailleurs !… Que veux-tu, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à Antonia.

NORBERT Avec la Danoise dans ton lit ! Quel gâchis ! Alors, te voilà mordu une fois de plus !

JULIEN Mordu, mordu… Elle est gentille, tu sais !

NORBERT Elles sont toutes gentilles. Jusqu’au jour où elles vous mettent le grappin dessus. Tu es le pigeon idéal, Julien. Et le mariage, elles n’ont que ça en tête.

JULIEN Pas Antonia !

NORBERT Allons donc ! Elle est plus maline que les autres, voilà tout.

JULIEN Tu ne la connais pas.

NORBERT Non, mais je te connais, toi, alors je te dis : casse-cou, vieux, casse-cou !

JULIEN Tu as fini, oui ? Je peux placer un mot ?… Merci pour ta sollicitude, Norbert. Mais ne te fais pas de soucis pour moi. (Il sort une alliance de sa poche.) Tu vois cet anneau ? Il me rend invulnérable. (Il passe l’anneau à son doigt.) Antonia me croit marié et père de trois enfants.

NORBERT Sans blague ?

JULIEN Je me suis inventé une vie conjugale et une famille. Comme ça, je suis à l’abri de tous les chantages. Pas bête, hein ?

NORBERT Ça alors ! Je n’y aurais jamais pensé ! Il est vrai que, moi, je ne suis pas le genre qu’on épouse.

JULIEN Oh ! tu sais, je ne dois pas être le premier à avoir eu cette idée. Tout ce que je peux te dire, c’est que ça rend, mon vieux, ça rend. Cette petite Antonia me fout royalement la paix.

Mlle Vigneau revient du cabinet.

STÉPHANE Mme Durand-Bénéchol est prête, Docteur.

JULIEN Oui, oui, j’y vais.

Mlle Vigneau regagne son bureau.

JULIEN (À Norbert.) Au revoir, mon vieux, content de t’avoir revu. À un de ces jours !

NORBERT À propos, Julien… (Baissant la voix.) Moi aussi, j’ai une petite en ce moment.

JULIEN Ah !… Voyez-vous ça !

NORBERT Le Printemps de Botticelli, mon vieux, le Printemps de Botticelli.

JULIEN Félicitations.

NORBERT De la tête aux pieds, c’est la perfection.

JULIEN Je n’en doute pas, Norbert, je sais que tu es connaisseur.

NORBERT Les yeux, le nez, la bouche …

JULIEN Je te crois sur parole, mon vieux. Tu ne vas pas m’en dresser l’inventaire. Mme Durand-Bénéchol est sur son fauteuil et…

NORBERT Il n’y a qu’une chose, en elle, qui cloche… Son sourire.

JULIEN Ah !

NORBERT Oui, ses dents se chevauchent un peu.

JULIEN Ah ! ah !

NORBERT C’est devenu un complexe, chez elle. Elle n’ose plus sourire. À la longue, ça lui donne une expression morose. Et d’avoir devant moi pendant des soirées entières une fille qui fait la gueule, ça finit à mon tour par me rendre neurasthénique. Tu me comprends, n’est-ce pas ?

JULIEN Oh ! oui, à demi-mot.

NORBERT Bref, j’ai promis à cette mignonne que tu remettrais de l’ordre dans ses quenottes. Je te l’envoie quand ?

STÉPHANE (Intervenant.) Excusez-moi, Docteur, mais je crains que Mme Durand-Bénéchol ne s’impatiente.

JULIEN Voilà, voilà… (À Norbert.) C’est entendu, amène-la-moi. Je verrai ce que je peux faire pour elle.

NORBERT Merci, vieux, je te revaudrai ça.

JULIEN À l’avenir, tâche de les choisir avec des dents bien rangées. Tant pis si c’est le reste qui cloche.

Il sort vers le cabinet. Norbert se...

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