Gaspard et Georgette
Les amants de Garonne
Patrick CHÉREAU
Scène 1 : Dimanche matin
Georgette, Berthe et Joséphine ont feinté la messe et rentrent en catimini pour regarder la télé. L’une se précipite sur la télécommande.
JOSÉPHINE — On regarde quoi ?
GEORGETTE — Météo à la carte !
BERTHE — Oh ben non, c’est tarte la météo. Ça me déprime ! C’est comme les pages nécrologiques, c’est à la fin du canard et quand tu les as lues, t’as envie d’aller te noyer !
JOSÉPHINE — Ouais t’as raison, faut pas les lire. Y a que l’horoscope qui me donne le sourire. Surtout rubrique cœur… Santé je ne regarde pas… Vaut mieux pas, c’est jamais raccord, et rubrique réussite, c’est déjà fait.
GEORGETTE — Moi j’aime bien la météo. Tous les matins je l’écoute au poste et comme ça, je sais comment m’habiller.
JOSÉPHINE — Ah oui et aujourd’hui c’est quoi comme temps ? Parce que là en robe de chambre j’ai du mal avec l’idée du baromètre.
GEORGETTE — C’est pour feinter la messe.
BERTHE — Pas bête. Moi je me suis fait porter pâle. J’ai de la fièvre. Enfin j’avais de la fièvre parce qu’elle est retombée de suite. (Regardant Joséphine.) Toi tu as bien de la chance.
JOSÉPHINE — J’ai dit dès le départ que je n’irai pas, point barre ! Bon, on devrait regarder…
Elle regarde le programme.
GEORGETTE — Le labour est dans le pré !
BERTHE — L’amour est dans le pré, pas le labour, l’amour est dans le pré… Déjà qui z’y vont en tracteur les amoureux, n’ajoute pas une charrue !
JOSÉPHINE, qui s’est emparée de la télécommande allume le poste de télé qui a le son très fort — Aïe zut ! zut ! zut ! zut !
À chaque zut le son augmente. La porte s’entrouvre. Colette passe la tête.
COLETTE — CHUT ! Soyez plus discrètes, c’est l’élévation. Il a manqué de renverser le ciboire !
Elle repart, elles s’installent devant la télé. Clothilde sort une tablette de chocolat, BERTHE se met à un tricotin, Joséphine sort son smartphone…
BERTHE — Rentre ça de suite, si l’abbé te voit avec, t’es bonne pour la corvée de patates, et avec ta polyarthrite on n’est pas près d’avoir des frites !
GEORGETTE — Oui, vaudra mieux faire de la purée !
JOSÉPHINE — D’abord, ce n’est pas de la polyarthrite, c’est juste une petite arthrite, une gêne du métacarpe, celui de l’auriculaire, même que mes phalanges elles sont au garde à vous. Et tu sais pourquoi ?
BERTHE — Non.
JOSÉPHINE — À cause de ça !
Elle montre son smartphone.
BERTHE — Ça ?
JOSÉPHINE — Oui, mon clavier. C’est l’ostéo qui m’y fait travailler les phalangettes. Le kiné lui, c’était une brute, allez vas-y que j’te masse, pétrisse, te r’tourne, t’étire, te re-masse. À chaque séance j’étais cuite, bonne à rien. Ce n’était pas de la kiné c’était de la boulange, et de la boulange de campagne, pas de la baguette au pain blanc, non de la miche au pain bis. Ah oui, non l’ostéo (avec des étoiles dans les yeux) c’est de la dentelle, du pain azyme quoi.
GEORGETTE — Et ça marche ?
JOSÉPHINE, elle hausse les épaules — Couci-couça, c’est de la médecine onctueuse.
BERTHE — Tu les bouffes après ? Tes « onctueuses » phalanges... ? Au ketchup… Avec de la confiote ? Tu délires toujours autant, toi. En tout cas moi, l’ostéo, moins je le vois, mieux je me porte.
JOSÉPHINE — Oui, en même temps c’est le principe, mieux tu te portes, moins tu les vois…
GEORGETTE — Tu les vois qui ?
JOSÉPHINE — Les toubibs ! (Elle revient au smartphone, le brandit.) Et du coup, là je travaille mes articulations, tu vois. L’abbé, il n’a pas intérêt à me le confisquer, c’est un outil de traitement ! Un médicament !
GEORGETTE — Oui ben ton médoc, il n’est pas phyto, c’est le moins qu’on puisse dire !
Colette réapparaît, siffle un bon coup.
COLETTE — Pet pet pet ! Ite missa est ! On éteint tout. V’là l’abbé !
Entrent Clothilde et Lydie qui râlent après l’abbé.
CLOTHILDE — Je ne ferai pas pénitence ! Son chapelet il peut…
LYDIE — Tais-toi, tu vas dire une bêtise…
CLOTHILDE — Moi des bêtises, je ne dis jamais de bêtises, je les mange !
LYDIE — Ah ben voilà ! C’est pour ça que tu n’as plus de dents !
JOSÉPHINE — Bon, alors cette messe, l’hostie, elle était light et sans gluten ?
CLOTHILDE — Oh vous, (aux autres) vous pourriez être solidaires ! L’abbé il dépasse les bornes ! Hier c’était corvée de linge, avant-hier les cuivres, avant avant-hier le grand ménage…
LYDIE — Oui et le mois dernier, le mois sans viande. C’était le mois sans tabac mais comme il pense qu’aucune de nous ne fume, il a trouvé ça : le mois sans viande ! On sait pourquoi ! (Elle fait le signe de la thune avec les doigts.)
CLOTHILDE — Et demain, on démarre le jeûne purificateur ! On va finir cadencées.
BERTHE — Carencées.
CLOTHILDE — Quoi ?
BERTHE — Carencées pas cadencées, carencées ce sont les vitamines, cadencées c’est le Rock’n’roll ! Le Swing… Je voudrais te faire danser sur la prière cadencée… (Nougaro)
LYDIE — Oui mais carencées ou cadencées, va falloir se fournir perso en compléments alimentaires alors qu’ici le slogan c’est « du réfectoire au suppositoire, nous ne vous laisserons pas choir ! » Un comble !
COLETTE — Vous savez bien qu’il faut faire des économies pour équilibrer le budget…
CLOTHILDE, elle s’adresse aux autres — Moi je vous préviens, si vous ne venez pas aux offices avec nous, je ne joue plus au Scrabble, ni au tarot et ne comptez pas sur moi pour continuer à vous apprendre le poker !
LYDIE — C’est vrai quoi, soyons solidaires sinon on ne s’en sortira pas. On finira en cellule comme au carmel !
Entre la robe noire. Il sème la terreur et maintient sous sa baguette de fer ce petit monde de femmes. Il est suivi par Colette qui est comme un petit chien et tourne autour de lui.
L’ABBÉ — Alors mécréantes, infidèles, païennes on se divertit ? Un dimanche matin ? Quel sacrilège !
JOSÉPHINE — Oh l’abbé, faut pas exagérer, l’inquisition, c’est passé de mode. C’est pas avec ça que le confessionnal va passer en surchauffe !
TOUTES lui tournent autour taquines et font la ronde sauf Colette qui respecte l’autorité et qui fera l’essuie-glace entre les filles et l’abbé essayant d’apaiser les unes et de réconforter l’autre.
JOSÉPHINE — L’abbé il est sévère, il persévère ce mammifère. Et nous petites poussières on galère prisonnières. (Au public.) Pas de mystère, pour le satisfaire on gère.
L’ABBÉ — Vade retro satanas !
TOUTES — Hé….
CLOTHILDE — Regarde le rétro Tatiana ? Mais y a pas de Tatiana ici !
GEORGETTE — Mais non « Vade retro SATANAS » ça veut dire « retire toi Satan »… Satan , Lucifer, le malin, le diable quoi ! C’est du latin.
CLOTHILDE — Du patois ?
GEORGETTE — Non ! Du latin ! (Devant l’air ahuri de Clothilde elle ajoute en soupirant, montrant ses oreilles.) Enfin oui si tu veux, du patois d’Italie. Ah ces esgourdes…
CLOTHILDE — Ah !..
BERTHE — L’abbé au presbytère ce n’est pas un libertaire. Et Les horaires du vicaire, sanitaire et funéraire, on gère.
L’ABBÉ — En arrière, sorcières !
JOSÉPHINE — La jarretière de la boulangère c’est son somnifère. Et nous, on le tolère comme le gruyère, le camembert, on gère !
L’ABBÉ — Gasp ! Sancta Maria de Balaruc !
Il sort son mouchoir de dentelle et se tamponne le front, s’assoit au bord de l’apoplexie.
JOSÉPHINE, au public — Oui il est né à Sète !
LYDIE — Gardien de la chaumière, ce cerbère est un protozoaire !
TOUTES — On gère !
L’ABBÉ — Décampez d’ici, tortionnaires !
CLOTHILDE — Dans son reliquaire, son bréviaire et des ulcères…
TOUTES — …on gère !
GEORGETTE — Oui, nous septuagénaires, octogénaires, et même nonagénaires on gère !
TOUTES — Youpi !
L’ABBÉ, qui se remet difficilement— Assez, plus de chahut, le Seigneur vous voit et vous juge ! Et je peux vous dire, le connaissant, il ne rigole pas du tout, mais alors pas du tout du...