Grand cru bourgeois

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Une comédie narquoise, à la limite du dramatique, voire du tragique, qui met en scène des personnages à la limite du caricatural, mais qui nous ressemblent. D’un côté, deux ex-sportifs professionnels de deuxième catégorie se démènent afin de se reconvertir dans le tertiaire hôtelier et vinicole, exploitant en dépit du bon sens, un château plus ou moins cru bourgeois, perdu quelque part dans un fin fond de province. On décide de créer un établissement thermal, balnéaire, plutôt farfelu, à base de pépins de raisins. D’où l’entrée en scène d’un autre couple, lui, journaliste, spécialisé dans des articles art de vivre, elle, jetée comme on se noie, sans aucune préparation, dans la peinture, uniquement des façades de fermes en ruine. On imagine le marchandage éhonté qui se déroulera entre ces personnages. La pièce : écrite dans un ton vigoureux, sans fioritures, avec des répliques à l’emporte-pièce, révélatrices d’une quasi-innocence. L’action : pétaradante, galopant en direction d’une catastrophe à la fois personnelle et sociale. On rit beaucoup mais aussi on compatit. Un miroir cruel de notre société.

Premier Tableau

 

Château Jonkher-la-Barrière, Premier Grand Cru Classé, dit Cru Bourgeois, quelque part en Chalosse... Un salon-antichambre-terrasse, décoré très rustique moyenâgeux high-tech.

Un couple dans les quarante ans, un peu bohème, s'installe sous la houlette de la maîtresse de maison, très chic, à l'allure très sport malgré tout. Elle semble patiner tout en marchant.

Les invités : petit genre, oscillant entre bohèmes et cadres-dirigeants.

Noëlle - Alors, voilà, je vous laisse.

Evelyne - C'est très beau.

Noëlle - C'est Michel qui a eu l'idée de tout refaire, enfin sous ma tutelle, que dis-je mon illumination, en style cépage, parquets cirés, fauteuils profonds, club mi-scottish, mi-caraïbes, dégustation de cigarillos, volutes azurées qui s'élèvent vers les poutres, tout en contemplant le splendide panorama des vignes et des châteaux !

Evelyne - En effet, quelle vue, toutes ces grappes !

Noëlle - Bien entretenues, n'est-ce pas ?

Evelyne - Quel travail !

Noëlle - On a un personnel magnifique. Une conviction, un engagement... Ils s'échinent comme si c'était à eux... A propos, je vous signale que si vous voulez prendre un bain à la vigne rouge, avec applications chaudes d'huiles essentielles, à moins que ce ne soit une douche enveloppante de sauvignon à la crème de pépins de raisins blanc, vous me le dites !... Peut-être, au moins, un massage à l'argile de kaolin enrichie de levure de raisin et de miel d'acacias ?... Nous n'en sommes qu'à la phase expérimentale, mais j'ai déjà fait les tests moi-même, c'est terriblement ressourçant ! Ah ! La magie d'une pulvérisation de microcristaux alcoolisés !...

Evelyne - Qu'en penses-tu, Norbert ?

Norbert - Le bain à la vigne rouge se prend à quelle température ?

Noëlle - La bonne, tout simplement... Bon ! Je vous laisse... Prenez votre temps. On dînera sur cette terrasse-ci... Norbert ! Pour tout ce que vous savez, ou plutôt de tout ce que vous voulez savoir, vous demanderez à Michel, et ensuite, surtout, surtout, essentiellement, à moi, pour être plus sûr... Nous, Evelyne, nous aurons, à temps utile, bien sûr, notre petite discussion, tractation... Quelle délectation en prévision !

Evelyne - J'ai tout amené, des maquettes, photos, mais aussi les œuvres en vrai, on peut...

Noëlle - Bien ! Bien ! Il me tarde de voir tout ça... J'avais tellement été emballée par votre exposition... C'était où déjà ?...

Evelyne - Dans la cantine du Journal de Norbert. Alors, évidemment...

Noëlle - Picasso a exposé dans un lavoir, vous savez ?

Evelyne - Non !

Noëlle - Si ! Il exposait au début où il pouvait. Il n'exposait même pas encore que ça commençait déjà à se vendre.

Evelyne - Ce que j'aime avec vous, Noëlle, c'est que vous êtes tellement positive ! (se jetant sur elle, effusive) Je vous adore !

Noëlle - (l'évitant) Attention aux précieux flacons millésimés sur la table.

Evelyne - Excusez-moi.

Noëlle - Faites comme chez vous. Prenez votre temps... 20 heures 30, ça va ?... On commencera par un mœlleux bien frappé, je ne vous dis que ça.

Evelyne - Oh ! Du granulé de liquoreux comme chez les Rothschild, tu te souviens, Norbert ?

Noëlle - Notre Grand Cru Bourgeois n'a peut-être pas tout le prestige de celui des Rothschild, mais je peux vous assurer qu'il le vaudra bien, et même plus. Il est authentique, lui.

Norbert - Authentique dans quel sens ?

Evelyne - Evelyne !

Noëlle - Bien ! Artiste et bourrée de tact, j'adore déjà... Vous avez bien de la chance, Norbert. Bon ! Je vous laisse... Et n'oubliez pas, éventuellement, obligatoirement même, j'insiste pour votre bien, vous savez, une aspersion de raisins micro-projetés, à moins que ce ne soit un vrai drainage à la vrille de vignes... ça vous dirait, ma chère, un bref peeling au chasselas ?... Votre peau me semble le réclamer... Non ?... Vous verrez : il y a tout chez nous : émulsions, jacuzzis, plongeons dans les barriques, et j'en passe, tout... C'est au sous-sol... Il y aura toujours quelqu'un, à n'importe quelle heure indue que ce soit, pour vous étriller. Pourquoi pas moi ?...

Evelyne - Merci ! On ira, je pense.

Sortie de la maîtresse de maison. Les invités déballent leurs affaires.

Norbert - Tu ne crois pas que je vais aller tremper dans son gros rouge, tout de même ?

Evelyne - Enfin ! C'est un premier grand cru de la Lande de Diusse, chéri !

Norbert - C'est une histoire de fous, principalement ! Je ne sais pas dans quoi je me suis embringué, une fois de plus.

Evelyne - Dans la promotion des œuvres de ton épouse, mon chéri !

Norbert - Parce que tu crois que c'est pour tes beaux yeux, qu'elle compte en acheter deux ou trois ?

Evelyne - Vingt et un ou trente, au moins ! Je compte lui en fourguer pour la totalité de ses chambres d'hôtel thalasso-raisineux. ça fera un effet superbe.

Norbert - Des façades de fermes, ici, dans ce...

Evelyne - Ça sera idéal... Et puis, chacun se spécialise à sa façon : Picasso, comme elle disait, c'était... Je ne sais plus très bien quoi, d'ailleurs... Moi, c'est, et ça c'est très original, très personnel, les façades de fermes. C'est noble, grave, terriblement structuré, stylisé, vertigineusement béant, une façade de ferme.

Norbert - Pas un peu monotone, parfois, mon chou ?

Evelyne - La variété réside dans le jeu de mes couleurs, chéri.

Norbert - Il me semble que tu n'en joues que très modérément, des couleurs...

Evelyne - C'est ça, le subtil, le secret du doigté. Oh ! Et puis, toi, écris, moi, je créerai. (en confidence) ... Le problème, c'est de ne pas trop traîner demain à cause de l'enterrement de papa.

Norbert - Ça tombe mal, avoue !

Evelyne - Il nous aura enquiquiné jusqu'au bout celui-là !... Ce n'est pas trop... inhumain de le dire ?...

Norbert - Au contraire, mon chou ! Rien que du très affectueusement normal, de ta part... Aimer à ce point son papa, c'est très personnel aussi !

Evelyne - Pas d'états d'âmes, surtout ! L'important : que Pierrot soit sur place, pour assumer la permanence... D'ailleurs, fais-moi penser de lui téléphoner afin de lui commander d'aller faire les courses du goûter d'après cimetière.

Norbert - T'as pas peur que ton frère en profite pour fouiller en ton absence dans les tiroirs ?

Evelyne - Inutile ! Je suis déjà passée.

Norbert - Et ici, est-ce qu'on doit leur dire ?

Evelyne - Tu es fou ? Pour les perturber, distraire ? Non Pas un mot. Heureux, joyeux, en forme, c'est moi qui vends.

Norbert - Et si quelques déceptions à ce sujet survenaient ?

Evelyne - Aucune ne surviendra, si chacun s'en tient à son rôle !... Toi, tu rédiges ton semblant d'article, moi, je vends mes tableaux.

Norbert - Mais enfin ! Rends-toi compte ! J'en suis déjà à mon sixième sur leur truc de thalassothérapie vinicole ! C'est aberrant ! Ils doivent commencer à subodorer, à La Gazette, qu'il y a quelque chose là-dessous... Parce que c'est beaucoup, six papiers pour...

Evelyne - Rien que l'indispensable ! Et puis, comme s'ils avaient le temps à ton canard de se préoccuper du contenu de tes rubriques Art et Joie d'Exister plus ou moins, extrêmement anodines, je t'assure...

Norbert - Merci ! Elle est quand même reprise et traduite, ma rubrique, in extenso dans une tonne de magazines, y compris au Canada et aux USA !

Evelyne - C'est ce qui me sidère !... Enfin, on va pas bouder sur les avantages que ça peut nous, me, rapporter, éventuellement, hein ?... Un conseil : si jamais tu trouvais qu'il t'arriverait d'en faire trop pour ta petite épouse, rappelle-toi de temps en temps les dix-neuf articles assommants et surtout inutiles, du moins pour nous, dont tu gratifias une poignée de fabricants de fromage de chèvres des Asturies, un truc immangeable, tu t'en souviens, commis par des déclassés n'ayant même pas un système convenable d'écoulement de leurs produits ?

Norbert - Ils étaient si authentiques.

Evelyne - Authentiques en quoi ?... Au bout du monde, sans moyens de distribution ?... Alors que moi, grâce à mon organisation innée, ma production intense, puissante, mes possibilités d'évolution au cœur de tout ce qui vibre, bouge, mon sens infaillible de la tactique efficace, j'ai tous les atouts !... Ici, j'ai tout de suite flairé le bon filon, l'ouverture pour moi, ce que cherche un artiste !... Si ! Je sens, je te dis, j'en ai l'intuition, c'est sidérant, ici, ça va bientôt grouiller de monde ! Des amateurs éclairés ! Des clients accourus de partout, s'habillant, se déshabillant, se jetant à corps perdus dans leur traitement jet-streams à la mixture de vigne, mais n'oubliant jamais de s'intéresser à l'art, découvrant d'abord perplexes puis de plus en plus convaincus, perspicaces, au détour d'une ablution plus qu'alcoolisée, la beauté submergeante de mes œuvres, devant lesquelles ils ne pourront que s'abîmer en une contemplation infinie, les amenant, les forçant à les acquérir... Après quoi, de fil en aiguille, se mettra en place un effet boule de neige Ils en parleront à leurs connaissances, tout le monde en voudra... D'où... Je t'assure ! Elle m'a juré qu’elle allait me mettre dans son catalogue, la moindre brochure, dépliant, vantant les mérites de son truc... Genre : Description des lieux, des soins, et après : “n'oubliez pas que les œuvres que vous admirez à chaque instant, au moindre détour de couloir, en sortant des douches, en entrant aux hammams, dans les cabines, vos chambres, le hall d'accueil, la salle de bal, sont de...”

Norbert - Ce n'est pas comme ça que tu entreras au Louvre !

Evelyne - J'entrerai où je peux. L'important, c'est que je démarre enfin. Et à mon avis, c'est déjà bien parti !... Moi, j'ai eu conscience de ma vocation, très vite, moi, je me suis découverte !

Norbert - J'apprécie, merci, le sous-entendu ?... Parce que je me suis pas découvert encore, moi, c'est ça ?... Tu es d'un pointu, parfois !

Evelyne - Moi, pointue, alors que je ne m'intéresse qu'au processus créatif, à ce, comment te dire...

Le ton monte légèrement. On sent que c'est un vieux sujet de contestation entre eux.

Norbert - Je l'écrirai un jour Mon roman, tu entends ?... J'ai tout dans la tête... Tout... Tout là, qui s'organise peu à peu, le plan, les personnages, une atmosphère... Des individualités cruelles, ambivalentes...

Evelyne - Ça, pour l'ambivalence, je te fais confiance.

Norbert - Pardon ?

Evelyne - ... Bon ! Assez de vaticinations stériles !... (sortant sa garde-robe pléthorique) Qu'est-ce que je me mets ?... J'oscille... Entre le très chic ou très relâché, bohème ?... Selon toi ?... C'est quand même un Grand Cru Bourgeois, ici, le top du top... Dis ! On se la joue grand style, Norbert ?... Allez ! Fais pas cette tête !... Vingt lignes de plus sur un machin baignades, trempettes dans les tonneaux et on est quitte...

Norbert - Ça ne marchera pas.

Evelyne - Quoi ?

Norbert - Son projet ! Les gens ont déjà bien assez de mal à se tremper dans de l'eau vaguement minérale, parce qu'il y a une grosse crise du Thermalisme, tu sais ?... Alors, pense, si ça les tentera, dans du vin !...

Evelyne - Au contraire ! Ça sera une bonne excuse pour tous les ivrognes du monde entier de venir s'en mettre jusque-là, au nom de la Santé !... A propos, mollo sur la boisson, tu feras attention cette fois-ci, c'est promis ?

Norbert - Je ne me saoule pas plus que d'autres, en général...

Evelyne - L'art, l'impulsion, m'autorisent, moi, à quelques transgressions...

Norbert - C'est ça ! Et moi, rien ne m'y autorise...

Evelyne - Allez, va ! Tu t'exprimeras, toi aussi, un jour ! Tu y retourneras, au moins, dans tes montagnes, t'auras encore l'occasion de faire des articles totalement superflus sur tous les paumés, les hallucinés des fougères de la planète !... Ne sois pas triste, mon biquet !... T'as des admirateurs, je te jure ! Quelques oisifs qui lisent n'importe quoi, de la première à la dernière page du premier journal venu !...

Norbert - Merci, une fois de plus !... Je suis si découragé !... Pas la moindre lettre, le moindre courrier de quelqu'un me félicitant ou remerciant au moins pour le service !... Toujours rien que le vide, l'inutile...

Evelyne - Oh ! Il est d'un lugubre ! Allez ! Allez ! Vite ! Prépare-toi !...

Norbert - On pourrait peut-être aller s'offrir avant un bon petit jacuzzi de rosé ?...

Evelyne - Non ! De la rigueur, de la concentration ! Je te l'ai déjà dit ! Inutile de risquer de s'épuiser, que dis-je, s'égarer en sensations inconnues et peut-être dérapantes. Je ne veux plus déraper.

Norbert - Tu me fais peur, Evelyne, tu sais, parfois, depuis que tu t'es lancée dans la peinture...

Evelyne - Tu l'as bien dit : lancer. J'ai foncé, je fonce désormais comme un météore dans la peinture. Et si ce n'était pas ça, ça serait autre chose ! Allez ! Grand genre ! On va être tous les deux éblouissants ! (ils s'habillent plutôt fiévreusement, se mettent sur leur trente et un) Ce que je suis heureuse. Ou presque... Je me demande si Mary Cassatt ou Berthe Morisot en ont voulu autant que moi... Mon œuvre sera, est déjà, immense.

Norbert - (qui continue à tergiverser, qui traîne de la patte) Je voudrais bien essayer, je te jure, avant, son Enveloppement de miel et raisin, c'est dans ses prospectus...

Evelyne - J'ai déjà dit : non !... Mais...

Elle vient d'apercevoir une jeune femme d'aspect très simple, vêtue comme une pauvresse, qui entre dans la pièce, circule, un peu égarée, comme cherchant quelque chose, et sans même leur jeter un regard. La femme va et vient, scrute les murs, le plafond, va, vient.

Evelyne - ... Madame !... Y a un problème ?... Vous êtes envoyée par... Vous avez perdu quelque chose ?...

La femme est au bord de l'évanouissement, paraît très émue.

Norbert - ... Je peux vous aider ?... Qu'est-ce qu'il y...

La Femme du Pendu - (refusant l'aide de Norbert, souriant doucement, un peu hagarde) ... Non ! Non ! Excusez-moi !... Ce n'est rien !... Je ne fais que passer, je vais peut-être sortir, je viens de la route et... Ne vous occupez pas de moi... Surtout ! Ne vous occu... (se parlant à elle-même, cherchant autour d'elle) ... Mais où c'était ?... Je n'arrive plus à... Je ne... Peut-être ici ou... J'aurais dû... Je devrais quand même... Comme si ça... Peut-être à côté...

Elle zigzague, va, vient, puis sort, brusquement, tout aussi illogiquement, qu'elle était venue, presque irréelle.

Un temps. Ils demeurent éberlués.

Norbert - Ça alors ! On devrait...

Il veut sortir à son tour pour alerter les maîtres de maison.

Evelyne - Tu es fou ! Pour troubler ma vente, préoccuper leurs esprits, leur donner ensuite, qui sait, une occasion de tergiverser, de se défiler... Non ! L'impératif : conserver, à tout prix, un climat, une impression, au moins, de créatif, d'exaltant positif... Autrement...  Parce que, entre nous, au sujet de la bobonne...

Norbert - Tu parles de...

Evelyne - Non !... L'autre ! La châtelaine thermaliste... Je la sens... Je la sens pas, surtout... Elle doit être...

Norbert - Charmante.

Evelyne - Ce genre qu'elle se donne !... Tu n'as pas remarqué son côté caoutchouc, comme un pneumatique qui ne cesserait de se faire rechaper ?...

Norbert - C'est de la souplesse ! Elle est très souple... Par contre, en ce qui concerne cette jeune femme qui vient de... Je crois qu'il vaudrait mieux...

Evelyne - Pas question ! Reste ! Une folle est passée par hasard, elle est...

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