Grand Pays

D’abord, il y a la montagne et ses sommets qui séparent la France de l’Italie.
Puis il y a trois coupables.
Suzanne, coupable d’avoir enseigné, au lieu de la devise française, des faits inventés à ses élèves de CM1.
Xavier, coupable, malgré son attachement au Front national, d’aide à l’entrée d’un étranger sans autorisation de séjour sur le territoire français.
Cataleya, coupable d’avoir installé des tentes sur un terrain laissé à l’abandon, afin d’héberger des personnes sans domicile.

Tous trois s’engagent dans une lutte contre l’inadéquation entre la réalité et les règles de l’administration. Malgré leurs divergences idéologiques, ces protagonistes vont s’allier pour faire reconnaître légalement le principe de Fraternité par le Conseil constitutionnel, et obtenir leur relaxe.

“Librement inspiré des procès de Cédric Herrou et des événements survenus dans la vallée de la Roya après le rétablissement du contrôle aux frontières en 2015, “Grand Pays” fait renaître le débat autour du délit de solidarité et traite avec complexité et humour la question de l’engagement militant et de la désobéissance civile.
Une fiction drôle et poétique qui propose un débat juridique, idéologique et philosophique autour de la valeur républicaine de Fraternité.”




Grand Pays

1. Juste

Monsieur Justice

Avant de commencer, je voudrais remercier le théâtre de [nom du théâtre], pour son soutien aux écritures contemporaines et aux auteurs et autrices vivants. Je suis très heureux d’avoir l’opportunité de vous présenter mon travail aujourd’hui. Voilà.

(Monsieur Justice se tait et regarde le public d’un air amusé. Le silence est un peu long. Il s’en amuse en imitant des personnes du public qui chuchotent à leur voisin :)

« Mais c’est qui ? »

« Tu le connais ? »

Tout le monde ici me connaît. Si, si, je vous assure. Vous avez l’impression de ne pas me connaître, mais vous me connaissez. Ça arrive souvent quand on est auteur. Les gens découvrent d’abord ce qu’on écrit et après ils voient notre tête. Alors là, ils sont un peu surpris, un peu déçus : « C’est vraiment toi qui as écrit ça ? C’est étonnant, quand on te voit là comme ça on ne penserait pas que toi… tu es capable de… non mais je dis ça, c’est un compliment, c’est cool de… enfin que des gens aussi… »

Aujourd’hui, j’ai décidé d’inverser l’ordre des choses. Vous montrer ma tête avant mon œuvre. Donc voilà, je vous montre ma tête.

Maintenant que vous l’avez vue, je vais faire cesser ce suspense insoutenable et vous révéler le best-seller que j’ai écrit. Suspense…

(Apparaît : le Code civil. Monsieur Justice affiche un air fier et satisfait.)

Premier rendez-vous avec l’éditrice Dalloz – je les salue d’ailleurs –, ça remonte hein. Je lui parle du concept. Ça s’appelle Le Code. C’est mystérieux, ça fait un peu… agent secret. Je lui dis qu’on va décliner ça en plusieurs tomes, j’avais trois-quatre idées, je n’aurais jamais imaginé que j’en écrirais quarante-sept.

Évidemment, ils n’ont pas tous eu autant de succès que celui-là. L’autre best-seller, que vous connaissez sans doute, c’est Code pénal. Il y a aussi Code de la route qui a plutôt bien marché. Après j’ai eu une période un peu… sombre, à la suite d’une rupture. J’étais très attiré par des formes expérimentales un peu opaques. On me disait : « T’es sûr que tu veux écrire là-dessus ? Vraiment ? T’es sûr sûr sûr sûr sûr ? » C’est à ce moment-là que j’ai écrit Code de la compliance… Code de procédure fiscale… Code des baux… Bon.

Et puis il y a eu une période plus joyeuse – j’étais de nouveau amoureux – Code de l’énergie, Code du tourisme, Code de la pêche maritime.

Alors ce que je vous propose, pour entrer dans cette œuvre qui est quand même colossale, c’est un petit jeu. Faut désacraliser. On n’est pas obligé de lire tous les tomes, dans l’ordre, du début jusqu’à la fin. On a aussi le droit d’ouvrir un livre, de prendre une page au hasard, de la lire et puis de faire autre chose. C’est déjà bien ça.

Donc je vais vous demander de me donner un nombre, comme ça, entre un et quarante-sept. Allez-y ! Ne soyez pas timides. Je prends le premier qui sort. Entre un et quarante-sept.

(Le public dit un nombre.)

Alors… [nombre choisi par le public] c’est… Aaaah ! Très bon choix. Touchy mais sensationnel. Attention, on peut avoir des problèmes avec ça. Va falloir être subtil.

(Il montre le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.)

[Nombre choisi par le public], ça correspond au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Ouais, l’éditrice était pas fan du titre : « C’est trop long, y a trop de conjonctions, gnagnagna… »

Aloooors… (Il feuillette le livre.)

Dites-moi stop quand vous voulez…

(Le public dit stop. Il s’arrête sur une page.)

Oh là là ! Mais vous voulez qu’on passe sur les chaînes d’info en continu, vous, ce soir ! J’adore.

(Il lit.)

Article L622-1 : « Sous réserve des exemptions prévues à l’article L622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. »

Alors ça c’est super, parce qu’on tombe sur un exemple très révélateur de mon écriture, pour vous montrer qu’il y a plein de façons différentes de lire mes livres. Vous voyez, là, dans cet article, il y a un rebond, un peu comme dans le livre dont vous êtes le héros. Hop, on a pris au hasard l’article L622-1 et il nous dit : « sous réserve des exemptions prévues à l’article L622-4 ».

Aloooors, article L622-4… qu’est-ce que c’est excitant…

(Il lit.)

« L’aide au séjour irrégulier d’un étranger ne peut donner lieu à des poursuites pénales lorsqu’elle est le fait : de toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinés à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de… »

Attendez, pardon… Il y a un problème…

Je l’avais changée, la dernière phrase… C’est bizarre ça…

Oh non…

C’est pas la dernière version – oui parce que je suis un fou, moi, je m’arrête jamais d’écrire et de réécrire.

(Il regarde la quatrième de couverture.) Ah ben oui 2017… C’est con, on l’a réédité en 2018 avec la nouvelle version…

Ouais… il y avait eu un scandale… j’ai reçu des menaces et tout… Et puis il y a le comité de censure de la maison d’édition – non, ils n’aiment pas qu’on les appelle comme ça –, le Conseil constitutionnel pardon, qui a mis son nez là-dedans. Ils ont dit : « Il faut rajouter ça, enlever ça… » Moi j’avais pas envie de batailler, j’étais en train d’écrire une nouvelle version du Code des relations entre le public et l’administration, je les ai laissés faire ce qu’ils voulaient.

Pourquoi ça a fait scandale ? Ça c’est une longue histoire…

Je peux vous la raconter si vous voulez.

Mais… on va avoir besoin de… trois prévenus. On peut avoir trois prévenus, s’il vous plaît ?

(Suzanne, Xavier et Cataleya apparaissent.)

Merci, mesdames, monsieur, les prévenus, prenez place.

Vous êtes aujourd’hui jugés pour des faits qui se sont produits le 2 mai 2016 dans le village de Pignol, département des Alpes-Maritimes. Que s’est-il passé ?

Suzanne, Xavier et Cataleya se mettent brusquement à parler en même temps.

Suzanne

/ Je ne sais pas vraiment ce qui m’est passé par la tête. Oui, je sais, je reconnais, je regrette. Ils n’avaient rien demandé ces pauvres gamins mais je n’étais plus vraiment maître de moi-même. Tout était brumeux dans ma tête… je n’arrivais plus à distinguer la réalité et la fiction, comme si tout était devenu poreux et j’ai bien conscience de leur avoir transmis ce trouble comme une maladie contagieuse, mais ce que j’aimerais faire entendre c’est que… je n’avais pas de mauvaise intention. Voilà. Ce n’était pas une manipulation consciente, sadique… pas quelque chose comme ça, non.

Xavier

/ Moi je vais vous dire ce que j’ai vu, j’en ai jamais parlé. C’était un matin très tôt, j’étais appelé pour un dépannage, et là sur le parking d’Auchan je vois Mme Sotto, la vieille dame qui habite au niveau du rond-point de l’école. Elle faisait les poubelles. Elle a travaillé toute sa vie en France et elle faisait les poubelles. Et après il y a des gens qui arrivent, ils sont même pas français et on leur donne toutes les aides. Moi je suis pas raciste. J’ai rien contre eux en soi. Mais c’est déjà la merde pour nous les Français. Sans parler des trafics en tout genre, des violences et tout ça. Je dis pas qu’ils sont méchants en soi, c’est la pauvreté qui fait ça, c’est tout.

Cataleya

/ Il y a un moment où il faut appeler les choses par leur nom. Aujourd’hui l’État français, le « grand pays des droits de l’homme », demande tous les jours à ses agents de commettre des actes illégaux. Détention illégale, reconduite à la frontière de mineurs non accompagnés, surveillance illégale et j’en passe. Moi je demande simplement le respect de la convention de Genève. D’après la convention de Genève, quelqu’un qui entre en France peut aller voir n’importe quel flic et lui dire « bonjour, madame l’agent, je voudrais déposer une demande de droit d’asile » et Mme l’agent amène la personne à la préfecture pour qu’elle puisse déposer une demande de droit d’asile. C’est tout. C’est ça la convention de Genève.

Monsieur Justice, les interrompt.

Pas en même temps, s’il vous plaît, reprenons les choses dans l’ordre.

Vous êtes Suzanne Bravault.

Suzanne

Oui.

Monsieur Justice

Que s’est-il passé dans votre classe de CM1 entre le 2 mai et le 14 juin 2016 ?

Suzanne

Je… J’ai… enseigné à mes élèves des faits que j’avais inventés.

Monsieur Justice

Quels genres de faits ?

Suzanne

Par exemple… on… je leur ai fait apprendre que… en 2003, il y avait eu une guerre civile entre Brive et Menton à cause de deux entreprises locales qui se disputaient le marché des ballons en latex.

Monsieur Justice

Quoi d’autre ?

Suzanne

Je leur ai enseigné qu’en 1999, la France avait expérimenté un nouveau dispositif démocratique qui consistait à organiser des épreuves de triathlon pour désigner les représentants du gouvernement. C’était les gagnants de la compétition qui devenaient automatiquement les nouveaux dirigeants du pays.

Monsieur Justice

Et en géographie ?

Suzanne

En géographie on a étudié Abaangui, une colonie brésilienne située sur la Lune.

Monsieur Justice

Pendant combien de temps estimez-vous avoir enseigné des faits inventés à vos élèves ?

Suzanne

Ça a commencé le 2 mai 2016 précisément. Au début c’était juste en histoire, puis en géographie, puis en français. Je pensais que les parents allaient vite s’en rendre compte, mais non. C’est quand j’ai commencé à le faire pour les maths qu’ils ont réalisé. Le 14 juin 2016, j’ai été démise de mes fonctions suite à leurs plaintes.

Monsieur Justice

Alors pourquoi, le 2 mai 2016, vous vous êtes mise dans cette situation ?

Suzanne

La veille, j’avais dormi à Vintimille, chez la sœur de ma compagne, alors le matin, pour aller à l’école à Pignol, j’ai pris le train. À côté de moi il y avait deux jeunes filles, très jeunes. On allait arriver à Menton et là, il y a un policier qui entre dans le wagon et qui vient les voir, juste elles. Il leur demande si elles ont une carte d’identité. Elles disent que non, qu’elles viennent du Tchad, qu’elles ont douze et quinze ans, et qu’elles veulent rejoindre leur mère qui est en Allemagne. Là, le policier leur demande de descendre du train, moi j’avais un peu de temps avant ma correspondance alors je les ai suivis pour… pour voir ce qu’il se passait. Ils les ont enfermées dans une petite pièce de la gare. Ça m’a inquiétée alors je suis allée parler aux policiers, je leur ai demandé ce qu’ils faisaient et ils ont répondu qu’ils allaient les conduire à la police aux frontières, parce que c’était à elle de gérer les situations irrégulières comme ça. Finalement, au bout d’un moment, ils sont ressortis, ils ont amené les filles sur le quai, dans l’autre sens, en direction de l’Italie. Ils leur disaient : « Vous allez retourner en Italie, vous avez qu’à descendre à la prochaine gare. » Le train pour Vintimille est arrivé, ils les ont fait monter dedans, je suis sûre qu’ils ne leur ont même pas donné de titre de transport, et ils sont restés là jusqu’à ce que les...

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