CHANT I
Devant les portes du palais d’Ithaque.
Homère entre en tapant le sol de sa canne. Il traverse la scène et se dirige vers une caisse en bois. Il s’assoit dessus.
HOMERE
J’ai le trac… Comment voulez-vous que je ne passe pas pour un pignouf, moi, après ça ?... Ô Muse, vous m’entendez ?
TERPSICHORE (hors scène)
Que vous passiez pour un pignouf, c’est pas vraiment mon problème.
HOMERE
Terpsichore, vous vous occupez de la danse… de la danse ! (Il passe une main devant ses yeux) Vous percevez le malaise ?... Je suis miro ! Je ne risque pas de m’illustrer par un numéro de claquettes !
TERPSICHORE (hors scène)
Je fais du remplacement ! Et puis… Oh ! Vous croyez quoi ? Que vous pouvez nous siffler, comme ça ? On est des déesses. Si vous pensez être le seul poète dans le coin… D’ailleurs, si on m’avait dit que c’était vous.
HOMERE
Bin quoi ?
TERPSICHORE
Je me comprends.
Homère sort une lyre de sa besace et il commence à l’accorder en chantonnant faux.
HOMERE
Bon… (Raclement de voix) Ô muse ! Contez-moi l’histoire de l’Inventif, celui qui pilla Troie… (Il s’interrompt et lève la tête) Oh ! Vous inspirez, là ?
TERPSICHORE (hors scène)
Je suis au taquet.
HOMERE
Mouais… Vous ne valez quand même pas Calliope. Elle, niveau inspiration…
TERPSICHORE (hors scène)
Homère ! Si vous continuez à me comparez à mes sœurs, je me tire et je vous laisse gratouiller votre planchette tout seul. Et votre inspiration, vous la sortirez d’où je pense !
HOMERE
C’est bon, c’est bon… (Il prend une intonation faussement tragique) Voici venir l’Inventif, le héros de cette histoire : Ulysse.
Ulysse entre et se fige devant Homère.
TERPSICHORE (hors scène)
Ouah ! (Elle siffle) C’est Ulysse, ça ?
HOMERE
Taisez-vous !
TERPSICHORE (hors scène)
Attendez ! Il est quand même super bien foutu.
HOMERE
Mais ça suffit, maintenant !
TERPSICHORE (hors scène)
Si je ne peux même pas regarder, je ne vois vraiment pas l’intérêt.
HOMERE
Vous regardez mais vous la bouclez. Et… Vous inspirez !
TERPSICHORE (hors scène)
D’accord, d’accord.
HOMERE (déclame faux, avec de grands gestes)
Ah… Ulysse ! (Il s’approche et gesticule autour d’Ulysse) Solitaire, en ta prison ! Infortuné, retenu chez Calypso, la nymphe aux vices infernaux… Mais, les Dieux, de tes plaintes ont ouï le lamentable écho car voici qu’Athéna, la déesse qui t’aime va… va… va à la rencontre de Télémaque, ton fils, pour lui annoncer ton retour ! (Il tousse, essoufflé)
Pause.
TERPSICHORE (hors scène)
Heu… Et vous êtes plutôt connu, vous, comme poète ?
Homère se décale sur le coté de la scène et reste assis. Ulysse sort. Télémaque entre. Une chouette se pose devant lui.
LA CHOUETTE / ATHENA
Télémaque ! C’est moi !
TELEMAQUE
Heu… C’est-à-dire ? C’est quoi le… Parce que… Je pensais pas avoir autant picolé, moi…
LA CHOUETTE / ATHENA
Je suis la déesse aux yeux pers.
TELEMAQUE
Mais pourquoi la chouette ? C’est une sorte de… présage ou un truc dans le genre ?
LA CHOUETTE / ATHENA
Je suis la déesse vierge !
TELEMAQUE
Oui, bin c’est pas la peine de le crier sur tous les toits. Moi aussi, j’ai jamais…
LA CHOUETTE / ATHENA
Faites un petit effort quand même !
TELEMAQUE
Non mais là, je sais pas moi… Je ne vois déjà pas comment je peux parler à une chouette…
LA CHOUETTE / ATHENA
Je ne suis pas une chouette ! Ne soyez pas con, non plus !
TELEMAQUE
Je suis désolé mais montrez-vous et on verra… Peut-être qu’on pourra trouver une solution à cette histoire de virginité…
La chouette s’envole. Athéna entre, suivi par Homère qui jette des confettis autour d’elle. Les derniers tombent sur sa tête. Puis, il retourne s’asseoir en bord de scène.
TELEMAQUE (hébété)
Vous êtes carrément canon, en fait ! Je vous avoue : je vous préfère comme ça. Parce qu’en chouette, là…
ATHENA
Votre père est de retour !
TELEMAQUE
Quoi ? Là, maintenant ? Où ça ?
ATHENA
Il est sur le départ.
TELEMAQUE
Ah ! Je me disais aussi. C’était un peu bizarre. On est au début de l’histoire et Ulysse rapplique comme ça, direct…
ATHENA
C’est tout ce que ça vous fait, cette nouvelle ? Il a disparu depuis dix ans, on vous annonce son retour et… Rien ?
TELEMAQUE
On annonce son retour tous les matins. S’il avait fallu que je m’extasie à chaque fois qu’un clodo nous annonçait son retour en échange d’un bout d’agneau à bouloter !
ATHENA
Sauf que, là, c’est moi, quand même !
TELEMAQUE
Et, vous êtes ?... Vierge, c’est ça ?
ATHENA
Faut vraiment arrêter de picoler. Vous allez faire une génération de débiles… Vous êtes censés me prier tous les jours !
TELEMAQUE
Moi, la prière, vous savez… Je vis chez Maman et des types bouffent toutes mes économies. Prier, ça ne m’a pas trop réussi.
ATHENA
Les Dieux sont cléments, Télémaque. Ils vous ont entendu…
TELEMAQUE
Je vous disais justement que…
ATHENA
Les Dieux m’ont envoyée.
TELEMAQUE
Ouais… Mais, c’est-à-dire… Dans quel but ?
ATHENA
D’après vous ? Pour faire rôtir les pourceaux ?
TELEMAQUE
Il y en a plus. Ils ont tout bouffé. Les prétendants, je veux dire.
ATHENA
Télémaque ! Commencez par me convoquer toute cette bande de gras du bide à l’Agora ! On va leur passer l’envie de bouffer dans votre palais et de ruiner les trésors d’Ulysse !
TELEMAQUE
Et vous venez ?...Vous êtes une femme, ça risque de pas le faire. En tout cas, ne parlez pas de votre virginité parce que ce sont des gros dégueux…
ATHENA
Je suis une déesse. Je vais changer d’apparence.
TELEMAQUE
En animal ?
ATHENA
Non, pas en animal.
TELEMAQUE
Ah ? C’était pas si mal, en fait, la chouette : ça fait dramatique.
ATHENA
C’est vous qui êtes dramatique.
Noir.
*
Chez Calypso. Homère se lève.
HOMERE
Et pendant que se trament ces sombres événements sur l’île d’Ithaque, Ulysse, lui, reste prisonnier de la nymphe Calypso. Pauvre hère, homme esseulé, triste et abandonné, il gémit dans son antre.
Homère se rassoit.
Ulysse, torse nu, en sueur, sort du lit. On voit des traces de rouge à lèvre à plusieurs endroits de son corps. Il se sert une coupe de vin, la jette sur l’autel du dieu et se ressert.
Calypso est restée dans le lit. Sa tête émerge des draps.
CALYPSO
Qu’est-ce que tu fais ? Je suis loin d’avoir fini, moi !
ULYSSE
Je prends deux minutes de pause et on s’y remet.
CALYPSO
C’est le problème avec les mortels. Vous avez de la cuisse mais sur la durée, c’est pas l’Olympe.
ULYSSE
Et les nymphes, vous êtes toutes ?…
CALYPSO
Toutes quoi ?
Pause.
CALYPSO
J’ai pas vu d’autres nymphes depuis longtemps…
ULYSSE
Vite fait, tu dirais que tu es dans la moyenne ou plutôt dans l’exception ?
CALYPSO
Je vis sur une île paumée. Je ne peux pas dire que je sois assaillie par les étalons à chaque marée basse.
ULYSSE
Sept ans de plumard par contre pour un humain, ça commence à sentir la routine.
CALYPSO
La routine ? C’est la meilleure celle-là ! Qui c’est qui est venu me chauffer en jouant les apollons ce matin ?
ULYSSE
Ce matin, c’était ce matin…
Il boit.
CALYPSO
Veux-tu venir ici !
ULYSSE
Si on pouvait éviter les fioritures, du genre « la bouée crétoise », ça m’arrangerait.
CALYPSO
Ulysse ! Si tu ne te remues pas, je me lève et ce ne sera pas marrant !
ULYSSE
J’aime bien quand tu fais ton autoritaire. (Il boit) Tu crois qu’on pourrait s’organiser une p’tite bouffe ?
CALYPSO
Ulysse, je me refroidis…
ULYSSE
Tu veux une couverture ?
CALYPSO
En dedans.
ULYSSE
Comme c’est curieux.
CALYPSO
Tu te sens capable ?
ULYSSE
Je mangerais bien un truc, quand même.
CALYPSO
Du genre, piquant ?
Ulysse ricane.
CALYPSO
Viens… Si tu ne viens pas, je me barre. Je te jure, je le fais !
Ulysse boit. Calypso lui lance un oreiller. Il se baisse et l’évite.
CALYPSO
Pauvre type ! Zéro ! Dégonflé !
ULYSSE
Y’a pas à dire. La flatterie, ça marche à chaque fois.
Noir.
*
Chez Pénélope.
Pénélope est assise devant une tapisserie.
Des bruits de fête, de musiques et des rots sonores viennent du dehors.
Elle tire sur un fil et défait la tapisserie.
PENELOPE
Ce qui est fascinant avec les prétendants, c’est leur capacité à se comporter comme des porcs pendant dix ans, sans faiblir. C’est de l’ordre de l’exploit physique.
Télémaque entre, pose un genou à terre devant sa mère et se relève.
TELEMAQUE
Maman, je pars.
PENELOPE
Alors, soyez mignon, ramenez-moi un peu de purée d’anchois et quelques olives.
TELEMAQUE
Je ne pars pas au marché ! Je… pars.
PENELOPE
Vous partez ?
TELEMAQUE
Oui.
PENELOPE
Où ?
TELEMAQUE
Sait-on jamais où l’on part vraiment ?
PENELOPE
Mouais… Enfin, Télémaque, si vous avez besoin d’un rafiot et de vingt loustics pour ramer, évitez d’improviser, quand même.
TELEMAQUE
Je pars, maman.
PENELOPE
Et vous me laissez toute seule avec ces porcs ?
TELEMAQUE
Les prétendants les ont tous bouffés.
PENELOPE
Vous vous foutez de moi ?
TELEMAQUE
Heu, à quel sujet ?
PENELOPE
Votre voyage, là.
TELEMAQUE
C’est ma quête.
PENELOPE
Mais votre quête de quoi ? Vous ne savez même pas nager, pauvre idiot !
Athéna entre. Homère se lève, la suit et jette une pluie de confettis. Elle les reçoit sur la tête. Athéna s’époussette. Homère retourne s’asseoir.
ATHENA
Bonjour, bonjour… Je me permets d’entrer parce si je reste plus longtemps avec les prétendants, je vais me les faire, façon crime de masse, et ça risque d’écourter l’épopée.
PENELOPE
Et vous rentrez dans les appartements de la reine sans que ça ne vous pose de problème ?
ATHENA
Alors, en fait, j’ai le droit d’aller où je veux et, normalement, vous devriez être saisis d’effroi à mon apparition.
PENELOPE
D’accord. Vous êtes quoi ? Un genre de dieu ?
ATHENA
Vous êtes des nuls, c’en est bluffant.
PENELOPE
Je suis désolée mais je ne ressens pas grand-chose en vous voyant, si ce n’est l’envie de vous faire jeter dehors.
ATHENA
Votre mari est de retour, Pénélope.
PENELOPE
Ah bon ?… Non, mais fallait pas vous donner tout ce mal ! Vous l’aurez votre tranche d’agneau… (À Télémaque :) Chéri, vous êtes gentil de donner un peu de barbaque à la dame.
TELEMAQUE
Je ne donne rien du tout. Moi, je pars !
ATHENA
Vous êtes bien mignons mais je mange que de l’ambroisie.
PENELOPE
Et vous n’avez pas de carence ?
ATHENA
Vous m’écoutez deux minutes, s’il vous plait ?
PENELOPE
Vous allez encore me dire que vous avez croisé un type qui ressemble de loin à Ulysse, dans un port d’une île inconnue, entre deux libations et une partie de jambes en l’air. Je vous ai dit que ce n’était pas la peine de vous fatiguer.
ATHENA
Les Dieux se sont réunis et ont accordé à Ulysse le droit de rentrer chez lui. Bref, votre fils va partir aux nouvelles pour voir où ça en est.
PENELOPE
Mais, je ne saisis pas... Excusez-moi, hein, c’est un peu flou votre façon de présenter les choses… Il revient ou pas ?
ATHENA
Il revient… Mais Poséidon n’est pas au courant.
PENELOPE
Vous êtes en train de me dire que mon mari revient sur la mer après dix ans d’errance et que le type qui s’occupe des fonds marins n’a pas été consulté ?
ATHENA
C’est lui qui refusait à Ulysse son retour.
PENELOPE
Vous ne préférez vraiment pas vous assoir dans la salle à manger et grailler un morceau ?
TELEMAQUE
Je m’en vais quérir des informations sur Ulysse, maman. Adieu.
PENELOPE
Oh !... Hé ! Vous partez comme ça ? Et vos libations ? Vous n’avez pas été élevé chez les porchers !
Télémaque remplit une coupe de vin, la lève devant l’autel du dieu.
ATHENA
Rapport à votre manque de piété : vous loupez pas. Je vous rappelle que vous avez une déesse de votre côté. Ce serait sympa de lui dédier vos prières.
TELEMAQUE
Mais à qui ? À vous ?
ATHENA
Je ne sais pas. D’après vous ?
TELEMAQUE
Bon. Si vous le dites. J’y vais.
Télémaque jette le vin au visage d’Athéna et se ressert une coupe de vin qu’il boit d’un trait.
PENELOPE
Vous êtes vraiment une déesse ? (Elle tend un linge à Athéna)
ATHENA (s’essuie)
Vous êtes vraiment le fils d’Ulysse, vous ?
TELEMAQUE
Faut demander à maman.
PENELOPE
Et les prétendants dans cette histoire ? Je suis censée continuer de les gérer ?
ATHENA
Votre fils les a convoqués à l’Agora devant le peuple. Comme ils viennent de se rendre compte que maintenant c’est un homme, ils veulent le buter.
TELEMAQUE
Ouais. Ils veulent me buter !
ATHENA
Vous pourriez sortir un peu le décolleté, histoire de leur rappeler que s’ils veulent la mère, ce serait bien de lâcher les sandales du fiston.
PENELOPE
Bien sûr. Je ne sers qu’à ça !
ATHENA (se tourne vers la tapisserie)
Vous êtes pas mal aussi, niveau broderie.
PENELOPE, à Télémaque
Vous me promettez de ne pas jouer aux héros ?
TELEMAQUE
Je vous reviendrai victorieux !
ATHENA
Il va casser une graine avec Nestor et Ménélas, c’est quand même pas une descente aux enfers.
PENELOPE
Je n’en attendais pas à beaucoup plus, venant de lui.
TELEMAQUE
Je pars.
PENELOPE
Oui, bin partez.
TELEMAQUE
Je voulais dire, là maintenant.
ATHENA
Vous voulez un bisou ?
TELEMAQUE
Je sais pas… Comme… Comme vous le sentez... Après…
ATHENA
De votre mère… Moi, je viens avec vous, au cas où vous auriez oublié.
TELEMAQUE
Ah, oui, je ne comprenais pas. Parce que, un bisou, alors que vous êtes censée venir aussi… et puis il y a votre problème de virginité, tout ça.
ATHENA
Je n’ai aucun problème.
PENELOPE
Vous ne savez pas à côté de quoi vous passez.
ATHENA
Parce que vous avez ?... Depuis dix ans, je veux dire…
PENELOPE
On peut très bien se passer des hommes pour cette affaire. J’aurais même tendance à penser qu’ils sont plutôt négligeables dans l’opération. Après, je ne nie pas qu’une petite chevauchée de temps à autre…
ATHENA
C’est bon. Voilà, voilà… Télémaque s’en va. Je pars avec lui. Au revoir, maman. Occupez-vous des prétendants et à très vite.
TELEMAQUE
Je…
Athéna claque des doigts.
Noir.
*
Lumière en avant-scène.
HOMERE
Alors, là, oui, vous vous dites : « mais, où c’est qu’ils ont bien pu...