La salle de restaurant d'un hôtel au bord de la plage.
Un petit bar. Chaises pliantes en fer d'un joli bleu, tables recouvertes de nappes blanches. De l'autre côté, le coin réception avec son comptoir, son téléphone et des casiers où sont accrochées les clés.
Au fond, une baie vitrée donne sur l'océan.
Aux murs, toiles représentant des scènes de pêches, filets de pêcheurs, coquillages.
L'ensemble est accueillant et chaleureux.
Au lever du rideau, Julien entre, tenant deux caisses de bouteilles de vin. Il va pour passer derrière le comptoir quand Aurélie, sa mère, entre.
Aurélie - Comment va mon grand fils ?
Julien - Il sue à grosses gouttes.
Aurélie - C'est le métier qui rentre.
Julien - Quel métier ? Une semaine que j'ai repris cet hôtel et personne.
Aurélie - Allons ! Tu ne vas pas déjà te décourager, un peu de patience.
Julien - Je ne vois que des fournisseurs qui me réclament de l'argent. Tiens, on vient de me livrer du Bordeaux millésimé. (Il lui tend une feuille de papier.) Regarde. Bonjour, la facture !
Julien disparaît derrière le comptoir.
Aurélie - Sur la carte, tu le fais payer cinq fois plus, ne te plains pas. Fais-moi un thé à la bergamote.
Julien - C'est un excitant. C'est mauvais pour ton cœur.
Aurélie - Mon cœur en a supporté d'autres !... Toi, tu es très nerveux, limite agressif !
Julien - Je suis inquiet, c'est tout... J'attends de voir.
Aurélie - De voir quoi ?
Julien - La foule se presser ici. Je veux voir un monde fou, des clients qui parlent, qui rient, qui consomment et qui dorment sous mon toit, la vie quoi ! (Geste de deux doigts frottés l'un contre l'autre.) Je veux que ça rentre !
Aurélie - Tout ton père, quand tu parles argent. L'œil qui brille, la mèche rebelle... Lui aussi rêvait de faire fortune et puis... (Geste vague.)
Julien - Je ne suis pas parti en Afrique, moi, je ne suis pas un doux rêveur. Je suis là, les pieds bien sur terre, face à l'Atlantique, et j'attends.
Aurélie - Un peu de patience, je te dis. Ils vont arriver, les clients.
Julien - On est vendredi 15 juin, il est dix-huit heures et pas une seule chambre d'occupée !
Aurélie - Si. La mienne.
Julien - Et si c'était à cause du nom qu'ils ne viennent pas ? “Hôtel du Grand Large”... Qui sait ? Ça leur fait peut-être peur.
Aurélie - Mais non. C'est un nom qui sent l'iode, les embruns, l'air vivifiant, le grand large, quoi !...
Julien - Chut !... J'entends du bruit... Une voiture sur le parking. (Il se précipite à l'entrée.)
Aurélie - Un client ! Un client ! Mon Dieu, mon Dieu !... (Elle arrange sa coiffure, défroisse sa robe, etc.)
Julien - N'en fais pas trop, maman. Ayons l'air naturel.
Aurélie - J'ai le trac, mon petit, mon Dieu que j'ai le trac !
Julien - Moi aussi.
Aurélie - On se croirait à une grande première...
Julien - Tu ne vas pas pleurer ?
Aurélie - Ta caisse ! Cache ta caisse.
Julien - Elle est au garage, elle ne gêne personne.
Aurélie (désignant la caisse restée près du comptoir) - Non. Ta caisse de vin. Ça fait désordre.
Julien est en train de la ranger derrière le bar quand Sophie et Georges entrent.
Sourire d'Aurélie qui s'incline profondément devant eux.
Sophie (enjouée) - Bonjour !
Aurélie - Bonjour, messieurs dames.
Sophie - Regarde, Georges, comme cet hôtel est accueillant !
Georges marmonne quelque chose d'incompréhensible. Il a l'air de mauvaise humeur.
Aurélie - Bienvenue à l'Hôtel du Grand Large.
Sophie - Merci de votre accueil. Vous êtes la patronne ?
Aurélie - Non, je suis la maman...
Julien - Bonjour, madame. Bonjour, monsieur. Bienvenue dans mon établissement.
Sophie - Ah ! Bonjour. Vous reste-t-il une chambre de libre ?
Julien - Je consulte le registre...
Un léger temps.
Aurélie - Il consulte le registre.
Julien - Au quatrième étage, la 45.
Aurélie - La 45.
Sophie - Oh, chéri, l'année de ta naissance ! C'est drôle !
De nouveau Georges marmonne.
Julien - C'est une chambre princière ! La Sévigné y a séjourné deux nuits ! Avec balcon et vue sur la mer ! Cent euros, petit déjeuner non compris évidemment.
Georges - Cent euros !
Sophie - Très bien. Nous la prenons.
Julien - Je viens d'ouvrir, j'essaie de pratiquer les prix les plus bas !
Georges - Cent euros !
Sophie (fusillant Georges du regard) - C'est très bien ! Le petit déjeuner est à combien ?
Julien - Dix euros.
Georges - Dix euros !
Sophie - C'est très raisonnable pour deux personnes.
Julien - Dix euros par personne.
Georges - Dix euros !
Sophie - Oh ! Tu ne vas pas en faire tout un plat !
Georges - On doit servir de la confiture qui date de la Sévigné, tu paies la conserve !
Sophie - Mon mari aime plaisanter à froid.
Aurélie - Il est très drôle. Nous, on aime beaucoup la plaisanterie à froid à l'hôtel du Grand Large.
Julien (à Aurélie) - Je crois que ton rendez-vous est arrivé, maman.
Aurélie - Quel rendez-vous ? Je n'ai pas rendez-vous.
Julien (insistant) - Si, un rendez-vous urgent, dans ta chambre.
Aurélie (comprenant enfin qu'elle doit s'en aller) - Ah ! Oui ! J'allais oublier ! Bien sûr ! (Aux autres.) Le pâtissier... Euh ! Le tapissier ! Je fais changer toute ma chambre... Messieurs, dames. (Vagues saluts de part et d'autre. Elle sort.)
Julien (l'excusant) - Ma mère est une artiste, elle est un peu frappadingue !... (Signe qu'elle est un peu dérangée.) La chambre, vous la souhaitez pour une ou plusieurs nuits ?
Sophie - Pour le week-end, lundi matin, nous nous rendons en Espagne, en Andalousie !
Georges (glacial) - Olé !
Julien - Voici la clé de la chambre.
Sophie - Auparavant, je boirais volontiers une petite coupe de champagne pour nous remettre du voyage.
Julien - J'ai un champagne excellent, direct d'un petit producteur. (Il pénètre à l'office.)
Georges - Je la connais. C'est une comédienne. J'ai oublié son nom.
Sophie - Qui ça ?
Georges - La bonne femme qui était là... Elle a eu son heure de gloire, il y a dix ans. On ne la voit plus.
Sophie - On ne la voit plus parce qu'elle est montée dans sa chambre.
Georges - Non, on ne la voit plus au cinéma, à la télé...
Sophie - Ah !... Moi, c'est lui que je connais, mais où ? Quand ?...
Georges - Le fils ?
Sophie - Le jeune patron de l'hôtel.
Georges - Toi, dès qu'il y a un homme dans les parages, tu es toute émoustillée.
Sophie - Mon Jojo se montre jaloux ? J'aime !
Georges - Georges. Pas Jojo.
Sophie - Je t'assure que je le connais, mais ce n'est pas un ex. Là, tu es content ?
Georges - Non. Je me fiche de cet hôtelier comme de ma première cravate.
Sophie - Alors pourquoi cette ironie ?
Georges - On aurait pu aller embrasser tante Simone à Bergerac ! Ça nous faisait juste un petit détour, mais Madame n'a pas voulu !
Sophie - Tante Simone me déteste ! Je la déteste ! C'est une fouine ! Je ne fais pas des kilomètres pour embrasser une fouine !
Georges - Elle va fêter ses quatre-vingt-dix ans ! On ne risque plus de lui rendre visite très souvent !
Sophie - Une fouine de quatre-vingt-dix ans ! Elle peut figurer dans le livre des records !
Julien réapparaît avec un plateau contenant deux coupes et une petite assiette de chips.
Julien - Les chips fabriquées à l'ancienne sont faites maison.
Georges - La Sévigné les a aussi goûtées ?
Julien - Apparemment aucune de ses lettres n'en parle !
Julien entre dans la cuisine.
Sophie - C'est idiot ce que tu viens de lui dire, mon Jojo !
Georges - Georges. Pas Jojo.
Sophie (levant sa coupe) - Aux vacances ! A l'été qui débute !
Georges - A la santé d'un être cher : tante Simone ! (Buvant.) Pas terrible !
Sophie - La tante Simone, c'est sûr !
Georges - Je parle du champagne.
Sophie - On t'a prévenu, un petit producteur, pas un grand !... Julien ! Ça y est, c'est Julien !
Georges - Le producteur ?
Sophie - Mais non, l'hôtelier ! L'hôtelier, c'est notre ancien gardien d'immeuble. Celui qui est resté seulement six mois.
Georges - Lui ? Mais non ! Tu confonds !
Sophie - Je te dis que c'est lui ! Tu paries ? (Vers l'office.) S'il vous plaît ? (Julien réapparaît.) Juste un renseignement.
Julien - A votre disposition.
Sophie - Votre prénom, c'est bien Julien ?
Julien - Oui.
Sophie - J'en étais sûre ! (A Georges.) Avec toi j'ai toujours tort.
Georges - Vous avez travaillé comme gardien d'immeuble, en région parisienne ?
Julien - Moi ? Ah, non ! J'ai toujours bossé dans la région.
Georges (à Sophie) - Alors, qui a raison ?
Julien - Vous avez encore besoin de moi ?
Sophie - Non, je vous en prie. Vous voudrez bien m'excuser de cette méprise.
Julien - Aucun embarras ! Remarquez j'aurais pu.
Sophie - Quoi donc ?
Julien - Être gardien d'immeuble. Parce qu'ici, c'est toujours moi qui sors les poubelles !... (Il entre dans la cuisine.)
Georges - Tu vois ! Tu veux toujours avoir raison !
Sophie - N'empêche, il s'appelle Julien.
Georges - Simple coïncidence.
Sophie -...