House Party Platonov (Vingt-sept petits morceaux)

Alors. Prenez Platonov. Platonov, ce personnage de Tchekhov tiré d’une pièce de jeunesse fouillis, foutraque, aussi puissante que mal foutue. Prenez-le, ôtez-lui Tchekhov et plongez-le dans une fête de jeunes gens à Lyon, Paris ou ailleurs, aux alentours de l’année 2016. Tou·te·s entre vingt et trente ans, étudiant·e·s, jeunes artistes, intellectuel·le·s ou chômeur·euse·s. Plongez Platonov dans la fête, ce lieu social codifié où la fatigue, l’alcool ou la danse nous révèlent malgré nous, et regardez ce qui se passe.
House party Platonov est faite de choses diverses et souvent pas rapport : des dialogues, des monologues, des notices dramaturgiques, des morceaux de roman possible, Wikipédia et du journal intime. Entre la question de l’absence des pères, du magnétisme amoureux, des soirées arrosées et des générations qu’on dit perdues, la pièce explore par la bande la difficulté d’être une personne humaine aujourd’hui, hier, de Tchekhov à nos jours.

Bref : c’est le bordel, en vingt-sept morceaux.
[NOTE : si jamais “bordel” est un peu too much, on peut aisément le remplacer par “bazar” !]

Liste des personnages (7)

WikipédiaIndifferent • Age indifferent
PlatonovHomme • Jeune adulte
Anna PetrovnaFemme • Jeune adulte
Grekova / l’étudiante en Arts de la scèneFemme • Jeune adulte
SofiaFemme • Jeune adulte
TriletskiHomme • Adulte/Age indifferent
TuIndifferent • Age indifferent
  1. Pas orphelin


– Je ne suis pas orphelin. Pas orphelin du tout. Ce serait se tromper que de croire ça. Que je suis orphelin. Tu m’écoutes ? Je n’ai pas de père. C’est différent. Et ça n’est pas – être orphelin de père. Je ne suis pas orphelin de père : je n’ai pas de père.

C’est ça qui détruit tout. Tu m’écoutes ? L’absence des pères. Les pères ne sont pas là. On doit s’élever tout seul. Mais sans marchepied comment faire ? Si j’avais un père je lui marcherais dessus, de gré ou de force, et là je m’élèverais. Un peu. Si j’avais un père il me ferait la courte échelle. Il me hisserait. C’est comme cette palissade au fond du petit jardin, je n’ai jamais pu savoir sur quoi elle donnait. Ça m’obsédait. Des heures, j’aurai passé des heures à empiler tout ce que je trouvais : les chaises en plastique le transat quelques dictionnaires et ça n’était jamais assez haut le seau en plastique les coussins du salon encore encore et tout tombait et je tombais je ne me faisais pas mal mais – au moindre bruit, toujours au moindre bruit, maudites mères – elle accourait et me prenait dans ses bras. Mon trésor, ça va, tu ne t’es pas fait mal Bien sûr que je ne me suis pas fait mal je ne me fais jamais mal C’est que tu veux toujours atteindre la branche du noisetier c’est ça il faut attendre un peu un jour tu seras grand Ces mères qui ne comprennent rien Je me fiche du noisetier c’est derrière la palissade que je veux Viens, je vais t’en cueillir quelques-unes en attendant que tu sois assez grand pour les atteindre

Je suis devenu assez grand pour voir par-dessus la palissade

Quand Maman mourra je vendrai la maison les noisettes

Me garderai bien de passer par le petit jardin.

 

  1. Mikhaïl / Michel /
    Michenka / Micha


Mikhaïl Vassilievitch Platonov : Je m’appelle Mikhaïl Vassilievitch Platonov.

Le public : Bonsoir Mikhaïl.

 

Mikhaïl Vassilievitch Platonov : Je suis un intellectuel hâbleur issu de la petite noblesse. Je suis devenu instituteur à la campagne par dépit contre la société.

Wikipédia : Ça c’est bien vrai.

 

Mikhaïl Vassilievitch Platonov : Peut-être. Pas tant que ça. Il ne faudrait pas croire trop ce que je dis. Parce que j’en dis, des choses. Je dis tout, à n’importe qui. Surtout aux femmes. J’aime bien raconter ce que je veux aux femmes. Je peux leur dire que je suis devenu instituteur parce que j’aime les enfants, parce qu’il me fallait un salaire, parce que je voulais revenir ici, chez moi, dans cette petite ville du sud de la Russie. D’ailleurs est-ce que c’est bien le sud de la Russie, ici ? C’est peut-être, je ne sais pas, Villeneuve d’Ascq, Boult-sur-Suippe, Longueuil, Mouscron, Nort-sur-Erdre, un quartier pourri d’une grande ville. C’est n’importe où, pourvu qu’on n’ait pas envie, mais alors pas envie d’y être. Et encore moins d’y revenir.

Platonov sort de scène, côté cour.

Platonov entre, côté jardin.


Michel : Je m’appelle Michel.

Le public : Bonjour Michel

Michel : Enfin non, je ne m’appelle pas Michel. On m’appelle Michel.

Le public :

Michel : Enfin non, on ne m’appelle pas Michel. La Générale m’appelle Michel. La Générale s’appelle Anna Petrovna.

Anna Petrovna : Ça c’est bien vrai.

Le public : Bonjour Anna Petrovna

Michel : Mais Anna Petrovna, on l’appelle la Générale. Parce que c’est la veuve d’un Général. Le Général Voïnitsev. Du coup, son nom complet, c’est Anna Petrovna Voïnitseva.

Le public : Bonjour Anna Petrovna Voïnitseva.

Michel : Et moi, elle m’appelle Michel. Parce que c’est français. Et que français, à l’époque, ça veut dire aristocratique. On était très francophiles, à l’époque, en Russie. Donc voilà, je suis Russe et je m’appelle Michel. C’est ça.

Platonov sort de scène, côté cour – et puis non, il a oublié quelque chose.


Michenka : Je m’appelle Michenka. Enfin non. Sacha m’appelle Michenka. On est mariés. Elle s’appelle Alexandra Ivanovna mais je l’appelle Sacha, tout le monde l’appelle Sacha. Et on est mariés. Donc Sacha m’appelle Michenka. Parce que – parce que c’est juste mignon. J’aime bien. Donc, c’est ça, je m’appelle Michenka. Enfin non.

Platonov sort de scène, côté cour.

Platonov entre, côté jardin.

Micha : Je m’appelle Micha.

 

Le public : Bonjour Micha

 

Micha : À vrai dire j’aime pas tellement qu’on m’appelle comme ça. Ça me casse les couilles, ce surnom. J’ai plus huit ans. Et puis tous ceux qui m’appellent comme ça sont toujours ivres morts «MICHAAAAAAAAAAAAAAAAAA» quand j’arrive en soirée ils crient tous, y compris les ordures, les mecs à qui je dois de la thune, les meufs que j’ai connues il y a longtemps, les gens que je connais même pas. Ça me soûle. On n’a pas grandi ensemble là, foutez-moi la paix. Bande de cajoleurs. Bande de faux-culs. Bon – je pourrais leur dire, que ça me soûle, que j’ai plus huit ans, qu’on n’a pas grandi ensemble, mais – bon – je veux pas casser l’ambiance. D’autant que la plupart du temps, c’est moi qui mets l’ambiance. C’est pas vrai ? C’EST PAS VRAI, QUE JE METS L’AMBIANCE ? Bon – je vais commencer par changer cette musique de merde, déjà.

 

 

  1. (Il lui embrasse la main)*


L’étudiante en Arts de la scène : C’est le début de la pièce : acte I, scène 1. L’action se déroule dans la Voïnitsevka, le domaine de la famille Voïnitsev, tenu par Anna Petrovna, qu’on appelle la Générale. Elle est assise avec Nikolaï Ivanovitch Triletski ; ils s’ennuient, ils fument, ils jouent aux échecs. Triletski est médecin, et c’est le personnage bouffon de l’histoire. Il ne pense qu’à manger, il se soûle, il emprunte de l’argent aux uns pour mieux l’offrir aux autres, un rouble par-ci un rouble par-là. Il refuse même d’aller au chevet de ses malades, préférant cuver son vin chez sa sœur, Sacha, l’épouse de Platonov. Au dernier acte, le bouffon sera quand même rattrapé par les gens qui se suicident ou qui meurent, mais c’est tout à la fin. Pour l’instant, il a l’air fréquentable – ni saoul ni esquinté – et il joue aux échecs avec la Générale. La scène commence ; manifestement, on attend quelque chose. On discute. On joue, on ne joue pas, on traîne, on s’envoie quelques blagues. Atmosphère de séduction polie, protocolaire : Triletski joue les dragueurs de pacotille et la Générale...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.



Retour en haut
Retour haut de page