Je m’appelle Erik Satie comme tout le monde

Erik Satie fut un compositeur hors norme. Avant-gardiste virtuose, il composa des musiques aujourd’hui jouées dans le monde entier, telles les célébrissimes Gymnopédies. En homme libre, il fit de sa vie un véritable roman, avec humour et légèreté, et fut l’ami des grands artistes de son époque : Debussy, Cocteau, Picasso, Ravel… Je m’appelle Erik Satie comme tout le monde conte la vie de cet homme original, à travers une fiction pleine d’ironie, surprenante, musicale, esthétique… à l’image du compositeur.

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Musique. Voix off d’un enfant et de sa maman qui jouent à cache-cache.

Maman — I’m here !

Enfant — Je suis là.

Maman — I’m not here anymore.

Enfant — Je ne suis plus là. (Rires enfant.) Maman ? Où es-tu ?

Rires maman.

Silence.

Projection texte : « Avis de recherche. Un homme et une femme se sont échappés du service psychiatrique du Centre hospitalier de Honfleur.

Une heure plus tôt. »

Anna est dans la pièce. Lui entre.

Anna — Avoir composé les Gymnopédies à vingt-deux ans et finir ainsi, c’est d’une tristesse !

Lui — On me maltraite encore…

Anna — Monsieur Satie, bonjour !

Lui — « Monsieur Satie »… Est-ce que je ne pourrais pas être simplement moi, pour une fois ?

Anna — Je suis Anna, votre infirmière. C’est moi qui vais m’occuper de vous les après-midis, cette semaine. Asseyez-vous, je vous prie.

Lui — Anna…

Anna — Je vais vérifier mes informations, si vous le voulez bien, monsieur Satie.

Lui — Cette obsession…

Anna — Votre date et lieu de naissance, s’il vous plaît.

Lui — Je suis fatigué ! C’est possible de l’entendre, ça ? Fatigué. Usé.

Anna — Je suis là pour vous aider, justement.

Lui — Ce n’est pas vrai, qu’est-ce qu’on fait pour m’aider ? Rien. (Temps.) Tu ne penses qu’à toi !

Anna — Je ne vous permets pas de me tutoyer.

Lui — C’est la dernière fois qu’on joue à ce petit jeu. La dernière fois. C’est entendu ?

Anna — Je ne suis…

Lui — Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

Anna Oui.

Lui — Il va falloir prendre une décision.

Anna — Vivre ou mourir ?

Lui — Ce n’est pas du tout la question.

Anna — De quoi d’autre est-il question, monsieur Satie ? (Temps.) Revenons au commencement. Votre date et lieu de naissance, s’il vous plaît.

Lui, soupire — Le 22 septembre à Honfleur.

Anna — De quelle année ?

Lui — 1925.

Anna — Nous sommes en quelle année ?

Lui — 2024.

Anna — Vous seriez presque centenaire.

Lui — C’est un titre comme un autre.

Anna — Mais vous ne faites rien pour l’atteindre.

Lui — Je fais ce que je peux. J’ai fait ce que j’ai pu. Je ferai ce que je pourrai.

Anna — Avez-vous une personne de confiance que nous pourrions contacter en cas d’urgence ?

Lui — Ma fille. Vous savez déjà tout la concernant. La pauvre a perdu sa mère à l’âge de six ans.

Anna — Ça n’est pas le sujet.

Lui — Ça n’est pas le sujet, ça n’est pas le sujet… On est vraiment chez les fous, ici, pas de doute.

Anna — Oh ! vous savez, « les fous ne sont plus ce qu’ils étaient »… Et la frontière entre ceux de dehors et ceux d’ici est bien fine.

Lui — Quel est le sujet, alors ?

Anna — Vous le savez. Reprenons. Vous le voulez bien ?

Lui, met son chapeau melon sur sa tête — Je le veux bien.

Anna, sourit — Comment vous appelez-vous ?

Lui — Je m’appelle Erik Satie, comme tout le monde.

Anna — Vous souffrez d’une…

Lui — Bien sûr que je souffre ! Je suis venu au monde très jeune dans un monde très vieux.

Anna — Vous souffrez d’une cirrhose…

Lui Ah.

Il s’approche. Anna crie.

Anna — Non, pardon ! Je n’ai pas peur… heu… N’ayez pas peur. Tout va bien. Tout va bien, ce n’est rien ! Pardon, c’est… Reprenons.

Lui — Je souffre d’une cirrhose, oui. Il faut dire que j’ai beaucoup travaillé pour en arriver là. J’ai commencé à boire dès l’âge de neuf ans grâce à mon oncle qui, comme tous ces braves militaires, buvait avec une surprenante abondance tout en racontant des histoires dont le sel lui grattait le gosier et le poussait à lever le coude sans arrêt. Ah ! il en vida des bouteilles à la Pomme de Pin, le célèbre cabaret de la rue de la Contrescarpe-Saint-Michel ! Il est fâcheux qu’il n’ait pu connaître Villon.

Anna — Villon ? Le poète maudit ?

Lui — Tout à fait.

Anna — Mais il était du xve siècle.

Lui — Et ne pensait plus à boire, même à petites gorgées.

Anna — Votre oncle est né bien après la mort de Villon.

Lui — C’est précisément la raison qui les tint éloignés l’un de l’autre.

Anna — Bon, si je comprends bien, concernant votre cirrhose, tout est la faute de votre oncle.

Lui — Pas seulement ! Je vais vous dire, ce sera pénible mais honnête. Je fréquentais moi aussi les cabarets dont la réputation n’est plus à faire. Le Chat noir et l’auberge du Clou avenue Trudaine. Mais en cachette, bien entendu. J’avais honte d’être vu car, comme me le disait Alphonse Allais : « cela peut vous faire rater un mariage ». Savez-vous d’où provient ce nom, « auberge du Clou » ?

Anna — Des peintres désargentés qui accrochaient leur toile au clou afin de payer leur repas. Comme dans la chanson d’Aznavour.

Lui — Qu’est-ce qu’Aznavour vient faire là-dedans ?

Anna La Bohème !

Dans les cafés voisins

Nous étions quelques-uns

Qui attendions la gloire

Et bien que miséreux

Avec le ventre creux

Nous ne cessions d’y croire

Et quand quelque bistro

Contre un bon repas chaud

Nous prenait une toile

Lui — C’est ça !

Anna — Nous récitions des vers

Groupés autour du poêle

En oubliant l’hiver

Anna et lui — La bohème, la bohème

Ça voulait dire

Tu es jolie

La bohème, la bohème

Et nous avions tous du génie

Lui — Elle date de quand, cette chanson ? Rappelez-moi.

Anna — Oh ! 1886, je dirais.

Temps.

Lui — Curieuse époque que cette époque, où le poète pouvait mener cette vie douteuse sans perdre de son talent et de sa dignité. Et combien de gens étaient disposés à vous offrir un verre ! Mais où ai-je donc laissé mon parapluie ?

Anna, rit — Vous êtes...

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