ACTE I
Nous sommes dans le hall de la maison de repos « Les Tournesols ».
Choura, l’employée, est justement occupée à disposer dans un vase un énorme bouquet de tournesols quand Zaïtsev entre.
C’est un homme d’un certain âge dont la principale caractéristique est une immense bonté. Ce qui n’exclut pas une opiniâtreté dont on se rendra compte très vite.
Zaïtsev est vêtu comme quelqu’un qui vient du dehors et il porte des caoutchoucs par-dessus ses chaussures.
Il sourit aimablement à Choura.
ZAÏTSEV - Bonjour Mademoiselle.
CHOURA - Bonjour Monsieur. Vous désirez ?
ZAÏTSEV - C’est bien ici la maison de repos « Les Tournesols » ?
CHOURA - Vous voulez dire la célèbre maison de repos « Les Tournesols » ? Oui, c’est bien ici.
ZAÏTSEV - Et c’est bien ici que le camarade Mioussov fait actuellement sa cure ?
CHOURA - Évidemment ! Quiconque s’est reposé une fois aux Tournesols ne peut plus se reposer ailleurs !
ZAÏTSEV (soulagé.) - Parfait. Merci beaucoup.
Il commence à enlever ses caoutchoucs.
CHOURA - Qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi ôtez-vous vos caoutchoucs ?
ZAÏTSEV - Mais je…
CHOURA - Remettez-les !
ZAÏTSEV - Très bien… (Il les remet.) C’était uniquement pour ne pas salir vos parquets…
CHOURA - D’abord, qui êtes-vous ?
ZAÏTSEV - Je suis Zaïtsev.
CHOURA - Et qui est Zaïtsev ?
ZAÏTSEV - C’est moi. Zaïtsev, employé au Service de l’Approvisionnement. Il faut absolument que je voie le camarade Mioussov pour une affaire urgente. Urgente mais courte, rassurez-vous. Le temps de lui faire signer le bon et je disparais !… (Il commence à ôter ses caoutchoucs.) C’est bien simple, vous n’aurez jamais vu quelqu’un disparaître aussi vite !
CHOURA - Encore une fois, Monsieur, remettez vos caoutchoucs !
ZAÏTSEV - Je vous répète que c’est pour une affaire urgente !
CHOURA - Aux Tournesols, la seule affaire urgente est de ne rien faire. C’est une maison de repos, M. Mioussov a travaillé pendant six jours et il se repose le septième, un point c’est tout ! Le règlement intérieur interdit formellement de déranger la clientèle, sauf en cas d’incendie. Si vous avez tellement besoin de voir M. Mioussov, vous n’avez qu’à aller demain à son bureau.
ZAÏTSEV - Demain ? Mais c’est aujourd’hui que je dois le voir ! Tout de suite ! Réfléchissez ! Demain nous serons le lundi 8, n’est-ce pas ?
CHOURA - Je ne peux rien vous dire à ce sujet.
ZAÏTSEV - Et après-demain nous serons le mardi 9 ?
CHOURA - Ça ne me regarde pas.
ZAÏTSEV - Je vous en prie, faites un effort ! Mardi 9, le Dépôt ferme pour réfection générale. Il me faut donc la peinture pour demain lundi, le 8, mais je ne pourrai l’avoir que si je présente le bon de livraison au Service de Comptabilité du Dépôt avant neuf heures du matin ! Oui, je sais ce que vous allez me dire, que la crèche n’ouvre que le 15. Mais il faut bien quatre ou cinq jours pour que ça sèche, vous comprenez ?
CHOURA - Je n’essaye même pas.
ZAÏTSEV - C’est pourtant clair ! Les bons de livraison ne sont valables que revêtus de la signature du camarade Mioussov et il n’arrive jamais à son bureau avant onze heures. Comment voulez-vous dans ces conditions que je puisse avoir ma peinture à temps puisqu’il me faudra aussi la signature du chef Magasinier du Dépôt, qui ne signe qu’entre six et sept et que le Dépôt ferme à partir du mardi 9 au matin pour réfection générale ?… (Silence de glace de Choura. Il sourit, soulagé. Il commence à enlever ses caoutchoucs.) Non, vous verrez dans dix minutes vous n’y penserez même plus !
CHOURA - Pour la dernière fois, Monsieur, remettez vos caoutchoucs et allez-vous en !
ZAÏTSEV (indigné.) - M’en aller ? Mais je n’aurai jamais ma peinture !
CHOURA - On vit très bien sans peinture. Est-ce que j’en ai, moi ?
Zaïtsev a un de ses caoutchoucs à la main. Il fait un pas vers Choura.
ZAÏTSEV (solennel.) - Écoutez-moi, écoutez-moi bien ! (Il s’anime peu à peu, brandissant toujours son caoutchouc, jusqu’à parvenir au pur lyrisme.) Il ne s’agit pas d’une plaisanterie ! Il s’agit de la nouvelle crèche qui doit ouvrir le 15 au matin sans faute dans la Lioubianka. Après des semaines d’une lutte acharnée j’ai réussi, moi, Zaïtsev, à enlever tout un lot de petits lits d’enfants. 150 petits lits absolument adorables avec leurs 150 petits sommiers à ressorts, leurs 150 petites tables de nuit, leurs 150 petits porte-manteaux et leurs 150 petites chaises hautes comme ça ! (Geste à 30 centimètres du sol.) C’est bien simple, vous en auriez les larmes aux yeux !
CHOURA (agacée.) - Eh bien vous les avez, vos lits ! Alors de quoi vous plaignez-vous ?
ZAÏTSEV (douloureux.) - Mes lits ? C’est justement là que mon drame commence ! Si vous pouviez les voir ! Ils sont d’une couleur… C’est bien simple, d’une couleur qui ne devrait pas avoir le droit d’être une couleur ! Avez-vous déjà vu une grenouille malade ?… Qu’est-ce que je dis, une grenouille malade ! Ce serait trop beau ! Un crapaud malade, oui ! Un vieux crapaud tout verruqueux, tout couvert de taches jaunâtres, en train de crever dans la boue !
CHOURA (écœurée.) - Ah non, ça suffit ! Elle est encore longue, votre histoire de crapauds ? C’est dégoûtant !
ZAÏTSEV (triomphant.) - Ça vous dégoûte, hein ? Et cent cinquante petits enfants, alors, vous croyez que ça ne les dégoûtera pas ? Mais ils ne pourront jamais dormir dans de pareilles horreurs ! Ils vont se réveiller en sursaut, tout couverts de sueur et en proie à des cauchemars épouvantables ! C’est cela que vous voulez ?
CHOURA (exaspérée.) - Mais je ne veux rien, moi ! Et vous, au fait, qu’est-ce que vous voulez ?
ZAÏTSEV (grave.) - Je veux cinquante kilos de peinture blanche émaillée ! Je veux voir Mioussov !
CHOURA - Non.
ZAÏTSEV - Je vous le demande comme à un citoyen conscient de ses responsabilités !
CHOURA - Je n’ai aucune responsabilité dans le domaine de la peinture blanche émaillée !
ZAÏTSEV - Alors je vous le demande d’homme à homme !
CHOURA - Grossier personnage !
ZAÏTSEV - D’homme à femme, je voulais dire ! C’est à la femme que je m’adresse ! À la mère !
CHOURA - Je ne suis pas mère et ce n’est pas en vous regardant que je vais changer d’avis !
ZAÏTSEV (ulcéré.) - Puisqu’il en est ainsi… (Il remet son caoutchouc.) Vous n’avez pas de cœur !
CHOURA - J’ai des ordres.
ZAÏTSEV (il a mis son caoutchouc.) - Alors vous me laissez partir ?
CHOURA - Si ça ne tenait qu’à moi, vous seriez déjà en Mandchourie !
ZAÏTSEV - Très bien. Combien coûte une journée de repos dans votre maison ?
CHOURA (étonnée.) - 43 roubles 50 kopeks. Pourquoi ?
ZAÏTSEV (suffoqué.) - 43 roubles 50 kopeks ? Et vos clients trouvent encore le moyen de se détendre ? Eh bien !… Enfin, passons… Nous disons 43 roubles 50 kopeks pour 24 heures. Bon… Arrondissons à 44 roubles, ce sera plus facile… 44 divisés par 24, ça fait… ça fait… (Court calcul sous l’œil ahuri de Choura.) Ça fait en gros 1 rouble virgule 9. Arrondissons à 2 roubles, ce sera plus facile, nous arrivons à 2 roubles l’heure. Parfait. (Il se fouille.) Les voici.
CHOURA (stupéfaite.) - Hein ? Quoi ? qu’est-ce que c’est ?
ZAÏTSEV - 2 roubles. J’achète une heure de repos dans votre maison. Étant donné que je n’y resterai que vingt minutes environ, vous faites un énorme bénéfice !
CHOURA - Mais vous êtes fou ! Alors vous croyez que nous vendons du repos au détail, comme des œufs par exemple ? C’est 43 roubles 50 kopeks ou rien !
ZAÏTSEV (outré.) - 43 roubles 50 kopeks ? Vous ne pensez tout de même pas que l’Administration va me rembourser une somme pareille ?
CHOURA - Mais je ne pense rien ! Fichez-moi la paix, à la fin ! Tout ce que je vous demande, c’est de partir ! Partez !
ZAÏTSEV - Sans ma peinture ? Et mes enfants, alors ? Vous connaissez mal Zaïtsev ! C’est une question d’honneur ! (Soupir.) Très bien, je vais vous les donner… (Il tire son portefeuille de sa poche.) 43 roubles 50 kopeks pour voir Mioussov, alors qu’on peut voir le tombeau de Lénine gratuitement !
CHOURA - Un instant ! Êtes-vous salarié ?
ZAÏTSEV - Naturellement.
CHOURA - Faites-moi voir votre certificat de travail.
ZAÏTSEV - Voilà… Je vais vous le donner, je vais vous le donner, mon certificat de travail ! (Il fouille dans son portefeuille, puis dans ses poches.) Allons bon, j’ai dû l’oublier dans mon autre veste !… Mais j’ai ma carte d’identité, ça revient au même…
CHOURA - Pas du tout. Je regrette, mais nous ne pouvons pas vous admettre aux Tournesols.
ZAÏTSEV (atterré.) - Quoi ? Mais ma carte d’identité indique ma profession ! Regardez vous-même ! Zaïtsev, employé au service de l’Approvisionnement ! Puisque je suis employé, je suis salarié et puisque je suis salarié j’ai un certificat de travail, évidemment !
CHOURA - Ça, c’est vous qui le dites. Tout ce que je vois, moi, c’est que vous n’avez pas de certificat de travail.
ZAÏTSEV - Je vous répète que je l’ai oublié à la maison.
CHOURA - Eh bien allez le chercher !
ZAÏTSEV (horrifié.) - Mais j’habite en banlieue, de l’autre côté de Moscou !
CHOURA - C’est ma faute peut-être ?
ZAÏTSEV - Je vous en supplie, soyez raisonnable ! Demain nous serons le lundi 8 et le Dépôt ferme le mardi 9 au matin pour réfection générale. Il faut absolument que le bon de livraison…
L’entrée de Mme Doudkina lui coupe la parole.
Mme Doudkina est une femme charmante, encore désirable et douée d’un tempérament romanesque pratiquement illimité.
La sincérité de chacune de ses paroles ou de ses réactions ne doit faire aucun doute pour le spectateur.
Mme Doudkina ne cherche jamais à être amusante. Si elle l’est, c’est tout à fait à son insu.
MME DOUDKINA (aimable.) - Bonjour, ma petite Choura. C’est vous le portier, maintenant ?
CHOURA - Il m’a demandé de le remplacer pendant quelques instants. Bonjour Madame Doudkina. Soyez la bienvenue aux Tournesols !
MME DOUDKINA - Merci Choura. Ma chambre est prête ?
CHOURA - Elle n’attend plus que vous.
MME DOUDKINA - C’est bien celle que j’avais demandée, n’est-ce pas ?
CHOURA - Bien sûr. La grande rose du sud-est.
MME DOUDKINA (surprise.) - Du sud-est, vous êtes sûre ? Il me semble que j’avais parlé de la grande bleue du sud-ouest…
CHOURA - Non, non, pas du tout. La grande bleue du sud-ouest, c’était la dernière fois, rappelez-vous, mais vous n’en aviez pas été complètement satisfaite…
MME DOUDKINA - Ah oui ? Comment se fait-il ?
CHOURA - Je ne me souviens plus très bien. Quelque chose dans l’ouest qui ne vous plaisait pas…
MME DOUDKINA - Quelque chose dans l’ouest qui ne me plaisait pas ? Comme c’est curieux !… (Elle sourit en haussant les épaules.) Après tout, pourquoi pas ? Il est tellement difficile de savoir ce qu’on aime et pourquoi on l’aime !… Va pour la grande rose du nord-est !
CHOURA - Du sud-est.
MME DOUDKINA (rieuse.) - Si vous voulez. De toute manière, j’ai toujours éprouvé une certaine difficulté, à distinguer ma droite de ma gauche… À propos, Monsieur Mioussov est arrivé ?
CHOURA - Ce matin très tôt, mais il n’est pas encore descendu de sa chambre.
MME DOUDKINA - Merci, Choura. À tout à l’heure.
Sortie de Mme Doudkina.
ZAÏTSEV - Je vous fais remarquer que vous n’avez pas demandé à cette dame son certificat de travail.
CHOURA (choquée.) - Vous plaisantez ? C’est Madame Doudkina ! La femme du célèbre professeur Doudkine !
ZAÏTSEV - La femme du célèbre professeur Doudkine, mais pas le célèbre professeur Doudkine lui-même !
CHOURA (agacée.) - C’est la même chose ! Le professeur Doudkine est beaucoup trop occupé pour se reposer et c’est sa femme qui se repose à sa place, voilà tout ! Et maintenant si vous voulez vous en aller, vous me rendrez service. J’ai du travail.
ZAÏTSEV - Une dernière question. Imaginons que ce soit moi la femme du professeur Doudkine. Est-ce que vous m’auriez laissé entrer ?
CHOURA (ahurie.) - En voilà une question bête ! Vous n’êtes pas et vous ne serez jamais la femme du professeur Doudkine !
ZAÏTSEV - Oui, c’est bien possible. Bon, imaginons autre chose. Imaginons que ce n’est pas Doudkine qui est professeur mais sa femme, Madame Doudkina. Là-dessus Doudkine se présente chez vous sans certificat de travail. Est-ce que vous le laissez entrer quand même ?
CHOURA - Naturellement, là ou passe l’aiguille passe le fil !
ZAÏTSEV (rêveur.) - Là où passe l’aiguille passe le fil… C’est intéressant… Alors c’est bien décidé ? Vous me laissez partir ?
CHOURA - Moi, je vous laisse partir ? Vous plaisantez ! Je vous adjure, je vous conjure, je vous supplie de partir !
ZAÏTSEV - Et mes 150 petits enfants ?
CHOURA - Mangez-les !
ZAÏTSEV (sec.) - Très bien. Dans ce cas, excusez-moi et au revoir.
CHOURA - Ne cherchez pas à me faire peur !
Sortie digne mais douloureuse de Zaïtsev. Choura pousse un soupir de soulagement puis appelle à la cantonade:
CHOURA - Eh bien, Philippe, vous n’avez pas encore fini cette tasse de thé ? Je dois monter préparer les chambres !
VOIX DU PORTIER - Allez-y, je surveille d’ici ! J’ai fini dans cinq minutes !
CHOURA - C’est ce que vous m’avez déjà dit il y a un quart d’heure !
VOIX DU PORTIER - Je ne peux pas boire le thé chaud, ce n’est pas ma faute !
Choura hausse les épaules et va pour sortir de scène, quand Mioussov fait son entrée.
Mioussov est un fonctionnaire sans doute important et ça se voit. Il n’est nullement désagréable, il a simplement une juste idée de lui-même.
Au demeurant c’est un très brave homme épris principalement de sa tranquillité.
MIOUSSOV - Bonjour, Choura. Vous avez les journaux du matin ?
CHOURA - Vous les trouverez sur la table, Monsieur Mioussov. Vous n’avez besoin de rien d’autre ?
MIOUSSOV (épanoui.) - D’un bon fauteuil, c’est tout ! Vos bains chauds à l’essence de pin me font toujours un effet extraordinaire ! (Il se laisse tomber voluptueusement dans un fauteuil, prend un journal au hasard, l’ouvre.) Un bon bain, un bon fauteuil, un bon journal, voilà ce qui fait les beaux dimanches ! Merci, Choura…
CHOURA - À tout à l’heure, Monsieur Mioussov.
Elle sort.
Un temps assez court. Mioussov jette un vague regard à son journal en chantonnant à mi-voix.
Mme Doudkina parait alors derrière lui. Elle jette un rapide regard autour d’elle, comme pour s’assurer qu’ils sont bien seuls , descend vers lui qui ne l’a pas encore vue.
MME DOUDKINA - Ah ; vous êtes là, Mioussov ! Je vous cherchais !
Mioussov sursaute légèrement, jette son journal et se lève en manifestant une joie peut-être un peu forcée.
MIOUSSOV - Madame Doudkina ! Quelle heureuse surprise ! Comment allez-vous, chère amie ?
MME DOUDKINA - Ne m’en parlez pas, je sens que je vais devenir folle !
MIOUSSOV - Mais non, voyons ! Pourquoi ?
MME DOUDKINA - Il sait tout !
MIOUSSOV - Qui ?
MME DOUDKINA - Qui voulez-vous que ce soit ? Mon mari, bien sûr ! Il sait tout !
MIOUSSOV (surpris.) - Il sait tout ? Tout quoi ?
MME DOUDKINA - TOUT !
MIOUSSOV (aimable.) - Le professeur Doudkine est un grand savant. Les savants savent toujours tout. Ce n’est pas grave !
MME DOUDKINA - Mioussov, je vous en prie, ne faites pas l’enfant ! Vous avez devant vous une femme affolée ! Songez que c’est sans doute la dernière fois que je vous vois vivant !
MIOUSSOV (ahuri.) - Pardon ?
MME DOUDKINA - Mon ami, mon pauvre ami ! Tout est arrivé si vite !…
MIOUSSOV - Mais enfin, de quoi parlez-vous ?
MME DOUDKINA - C’est vrai que vous ne pouvez pas savoir ! Cela s’est produit ce matin même, à la maison, juste au moment où je venais d’appeler une voiture pour venir ici vous rejoindre !
MIOUSSOV (les yeux ronds.) - Me rejoindre ? Moi ? Mais, ma chère amie, il n’a jamais été question…
MME DOUDKINA - Soudain le voilà qui sort de son cabinet !
MIOUSSOV - Qui ?
MME DOUDKINA - Mon mari, évidemment ! Doudkine ! Du premier coup d’œil il voit que j’ai deux valises à la main. Rien ne lui échappe ! « Où vas-tu donc de si bon matin, Zoïa ? » me demande-t-il d’une voix glacée. Je me sens défaillir mais je me raidis de toutes mes forces, je me force à sourire et je lui réponds d’une voix aussi calme que possible : « Mais je vais aux Tournesols, mon chéri, tout simplement ! »
MIOUSSOV - Eh bien ?
MME DOUDKINA - Voulez-vous me dire alors qui me fera mon café ?
MIOUSSOV (perdu.) - Hein ?… Vous voulez qu’on vous fasse un café ?…
MME DOUDKINA (agacée.) - Mais non, voyons ! Pas moi ! Doudkine ! C’est Doudkine qui me demande : « Voulez-vous me dire alors qui me fera mon café ? »
MIOUSSOV - Ah bon !
MME DOUDKINA - Tout cela sur un ton qui n’a l’air de rien mais qui me fait frissonner ! Et avec un de ces regards !… Je me raidis encore et je lui réponds : « Mais Doumia, évidemment ! »
MIOUSSOV - Qui c’est ça Doumia ?
MME DOUDKINA - Notre femme de chambre. « Vous devriez pourtant savoir que le dimanche est son jour de congé ! » me lance-t-il à la figure dans un sourire cruel. Je sens le sol se dérober sous moi mais je me raidis de plus en plus tout en m’efforçant de garder un visage impassible. « Voyons, mon chéri, ne soyez pas de mauvaise foi ! Vous êtes assez grand pour savoir vous servir d’un réchaud à gaz ! », lui dis-je dans un doux sourire. Alors il me foudroie littéralement d’un regard glacial et il me répond… c’est horrible ! Avez-vous une cigarette ?
MIOUSSOV - Quelle drôle d’idée de vous demander ça !
MME DOUDKINA (agacée.) - C’est moi qui vous le demande ! Je voudrais une cigarette.
MIOUSSOV - Oh pardon ! (Il se fouille en vain.) Je n’en ai pas sur moi, voulez-vous que…
MME DOUDKINA (nerveuse.) - C’est inutile. De toute manière, je ne fume pas… Où en étais-je ?
MIOUSSOV - Au réchaud à gaz.
MME DOUDKINA - Ah oui ! Alors il me répond : « Excusez-moi, mon amie, j’avais oublié le réchaud à gaz. Joli tête-à-tête que vous m’offrez là pour passer le dimanche ! » Vous vous rendez compte, Mioussov ?
MIOUSSOV - Ma foi, je suis un peu de son avis. Il est bien évident qu’un tête-à-tête avec un réchaud à gaz…
MME DOUDKINA (le coupe.) - Si vous aviez vu le regard qui accompagnait ses paroles, vous trembleriez comme une feuille ! J’avale péniblement ma salive mais mon regard ne vacille pas. « De toute manière, lui dis-je, étant donné que vous passerez ce dimanche comme les autres, le nez enfoui dans vos livres, je ne vois pas très bien quelle différence vous pourriez faire entre ma présence et celle d’un réchaud à gaz ! Je réussis à avancer d’un pas vers lui, j’effleure son front de mes lèvres froides et je commence à descendre l’escalier. C’était terrible, Mioussov ! Je le sentais derrière moi, penché sur la rampe qu’il étreignait de ses deux mains crispées, comme si elles avaient été nouées autour de mon cou ! Alors il me dit : « J’espère que vous passerez une bonne journée aux Tournesols ! » Alors là, n’en pouvant plus, je me retourne vers lui d’un bloc, livide, la voix rauque…
LE PORTIER (passant.) - Bonjour, Madame Doudkina.
MME DOUDKINA - Taisez-vous ! Je remonte de deux marches, je le regarde droit dans les yeux et je lance : « Si vous pensez que je vais y rejoindre mon amant dites-le tout de suite, ce sera plus simple ! »
MIOUSSOV (ahuri.) - Hein ? Quoi ?
MME DOUDKINA - Il éclate de rire, un rire effrayant, caverneux ! « Vous, un amant ? » me répond-il. « Allons, mon amie, soyez raisonnable ! Personne ne pourrait imaginer une chose pareille !… » L’insulte après...