TABLEAU 1
Un intérieur moderne et confortable. Dans ce décor : personne.
On a à peine le temps de remarquer le mobilier design et les œuvres d’art contemporain que retentit la sonnerie du téléphone.
Le répondeur se met en route après deux ou trois sonneries. On entend la voix d’une femme d’un certain âge avec un fort accent du sud-ouest.
Maïté (off) - Allô ! Ma chérie, c’est ta mère ! Allô ! Allô ! Ma Ghislaine ! C’est moi, c’est ta maman ! T’es là ?… Si t’es là, réponds-moi, parce que j’en ai marre de toujours parler qu’à ton drôle d’appareil. J’aimerais un peu te parler en vrai, de temps en temps. T’es pas encore très connue et j’arrive jamais à te joindre, alors qu’est-ce que ce sera quand tu seras une star ! Bon, t’es pas là alors ? C’est ton dernier mot ? C’est dommage parce que j’avais quelque chose d’important à te dire. Je veux bien y laisser un message, à ta machine, mais j’espère que ça va pas faire comme la dernière fois où tu l’avais pas eu. Tu t’en rappelles ? Et surtout, Ghislaine, tu me rappelles quand tu l’as, le message, parce que ce que je vais te dire, c’est très important ! Alors, voilà…
Au même instant, on entend un bruit de clefs venant de la porte d’entrée, en coulisse.
C’est Ghislaine qui se dépêche de rentrer chez elle. Elle se précipite sur le téléphone, mais le répondeur arrive en fin de bande et l’on entend des « bips ». Puis, ça raccroche.
Ghislaine - C’est pas vrai ?! C’est toujours la même chose ! (Elle dépose ses affaires, puis décroche son téléphone fixe et compose un numéro.) Allô ! Maman ?
Voix de Maïté - Oh ! c’est toi ma grande ?
Ghislaine - Oui, c’est moi. Je viens juste de rentrer et…
Voix de Maïté - Et comment tu vas, ma Ghislaine ?
Ghislaine - Ça va, je vais bien.
Voix de Maïté - Tu manges bien, au moins ?
Ghislaine - Mais oui, je te dis que ça va ! Bon, j’ai eu ton message, mais pas en entier. Qu’est-ce qu’il y a de si important ?
Voix de Maïté - Alors, voilà : c’est ta cousine qui vient te voir.
Ghislaine - Quoi ? Quelle cousine ?
Voix de Maïté - Ben, Janine !
Ghislaine - Oh non ! Maman, pas elle !
Voix de Maïté - Tu trouves pas que c’est gentil de sa part de venir te voir ?
Ghislaine - Non, je trouve pas, non. Et puis, ça m’arrange pas, moi, surtout en ce moment ! T’aurais pu m’avertir avant, quand même ! Et elle arrive quand ?
Voix de Maïté - Oh ! ben, elle devrait pas tarder, elle a pris le train ce matin.
Ghislaine - Dis-moi que c’est pas vrai !
Voix de Maïté - Ben, quoi ? Tu voulais quand même pas qu’elle vienne à pied, non ?!
Ghislaine - Mais pourquoi c’est toujours sur moi que ça tombe, ce genre de galère ? Pourquoi il faut toujours que j’attire les cas sociaux, moi ?
Voix de Maïté - Ah non ! Ghislaine, tu exagères. Janine, elle est gentille.
Ghislaine - Oui, c’est bien ce que je dis : elle est gentille…
Voix de Maïté - Pourtant, à une époque, vous étiez bonnes copines toutes les deux !
Ghislaine - Ben, faut croire qu’on a changé d’époque ; et puis ça fait au moins quinze ans que je l’ai pas vue…
Voix de Maïté - Bon, j’espère que tu vas bien t’en occuper de ta cousine !
Ghislaine - Oui, mais ne t’emballe pas trop vite, c’est juste pour un jour ou deux, on est bien d’accord ? Pas question qu’elle stagne sur mon canapé.
Voix de Maïté - Bon, j’ai mon foie gras sur le feu. Je te laisse et je t’embrasse.
Ghislaine - Moi aussi je t’embrasse. Et au fait, maman…
Voix de Maïté - Oui, quoi ?
Ghislaine - Merci !
Voix de Maïté - Mais de rien, ma grande. Quand t’as besoin, tu me demandes.
Ghislaine raccroche. Elle se sert un verre et s’installe à nouveau sur son canapé.
Puis, elle prend son portable et compose un numéro.
Ghislaine (sa voix devient très douce, presque langoureuse) - Arnaud ? C’est Guylaine ! (…) Oui, j’ai pensé à toi toute la journée… J’ai même cru que tu m’appellerais ! (…) Je voulais simplement te dire que pour ce soir c’est un peu compromis, j’ai une cousine qui débarque de province, tu vois le genre… (…) Mais pour samedi, y a rien de changé. On est d’accord ? (…) Tu emmènes bien tes amis producteurs à dîner ? O.K. ? (…) Je vous attendrai vers huit heures. (…) Moi aussi, Arnaud. Bisous. À samedi…
Elle raccroche et met la musique en se servant d’une petite télécommande. Elle se détend.
Un temps.
On sonne à la porte. Elle va ouvrir : c’est Janine, sa cousine. Elle fait plusieurs allers-retours pour ramener tous ses bagages. Elle est habillée de façon voyante. Elle parle fort et avec l’accent.
Janine (lui faisant une bonne demi-douzaine de bises tout en lui criant dans les oreilles) - Oh là là ! Ma Ghislaine, je suis contente de te trouver ! J’avais peur que tu sois pas chez toi. Je me suis dit : ce serait con quand même qu’elle soit pas là alors que je suis venue exprès… (Elle sort dans le couloir.)
Ghislaine - Tu aurais dû téléphoner.
Janine (revenant avec une valise) - Justement, j’ai acheté un téléphone portable exprès pour l’occasion, mais comme une gourdasse que je suis, j’ai rien compris à la notice. (Elle tire d’un de ses sacs un gros volume qu’elle lui met dans les mains. Puis, elle sort encore une fois dans le couloir…)
Ghislaine - Oui, bon… Mais, à ce moment-là, tu aurais dû appeler d’une cabine !
Janine (off) - Quoi ?
Ghislaine - Non, je dis que si tu m’avais appelée, j’aurais pu m’organiser et même venir te chercher.
Janine entre et dépose une valise.
Janine - Oh ! ça c’est gentil ! Mais elle te l’a pas dit, tata Maïté, que je venais ? Parce qu’à moi elle m’a dit qu’elle allait te téléphoner pour te le dire.
Ghislaine - Si. Ma mère m’a téléphoné, mais j’ai eu qu’une partie du message et…
Janine sort à nouveau dans le couloir et revient immédiatement avec un gros panier qu’elle lui laisse sur les bras.
Janine - Ça c’est pour toi, ma Ghislaine. C’est de la part de ta mère : du foie gras, du magret, des fritons… Que des bonnes choses, tu verras ! (Elle s’approche vraiment très près de sa Ghislaine.) Je dois te dire que je t’en ai piqué un tout petit peu parce j’avais un peu faim dans le train. J’espère que tu m’en voudras pas.
Ghislaine (reculant discrètement) - Non, non. Rassure-toi, je t’en veux pas. (Elles sont debout, l’une en face de l’autre, sans trop savoir quoi dire.) Je t’en prie, installe-toi, mets-toi à l’aise.
Janine (s’affalant sur le canapé) - Merci. C’est vraiment gentil ce que tu fais pour moi. Qu’est-ce que t’es belle, ma Ghislaine ! T’as pas tellement changé !
Ghislaine - Un petit peu, quand même ! On s’est pas vues depuis quinze ans !
Janine - Purée ! Je croyais pas que ça faisait si longtemps !… Bon, j’espère que je te dérange pas trop en venant chez toi.
Ghislaine - Puisque tu en parles, justement, en ce moment, ça m’arrange pas tellement…
Janine - Oh ! merci ! C’est vraiment gentil. Elle avait raison, ta mère : elle a dit que ça te dérangerait pas.
Ghislaine - Si maman l’a dit, alors…
Janine - Qu’est-ce que t’es belle ma Ghislaine ! Ta mère, elle, elle dit toujours que t’es trop maigre et que si tu continues à rien manger, tu vas devenir un vrai sac d’os. Mais moi je trouve pas. Je te trouve très belle. Surtout quand on te voit en vrai !
Ghislaine - Merci. Ça fait toujours plaisir à entendre. (Petit silence gêné.) Excuse-moi… Je peux te poser une question, Janine ?
Janine - Bien sûr, tout ce que tu veux, ma Ghislaine.
Ghislaine (désignant une cage où Janine a enfermé un poupon) - Pourquoi tu as mis un… poupon dans la cage ?
Janine - Ah ! ça ? C’est pas un poupon, c’est Ken ! C’est fait exprès pour avoir un petit copain et surtout pour le garder.
Ghislaine - Ah oui ? C’est curieux !
Janine - C’est un petit truc que je me suis inventé : le soir de la Saint-Valentin, à minuit pile, tu prends un Ken qui te plaît, tu le fais courir sept fois autour de la cage et hop ! tu le mets dedans. Voilà !
Ghislaine - Et ça marche ?
Janine - Non, mais ça coûte rien d’essayer ! T’es pas à l’abri de tomber sur le mec idéal !
Ghislaine (prenant Ken dans ses mains) - Et c’est quoi, pour toi, le mec idéal ?
Janine - Ben, pour moi, le mec idéal, c’est un mec qui veut bien de moi. Mais attention, je me laisse pas faire ! Tu vois, mon dernier petit copain, quand il m’a dit qu’il voulait plus me voir, ça a pas loupé : je l’ai quitté ! (Petit silence. La gêne devient perceptible. Elles n’osent toujours pas se regarder.) Hein ?
Ghislaine - Non, je voulais juste…
Janine - Quoi ?
Ghislaine - Pardon ?
Janine - Non, rien…
Ghislaine - Tu allais dire quelque chose ?
Janine - Non, toi d’abord. Moi j’allais encore dire une connerie !
Ghislaine - On sait jamais. Je t’écoute. (Elle s’approche comme pour une confidence.)
Janine - Voilà… Ils sont vachement beaux tes bijoux. Tu les as achetés où ?
Ghislaine - Ah ! tu aimes ? C’est un petit créateur qui fait ça dans le XVIIe…
Janine - Boudu con ! On dirait pas qu’ils sont si vieux !
Ghislaine - Ah non ! Je parle de l’arrondissement, là, pas du siècle !
Janine - Quand même, moi je trouve que c’était plus beau les trucs qu’ils...