Kimpa Vita ou La fille d’Apolonia

En 1482 les Portugais, sous la conduite de Diogo Cão, arrivent au Kongo et commencent à entrer en commerce avec les populations et les seigneurs du royaume. Avec eux ils apportent le métissage. Celui de la peau bien sûr, mais aussi celui de la culture, de la religion, des arts et des technologies. Puis vient l’esclavage.
Deux cents ans plus tard, Dona Béatrice Kimpa Vita Nsimba naît dans un royaume de Kongo profondément changé. Qu’en est-il alors de l’identité des ne-kongo au travers de ces métissages ? Comment la société, le pouvoir, la religion se sont-ils transformés ?
Kimpa Vita, devenue prêtresse, lutte pour sa religion chrétienne teintée de paganisme qui paraît tant hérétique aux yeux des Blancs.




Kimpa Vita ou La fille d'Apolonia

Acte I

Scène 1

Apolonia

Je m’appelle Apolonia Fumaria Mafuta. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis morte il y a longtemps. Depuis 1704 exactement. C’est moi qui ai inspiré l’auteur de la pièce que vous allez regarder. J’apparais toujours comme ça à chaque représentation, à l’insu des artistes. C’est tout simplement parce que je veux remédier à certaines insuffisances du texte. Pendant qu’il écrivait, l’auteur a décidé de passer outre beaucoup de mes recommandations. Il a prétendu que les observer allait alourdir son texte. Son texte ! « Écoute, les gens n’en ont rien à foutre au théâtre d’une litanie de dates et de noms, africains de surcroît », qu’il protestait. « Le public a besoin d’action. D’action et d’émotion, point barre ! » Passons !

L’histoire que vous allez suivre se déroule à la fin du xviie et au début du xviiie siècle, en Afrique centrale, précisément dans l’empire Kongo. Trois cent mille kilomètres carrés, trois millions d’âmes et des poussières, ce n’est pas rien. Aux origines de cet empire – certains diraient plutôt de ce royaume, soit ! – il y a mon ancêtre Ntinu Wene Nimy a Lukeni qui part s’installer en pays Mbundu. Là-bas, grâce à pas mal d’intrigues, il parvient à s’emparer du pouvoir. Mais son atout majeur reste la maîtrise de l’art de la forge que les Mbundu ignorent jusqu’alors. Il prend le titre de mani, c’est-à-dire : le maître. Mani Kongo, le maître de la forge, le roi forgeron. Notez qu’à sa suite tous ses successeurs porteront ce titre de mani. L’art de mon ancêtre lui permet de développer l’agriculture, mais surtout de fabriquer des armes. Oui, des armes, des guerres, des massacres qui feront de Kongo un empire de six royaumes, sans compter les entités vassales tout autour.

En 1482, Nzinga Nkuwu est le mani qui règne sur le trône à Mbanza Kongo, la capitale, quand un jour les habitants de Soyo sur la côte voient pour la première fois accoster des caravelles. De ces embarcations géantes sortent des hommes qu’ils prennent d’abord pour des albinos. Luwizeno ! Luwizeno tala ! Zimpeve za bakulutu zeto bisidi ku tu tala ! Ce qui veut dire : « Venez, venez voir. Les esprits des ancêtres sont venus nous visiter. » Puisque la couleur blanche, c’est la couleur de la mort et donc aussi celle des esprits ancestraux ; et puisque la mer, c’est la frontière entre le monde des vivants et celui des morts, les nouveaux arrivants seront appelés les mindele, les revenants. Vous venez de comprendre donc pourquoi les ne-kongo, c’est-à-dire les habitants de Kongo, accueillent le navigateur portugais Diogo Cão et ses compagnons, non pas avec des flèches empoisonnées et des lances, mais plutôt avec des chants et des danses. (Elle chante et danse.) Mais l’émotion n’est pas européenne, vous le savez, elle est nègre. Diogo Cão reste pragmatique. Il est venu pour conquérir. Il va planter à l’embouchure du grand fleuve une colonne surmontée d’une croix, un padrão que ça s’appelle dans sa langue, portant cette inscription : « En l’année de la naissance de Notre Seigneur 1482, le très haut, très excellent et puissant prince le roi Dom João, le second de Portugal, fit découvrir cette terre et ériger cette colonne par Diogo Cão son écuyer. »

Ensuite, à défaut de prendre des selfies, il capture quelques otages qu’il ramènera à Lisbonne pour donner à son roi la preuve de sa bravoure. Huit ans plus tard, les otages reviennent au Kongo. Ils sont chaudement vêtus de pied en cap. Peu importe la chaleur, il faut se montrer civilisé ! Ils ont appris à lire et à écrire, et bien plus, ils ont adopté des manières de Blancs, comme celle qui consiste à glisser délicatement le doigt dans sa chevelure pendant qu’on parle, juste question de se donner de la contenance. Sauf qu’avec des cheveux crépus, ce n’est pas gagné d’avance, mais bon ! Leur mission est de vanter à la cour du mani les merveilles du pays de l’homme blanc. Le résultat ne se fait pas attendre : le mani de Soyo le premier se fait baptiser « parce que je veux voir ce qu’aucun de mes ancêtres n’avait vu ». C’est comme ça qu’il se justifie. Et puisque cela ne lui suffit pas, il va jusqu’à se prénommer Ndomanwele, entendez Dom Manuel, exactement comme le prince portugais. Le grand Mani Kongo, mécontent de se voir devancé par un subalterne, ne tarde pas à suivre la nouvelle vague. Désormais il ne faut plus chercher Nzinga Nkuwu, car le grand roi s’appelle désormais Ndonzau, entendez Dom João comme son homologue le roi du Portugal, cela va de soi. C’est l’ambiance baptême pour tous dans l’empire ! La révolution de la modernité est en marche, et comme vous le savez, on n’arrête pas le progrès ! Tout le monde y passe : notre reine, nos princes, nos nobles, tous les courtisans, les officiers, les laquais se font baptiser à tour de bras en adoptant au passage des prénoms portugais. Je n’ai pas encore vérifié pour les chiens et les chats du palais, mais cela ne me surprendrait guère d’apprendre qu’à eux aussi on a donné des noms de chiens et de chats portugais. Bref, tous. Ou plutôt tous sauf un : Panzu Nzinga. Le fils aîné du roi, lui, ne semble pas particulièrement curieux de « voir ce qu’aucun de ses ancêtres n’avait pas vu » : « Vénérable père, j’ai fait un rêve et les ancêtres m’ont parlé. Les nouveaux venus que nous avons accueillis ne sont pas des esprits des anciens qui seraient là pour nous enseigner la voie à suivre. Ce qui est vrai par contre : nous allons bientôt voir non seulement ce que nos ancêtres n’avaient pas vu, mais aussi ce qu’ils n’auraient jamais voulu voir. Un homme deviendra la propriété d’un autre homme. On en vendra du ne-kongo comme on vend de l’igname sur le marché. Nous ne devons pas adopter leurs coutumes. Et quoi qu’il en soit, moi Panzu Nzinga, je revendique le droit à l’exception congolaise ! » C’est en résumé ce qu’il dit à son père. Il le redit encore et encore, tant qu’à la fin Nzinga Nkuwu renie son baptême. Il est aussitôt imité par un certain nombre des membres de sa cour. Il faut dire que le christianisme et le mode de vie occidental leur étaient arrivés si brutalement, que les pauvres Africains n’avaient même pas eu le temps de se demander à quelle sauce ils allaient être mangés, ou plutôt à quel saint ils allaient être voués. Mais comme nous allons le voir, il n’est pas toujours évident de faire demi-tour une fois qu’on est sur la route du paradis. On n’arrête pas le progrès, souvenez-vous ! Et voilà donc l’empire divisé, déchiré ! D’un côté ceux qui ont pris fait et cause pour les nouveaux arrivants, allez ! on va les appeler les modernes, et de l’autre ceux qui ont décidé de tout rejeter en bloc, appelons-les les sauvages. Et c’est dans cette ambiance de zizanie que Nzinga Nkuwu meurt.

Mais qui va lui succéder sur le trône ? Qui prendra la place du grand Nzinga Nkuwu ? Les modernes jettent leur dévolu sur un certain Dom Afonso, soutenu par l’ensemble de la communauté internationale, c’est-à-dire le Portugal. Le camp des sauvages quant à lui ne jure qu’au nom de Panzu Nzinga. Rappelez-vous, c’est le fils qui avait incité son père à renier la foi catholique. Il fait encercler la capitale par ses hommes en armes, mais il ne parvient pas à faire le poids face à l’armée portugaise qui l’écrase et impose Ndonfusu le moderne sur le trône à Mbanza Kongo la capitale. Durant le long règne de Ndonfusu, le catholicisme prospère, on peut bien l’imaginer. On assiste à un déferlement de prêtres, de maçons, de charpentiers, de toutes sortes d’ouvriers, de consultants et d’experts venus d’Europe, tous pris en charge par le nouveau Mani Kongo. On peut dire que ça, c’est pour les aspects positifs de la colonisation ! Mais parallèlement, et ce n’est pas un paradoxe, la traite esclavagiste se développe également à merveille. En tout, quatre millions d’esclaves noirs sont débarqués au Brésil par les Portugais. Cela n’en a pas forcément l’air, mais la traite des Noirs peut, à certains égards, être considérée comme un autre aspect positif de la colonisation, ne l’oublions pas. Car en faisant travailler les autres plus pour soi-même gagner plus, on permet de développer les plantations de canne à sucre au Brésil, d’alimenter le commerce entre les Amériques et le continent européen et enfin – et c’est là le plus important – cela permet de rapporter sur le continent noir les cuillères, les fourchettes, les tissus en coton, le violon, le miroir, le chapelet, les fusils, la poudre à canon, le tabac, la liqueur, bref tout le nec plus ultra de l’industrie moderne. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui le commerce équitable. Qui donc a dit que l’esclavage n’a pas profité à l’Afrique ! Mais seulement voilà, bientôt la demande se fait encore plus pressante, car de nouvelles plantations viennent d’être créées à São Tomé-et-Príncipe et dans toutes les Caraïbes. Ça ne suffit plus de se limiter à capturer des passants pour alimenter le marché. Alors les Portugais recourent aux lançados. Les lançados, ce sont des aventuriers, souvent des repris de justice venus d’Europe. Ils sont spécialisés dans la capture de Noirs loin à l’intérieur des terres. Mais comme il faut toujours plus d’esclaves, les Portugais vont susciter des guerres civiles dans l’empire Kongo, de telle sorte que les vainqueurs puissent disposer des vaincus et les vendre comme esclaves, auprès des marchands portugais, bien sûr. Mais là aussi se cache un autre aspect positif, hélas insoupçonné de l’occupation, car ce faisant le pouvoir chrétien portugais aide à pacifier le Kongo en expurgeant le royaume de ses éléments les plus perturbateurs. C’est radical et salutaire. Comme le nettoyage au Kärcher.

Le Kongo va donc poursuivre sa descente aux enfers jusqu’à toucher le fond en 1665 avec la bataille de Mbwila. Figurez-vous que malgré toute mon insistance, l’auteur s’est complètement refusé d’inclure une quelconque description de la grande bataille dans son texte. « Ben, je veux pas que le public s’ennuie », qu’il m’a lancé. Vous pensez vraiment que cela va vous ennuyer si je vous parlais de la bataille de Mbwila ? À ceux qui ont répondu « oui », je demande : savez-vous au moins ce que c’est que Mbwila ? Non. Alors, comment savez-vous que cela va vous ennuyer qu’on vous en parle ? Non, mais sérieusement, je ne vois pas comment raconter cette histoire si je dois escamoter la mère des batailles !

Donc, nous sommes en 1665, et moi j’ai 20 ans, quand Mvita Kanga monte sur le trône. Plus couramment on l’appelle Antonio ou Antonio Ier. Ah, il faut le voir notre roi, comme il a belle allure ! Un torse musclé à la peau sombre sur laquelle de petites gouttes de sueur brillent comme autant d’étoiles. Un regard posé et déterminé, où force et sagesse se font parts égales. Son baiser a la douceur moite de la goyave et le piquant acidulé du tondolo1. Oui, je le sais parce qu’adolescents, celui qui n’était alors que le prince Antonio et moi, étions amoureux l’un de l’autre. J’ai manqué de devenir reine, voyez-vous. Mais ça, c’est une autre histoire ! Antonio devenu roi, veut mettre un terme au commerce des esclaves. Il veut aussi réunifier son empire dont certains territoires sont passés sous le contrôle des Portugais. Ces derniers comprennent qu’Antonio n’est pas leur marionnette. Il faut le renverser. Ils vont regrouper leurs troupes sous le commandement d’un métis, Luís Lopes de Sequeira ; 450 mousquetaires, deux pièces d’artillerie, des arquebuses à rouet et des mercenaires locaux sont prêts pour l’assaut. Nos troupes, quant à elles, aussi dirigées par un beau métis qui s’appelle Pedro Dias de Cabral, comprennent 380 hommes armés de mousquets. Et parmi eux 29 Portugais – pour vous dire que nous avions aussi nos Blancs à nous – et de nombreux paysans mal entraînés armés de fusils à mèche, de lances, de machettes et de massues. La bataille est âpre. Le Mani Kongo se défend comme un buffle. Il décapite de ses propres mains douze Portugais, éventre 14 mercenaires yaka. Il est atteint d’une balle à la poitrine. Et même à terre, il trouve assez de force pour arracher à pleines dents les testicules d’un assaillant. Mais toute la vaillance de nos troupes ne suffit pas pour nous donner la victoire. C’est la débâcle. Notre roi a la tête tranchée. Au cours d’une cérémonie religieuse somptueuse, les Portugais l’enterrent sur une plage à Luanda. Ils transfèrent sa couronne et son sceptre à Lisbonne. Les flammes ravagent Mbanza Kongo. Ce n’est plus qu’un tas de ruines. Désormais on l’appellera São Salvador. Ainsi en a décidé le Portugais ! Les royaumes vassaux proclament leur indépendance. Trois rois revendiquent chacun de son côté le titre de Mani Kongo. Partout des guerres civiles éclatent. Pendant ce temps, les commerçants portugais, hollandais, anglais et français, font main basse sur ce qui reste du pays. Kongo dia Ntotila n’est plus qu’une fiction.

C’est à cette époque que je reçois mes premières visions prophétiques concernant ma fille Ndona Nsimba Béatrice-Marguerite, passée dans l’histoire sous le nom de Kimpa Vita.

Scène 2

Kongo, province de Pangu. La nuit dans le village d’initiation. Au milieu de la scène se trouve le mégalithe sacré, le Mpanzu Lusuzi. Le kitomi, qui est le prêtre traditionnel, et Apolonia finissent de prier et de faire des libations autour du mégalithe. Ils sortent puis rentrent, tenant chacun un néophyte par la main. À tour de rôle, chaque néophyte suit le rituel suivant :

L’accompagnateur, au néophyte.

Le Nkita va te tuer, mais n’aie crainte, tu ressusciteras à une vie meilleure. Tu n’as qu’une chose à faire quand tu seras mort, c’est te taire. Tais-toi lorsqu’on t’emporte. Et s’il arrive qu’en te jetant sur le bord de la route on te meurtrisse, tais-toi encore et ne bouge pas, sinon il se pourrait qu’on te tue tout de bon.

Le candidat, répond.

Que je meure trois fois, que je meure deux fois, je garde le nkisi2 que Nzambi3 me donna. Il fait en sorte que toujours tout soit en bon état, il sait avec des clous réparer une natte, si usée soit-elle en passant par cent mains. Il vint à notre maître, je le jure par le Nkisi Lembi et Mbumba, par les nains et par dame Ndundu. (Soit en kikongo : Na tatu ifwa zole, iziola nkisi, Ngani Nzambi, kasakala kieke, kila mbendi, kiandu kikoma nsonso, kani kifuidi kwandi, mayeka nkama ye tsambu, lembi ye mbumba, mbaka ye ndundu.)

On jette une corde devant le candidat qui l’enjambe plusieurs fois.

Le kitomi

Benokefwa Nkita4.

Apolonia

Benokefutumuka Nkita5.

Les néophytes exécutent un chant qui raconte les souffrances liées à l’initiation tout en se déshabillant et en rejoignant le mégalithe. Apolonia et le kitomi prennent l’un après l’autre les néophytes par la main. Chaque candidat tourne sur lui-même et en même temps autour du mégalithe jusqu’à tomber de vertige. À ce moment l’assemblée crie : Oh, nani fuidi eh6 ! en remplaçant à chaque fois « nani » par le nom du néophyte concerné. Le corps du néophyte est symboliquement flagellé par Apolonia et le kitomi, qui frappent violemment le sol à l’aide d’un fouet en criant : Oh,...

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