La Compagne

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Tout le monde sait que Luzia ne vit plus ici, qu’elle a déménagé à Genève et qu’elle y est très bien. N’est-ce pas ?
Elle qui connaît tant de noms, tant d’histoires, tant d’hommes, est fatiguée. Des routines, des rêves qui ont toujours été si grands dans sa tête et si difficiles à vivre, de la solitude qui s’est immiscée dans son corps. Alors elle se prépare énergiquement pour le grand final mais, s’y appliquant, elle se sent plus vivante que jamais.

Entre rêveries, tendresse et désespoir, Cecília Ferreira signe un texte intimiste, drôle et émouvant où prennent vie les mille et une histoires de Luzia, la compagne des esseulés.

“A Acompanhante” a reçu le Grand Prix du Théâtre Portugais en 2013.

Édition bilingue




La Compagne

Un salon avec un lit et une petite armoire. Une femme maigre, entre deux âges, en tenue d’intérieur. Un grand vase avec une plante. Sur la table, on trouve un paquet de la taille et de la forme d’un bébé protégé par une couverture, un oreiller, une petite couette, un carnet, un téléphone portable et son chargeur. Il y a aussi une petite table avec une chaîne hi-fi, un plateau, plusieurs sachets de thé, une théière et une bouilloire. Au sol, une boîte à couture improvisée à partir d’une boîte de biscuits. La boîte est pleine de boutons. À côté du lit, une table à repasser et un fer. Il y a aussi une balance de salle de bains.

La femme attrape le téléphone portable et programme le miaulement d’un chat comme sonnerie. Elle pleure. Elle remet le son qu’elle vient de configurer. Elle pleure à nouveau. Le portable n’a plus de batterie. Elle pleure. Elle crie son propre nom, comme un reproche, et se donne de la force en se mettant des petites claques au visage et en se rafraîchissant avec un spray d’eau thermale.

Luzia. Luzia.

Elle met le téléphone en charge. Elle secoue son corps. Elle fait des pompes et pendant qu’elle les compte à voix haute l’effort est chaque fois plus grand, mais elle n’abandonne pas.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix. One, two, three, four, five, six, seven, eight, nine, ten. Uno, dos, tres, cuatro, cinco, seis, siete, ocho, nueve, diez.

Elle se relève, exténuée. Vérifie son poids sur la balance.

Si les hommes n’avaient pas affronté Dieu, il ne nous aurait pas punis d’avoir voulu être à sa hauteur et aujourd’hui nous compterions tous jusqu’à dix dans la même langue. Je dirais bonjour et tout le monde me comprendrait – même un Chinois qui n’aurait jamais quitté la Chine. Je plongerais dans le Tigre et remonterais à la surface de l’Euphrate comme un poisson vivant paisiblement. À cause de la cupidité des hommes, je sais compter jusqu’à dix en sept langues. Nos ancêtres se sont fait mousser avant que le Christ ne vienne au monde et nous en payons encore le prix. C’est à ça que nous servons : payer les pots cassés. Je ne sais pas si Dieu est toujours furieux ou s’il s’est calmé. Il pourrait faire la paix avec nous et retour à la case départ. Un seul peuple, une seule langue. Dieu provoquerait une amnésie collective et on recommencerait tout à zéro. (Tendant l’oreille.) Il pleut. Il pleut beaucoup même. Je suis contente qu’il ne pleuve pas en moi.

Elle court vers le lit pour se couvrir avec une petite couverture et écouter le bruit de la pluie. Elle reste assise, adossée à un oreiller. Elle attrape un carnet qu’elle feuillette d’abord, du début à la fin, et qu’elle ouvre ensuite au hasard, comme un jeu, pour y lire un nom.

Tinoco Moura. (Cherchant dans ses souvenirs.) Vieux jeu et pingre. Un jour il m’a offert une glace, à contrecœur, et pendant que je la mangeais il se tenait à deux mètres de moi, les yeux écarquillés, comme si à tout moment il pouvait, d’un pas de géant, m’avaler avec ses paupières. Il soutenait que les glaces avaient fait un pacte avec le Diable car quelques années plus tôt une de ses voisines était morte étouffée en en mangeant une. Il affirmait que c’était le Démon, sous forme de glace, qui lui avait serré le gosier de l’intérieur. Tout le monde lui disait qu’il se trompait, que c’était un coup de malchance, qu’elle avait juste avalé de travers et que Dieu n’aurait rien pu faire pour elle, même s’il l’avait voulu, mais il insistait toujours sur le Diable. (Courte pause.) Je n’ai jamais vu le Diable, mais je ne l’aime pas tellement, je ne préfère pas le tenter. Qu’il vive sa vie, Tinoco, et me laisse manger des glaces. C’est comme embrasser un mort. Ça me rafraîchit les lèvres.

Pause. Elle fixe le paquet à côté d’elle dans le lit. Elle se sent abattue, mais se reprend, retournant à la liste pour chercher un autre nom.

Manuel Bento. Aussi fin qu’un piquet. Il me demandait de lui donner le bras quand on se promenait pour ne pas s’envoler avec le vent. (Courte pause.) Ah Manu, Manu… combien de fois je t’ai rattrapé alors que tu avais déjà décollé d’un mètre. Cette tendance que tu avais de monter vers le ciel… tu restais des heures sur la terrasse du toit de l’immeuble à étudier les oiseaux et envier leurs ailes et leur courage. Tu avais tant de volonté mais tellement peur… Et moi qui te prenais la tête de la pointe des cheveux à la plante des pieds pour freiner tes élans. Sans moi, tu aurais pu être un épervier. Et maintenant tout ce vide me donne la nausée. Le contrôle est une illusion. Le murmure de l’effondrement sous mes pieds me terrifie. D’un instant à l’autre on devient plus petits que le ballon que je voyais de loin, des gradins, lorsque je suis allée au football avec Catarino.

Elle reprend la liste, pour s’assurer du nom de famille de Catarino.

Catarino Mendonça. Il m’a emmenée à un match de foot après que j’ai beaucoup insisté. Il a reconnu qu’il y avait de plus en plus d’écharpes et de maillots pour femmes, mais pour lui le football restait une affaire d’hommes. J’ai mis une tenue appropriée pour ne pas faire tache, mais l’équipe de Catarino a perdu et il ne m’a plus jamais adressé la parole. Il m’a dit clairement, la bouche pleine de haine et de postillons, que c’était moi qui avais porté malheur à l’équipe. Et pile le jour du match décisif pour le championnat.

C’était mieux comme ça. Je n’ai jamais aimé le football… Rien que vingt-deux abrutis qui courent derrière une balle pendant que deux autres, encore plus abrutis, gesticulent et crachent des gros mots dans un assis-debout...

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