La Force du coquelicot

Une femme, un homme… au bord de la falaise.
Pour elle, vivre, c’est précieux. Elle aime cette force de vie qui coule en elle. Ça lui a collé des ailes au cœur et elle a volé. Et puis un jour la joie s’est envolée sans elle en la laissant clouée au sol…
Lui vivait heureux. Heureux d’aimer et d’être aimé. Jusqu’à ce que sa vie bascule…
Elle a décidé de prendre un vélo.
Il est resté avec sa petite coccinelle de 7 ans.
Et puis il y a eu ce tournant… Une fissure dans leur mur de protection respectif.
Une main tendue, si difficile à recevoir.
Ça ébranle tellement.
Mais ils ne fuiront ni l’un ni l’autre.
Lui apprendra la beauté des flaques.
Elle se souviendra des étoiles de sol.
La joie de vivre n’est pas que légèreté. Elle demande aussi un courage fou. Celui de planter ses peines au cœur de la vie. Respirer avec elles pour qu’elles ne nous étouffent pas.
Ces deux-là vont s’offrir ce courage.

“La Force du coquelicot” est lauréate du Grand Prix du Théâtre 2021.




La Force du coquelicot

Quelque part, au milieu de nulle part. Un virage en épingle dans une rue qui descend. En bordure de route : une falaise. Un reste de rambarde de protection par terre, inutile. Seul un large terre-plein herbeux sépare la route du vide. Quelques grosses pierres. La vue est magnifique.

Une femme est recroquevillée sur le sol. Un vélo renversé et tordu à quelques mètres d’elle, les roues tournent encore… Un homme, à ses côtés, tente de la relever.

Lui

Madame… Madame, ça va ? Madame… Ça va ? Vous m’entendez ?… Madame ?… Je vais vous aider à vous relever. Vous m’entendez ? (Elle relève la tête, le fixe.) Ça va ?… Venez… (Elle le fixe sans réagir, le regard absent.) Merde !… Madame… (Elle se recroqueville.) Madame, s’il vous plaît… Il faut vous relever… Vous ne pouvez pas rester là. C’est dangereux. Madame… Vous m’entendez ? Je… Vous… Vous comprenez ? Je vais vous aider à vous relever… juste pour vous asseoir un peu plus loin… D’accord ? Vous êtes trop près du bord, là. Venez… S’il vous plaît… Essayez… Appuyez-vous sur moi… S’il vous plaît… Oui… C’est ça… C’est bien… J’étais derrière vous, je vous ai vue descendre la pente à vélo… Vous alliez beaucoup trop vite ! J’ai cru que… Ça va ?

Elle

Oui, merci… Vous pouvez partir. Tout va bien.

Lui

On va d’abord s’asseoir un peu.

Elle

Non, non, non, ça va très bien. Merci… Vous avez vu mon vélo ?

Lui

Il est là.

Elle

Il est cassé ?

Lui

Oui.

Elle

Ah…

Lui

Asseyez-vous un peu.

Elle

Non, non… merci… je préfère le vide… C’est beau ! Ça donne envie de voler ! Vous avez déjà volé ?

Lui

Non.

Elle

Je cherche mon vélo.

Lui

Là… mais il est cassé.

Elle

Il est cassé ?

Lui

Oui.

Elle

Ah… Vous pouvez partir, maintenant. Tout va bien.

Lui

Vous ne voulez pas vous asseoir un peu ?

Elle

Tout va bien.

Lui

Vous n’allez pas rester là ?

Elle

Non, non.

Lui

Je peux vous raccompagner quelque part ?

Elle

Vous avez raison, je vais m’asseoir. Là, juste au bord… J’ai besoin de sentir l’air, le vent, l’espace ! Au moins que mes pieds volent… au moins mes pieds…

Lui

Attendez ! (Il la force à s’asseoir sur une pierre.)

Elle

Ça me reprend… (Elle se relève d’un coup.)

Lui

Quoi ?

Elle

Ça m’aspire du dedans, ça m’avale, ça m’étouffe… Je veux de l’air ! J’ai besoin de voir, de voir loin… Je voudrais prendre de la hauteur… m’extirper, m’extirper de tout, de moi, des autres… Je, je… Vous voyez comme c’est beau… Le vide ça calme, le rien ça apaise… l’horizon, ça donne… ça donne… Il est cassé mon vélo ?

Lui

Oui, il est cassé. Votre vélo est cassé ! S’il vous plaît, asseyez-vous.

Elle

D’accord. (Elle va vers le bord du précipice.)

Lui

Noooooon !

Elle

Ce que vous êtes nerveux… il faut vous détendre. Respirez, respirez… C’est important, vous savez… pour la santé ! Et puis regardez la vue… On se sent petit quand on voit ça ! Si petit qu’on a envie de se jeter dedans pour goûter le vent, le beau, le grand ! J’ai pris de l’élan, pourtant… beaucoup d’élan… oui, je suis sûre que j’aurais volé… au moins jusque-là. Vous avez déjà goûté le vent ?

Lui

Elle

Ça ne va pas ?

Lui

Si.

Elle

Ça n’a pas l’air…

Lui

Écoutez…

Elle

Il est cassé, mon vélo ?

Lui

Elle

Venez, on va s’asseoir. (Elle lui tend la main pour l’emmener au bord du précipice.)

Lui

Non, on ne va pas s’asseoir au bord du précipice, et oui, votre vélo est cassé. Il est cassé, cassé, cassé ! Et si vous me le redemandez, il sera toujours cassé ! Vous comprenez ? Et quand on s’élance dans le vide sur un vélo, on ne vole pas, on tombe !

Elle

C’est vrai, on tombe… ça m’est souvent arrivé ! Mais pas toujours… Si vous voulez, je veux bien m’asseoir un peu avec vous… Là ? D’accord. Mais c’est pour vous faire plaisir… pour vous calmer ! Respirez, ça va aller… Vous êtes charmant… stressé mais charmant ! Donnez-moi la main. Vous êtes timide aussi ! Oui, ça je comprends… Ce n’est pas grave… respirez simplement… On est bien, là, non ? (Elle montre son vélo.) Regardez, il a tout compris, lui… il dort ! Il se répare de l’intérieur… C’est quelqu’un, vous savez, mon vélo ! Chuuuut, il se répare… (Elle tend ses jambes, comme si ses pieds pouvaient chatouiller le vide.)

Lui

On pourrait peut-être l’aider ?

Elle

Qui ?

Lui

Votre vélo… On pourrait l’aider à se réparer, si vous voulez. Il y a des gens qui font ça très bien, vous savez. Je pourrais vous emmener voir quelqu’un qui…

Elle, le coupant.

Quelqu’un qui quoi ? Quelqu’un qui croit tout savoir ? Quelqu’un qui a des grandes recettes toutes faites pour tout ! Quelqu’un qui vous tord l’intérieur pour que l’extérieur brille ! Et il faut lui dire merci, en plus ! Non, non, non. L’aide, parfois, ça encombre plus qu’autre chose… ça freine, ça nous empêche même… Ce quelqu’un va devoir trouver une autre occupation pour se rendre utile ! Il emmerdera quelqu’un d’autre. C’est comme ça ! Lui, il va prendre plus de temps, mais il va le faire à sa façon…

Lui

Vous vous appelez comment ?

Elle

Julie.

Lui

Écoutez, Julie, vous ne pouvez pas rester là à attendre que votre vélo se répare de l’intérieur.

Elle

Si…

Lui

Vous peut-être, mais moi pas.

Elle

Vous êtes pressé ?

Lui

Oui, c’est ça, je suis pressé, très pressé.

Elle

Au revoir.

Lui

Vous venez avec moi !

Elle

Non.

Lui

Si.

Elle

Non.

Lui

Mais enfin, je ne peux pas vous laisser ici toute seule ! Si vous… enfin… si… Soyez raisonnable !

Elle

Non.

Lui

Vous reviendrez plus tard…

Elle

Mon vélo a besoin de temps… Vous n’avez jamais été cassé ?

Lui

… Si…

Elle

Ben alors !… Vous êtes réparé ?

Lui

J’essaye…

Elle

Ça prend du temps…

Lui

Oui.

Elle

C’est ce que je disais… Vous ressemblez à mon vélo… Lui aussi, il est toujours pressé. Aller par-ci, aller par-là, puis s’arrêter là aussi mais quand même aller là-bas. Et puis juste un petit détour, ça prendra cinq minutes… vite, vite, tayaut, tayaut, dring, dring… manger du kilomètre, bouffer du paysage, aller le plus vite possible, battre ses propres records, dring dring, sentir la vitesse vous ébouriffer, son cœur battre, manger du macadam, des chemins de terre, des chemins impraticables, pratiquer quand même, rêver qu’un jour on prendra l’autoroute même si c’est interdit, pour aller encore plus vite, si on crève un pneu, on change, si la chaîne déraille, on resserre, si le porte-bagages bringuebale, on continue tout seul, si la selle est branlante, on attache, on ficelle, on ligote, si le guidon perd les pédales, on avance en zigzag mais c’est pas grave, on continue, on avance, on ne s’arrête surtout pas, ne rien perdre, ne rien rater, et puis on s’écroule d’un coup sans comprendre, paf, à bout de force, à bout de tout, on s’écroule, on s’est même pas rendu compte que notre petite sonnette était cassée, on n’a pas entendu sa petite voix appeler et puis crac, on s’effondre comme un mollusque trop mou, on se retrouve tout tordu et on fait moins le malin. (À son vélo.) Hein ? On fait moins le malin !

Lui

Vous trouvez que je ressemble à un mollusque trop mou ?

Elle

Non… mais vous êtes tout tordu.

Lui

Vous pas ?

Elle

Au revoir.

Lui

Quoi ?

Elle

Vous...

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