La Mémoire des serpillières

Une guerre oubliée quelque part en Europe…
Un journaliste français qui découvre une communauté frustrée de ne pas avoir eu la chance de participer, « comme les autres », au grand festin de la société de consommation et du frisson médiatique.

Des rats qui proposent à l’humanité un pacte métaphysique pour l’aider à sortir de son plus grand dilemme : comment continuer à vivre l’abondance sans finir engloutie par ses propres déchets…

“« La Mémoire des serpillières » est une pièce sur l’hypnose médiatique. Elle n’en reste pas moins une comédie. Pour faire du rire une résistance.”




La Mémoire des serpillières

Scène 1

Une sorte de champ de bataille parsemé de postes de télévision. Au milieu, un couloir, une sorte de « no man’s land » qui sépare le champ de bataille en deux camps.

Certains postes de télévision sont encore en état de marche, d’autres paraissent à bout de souffle, enfin, certains sont tout simplement fumants comme s’ils avaient rendu l’âme.

Un grand écran comme toile de fond.

La tête du journaliste apparaît sur le grand écran ou sur plusieurs postes de télévision.

Le journaliste

96 rats… c’est mon poids métaphysique… 96 rats qui se tiennent toujours tout près de moi, décidés à me suivre partout…

Oui, j’ai bien compté, ils sont exactement 96, pas un de moins, pas un de plus. Comment ont-ils fait pour évaluer mon poids métaphysique à exactement 96 rats ? Hm…

Ça me gêne, parfois, de les avoir dans mes pattes… Mais j’hésite à leur poser trop de questions… de questions… de questions…

La tête d’un rat sur le grand écran.

Le rat

Nous, les rats, en tant qu’espèce raisonnée, nous voulons entrer en communication avec l’homme. Nous accompagnons l’homme depuis très longtemps, depuis une époque que l’homme appelle la préhistoire. C’est à ce moment-là que nos deux
espèces ont pris des chemins totalement différents, voire divergents… divergents… divergents…

Scène 2

Dans le camp A un milicien appelle au téléphone mobile quelqu’un qui se trouve dans le camp B.

Tiek

Oui ?

Malik

Tu ne réponds plus ?

Tiek

Non.

Malik

Vous avez tiré dans ma télé…

Tiek

Quoi ?!

Malik

J’ai la balle. Elle est venue de chez vous…

Tiek

Écoute, soyons sérieux, nous, on vise vos gueules.

Malik

Tiek, on a dit, pas dans les télés, pas dans les antennes. (Pause.) T’es d’accord ?

Tiek

Et tu veux quoi, maintenant ? Que je vienne faire un câlin à ta télé ?

Malik

Non, mais mon chien est effrayé…

Pause.

Tiek

On n’a pas voulu te péter la téloche, c’est un accident…

Malik

Le connard qui nous a fait ça, on va lui arracher une couille…

Tiek

C’était quelle marque ?

Malik

Philips…

Tiek

Petit, grand ?

Malik

Diagonale de 70 centimètres…

Tiek

Bon… On te le remplace.

Malik

Bon… Mais ce soir, je fais quoi ?

Tiek

On ne peut pas te l’envoyer ce soir…

Malik

Et je fais quoi ? Je regarde le ciel ? Je regarde mon chien ? Je regarde par la fenêtre ? Ou c’est toi qui me racontes la suite ?

Tiek

Tu veux venir chez nous ?

Malik

Bah, oui…

Tiek

Mais sans flingues…

Malik

On vient sans… T’en fais pas…

Tiek

Vous êtes combien ?

Malik

Cinq… Et mon chien bien sûr.

Tiek

Apporte aussi des chaises.

Malik

Ça marche…

Tiek

Alors… à toute…

Malik

Oui, mon frérot, à toute…

Scènes de la série Santa Barbara sur tous les écrans ainsi que la musique du générique.

Scène 3

Le visage du journaliste sur le grand écran.

Le journaliste

Je m’appelle François Labrousse et je suis terrassé par le dégoût. J’appelle ça dégoût parce que je ne trouve pas un autre mot approprié. Tout a commencé, je pense, il y a une trentaine d’années, un peu avant l’attentat du World Trade Center. Ce n’est pas forcément à cause de cet attentat que j’ai commencé à sentir le dégoût, mais lorsqu’on fait du journalisme tout est relié. Au début j’ai ressenti seulement une sorte de gêne morale, très proche d’une certaine forme de tristesse. Mais tous les mots que j’emploie sont très vagues, je tiens encore une fois à le préciser…

Scène 4

Une seule télé allumée. Malik, assis sur une carcasse de télé, suit le journal. Un gros chien à ses pieds.

Une présentatrice est en train de lire une liste de mauvaises nouvelles.

Hélène

Un attentat suicide au camion piégé a semé la désolation dans une localité turcomane chiite située au nord de l’Irak faisant 66 morts et au moins 166 blessés.

« La guerre en Syrie, qui a déjà coûté la vie à plus de 230 000 personnes, est en train de reconfigurer le nouvel ordre mondial et d’ouvrir une longue période d’anarchie sur la planète » a déclaré ce matin le président de la Confédération helvétique au Sommet mondial du bon voisinage organisé en marge de la fête des voisins à Lausanne.

L’effondrement d’un tunnel de contrebande entre l’enclave de Gaza et l’Égypte a fait une dizaine de morts, tous des enfants entre six et treize ans, chargés de faire passer la marchandise à cause de leur
petite taille.

Les enquêteurs français ont réussi enfin à retracer le trajet du selfie que le terroriste Yassin Salhi avait envoyé avec la tête de sa victime, son ancien patron. Il avait utilisé la messagerie instantanée WhatsApp.

Le typhon de catégorie 5 qui se déplace vers les
Philippines a pu être photographié de l’espace, le voilà, il est totalement monstrueux. Le nombre
estimatif de victimes dans les prochains jours se situe entre deux mille et six mille morts.

Baisse de dix pour cent du nombre de morts sur les routes de vacances en France en juillet par rapport à la même période de l’année passée où l’on a déploré 529 tués.

Le dernier bilan de l’Organisation mondiale de la santé fait état de plus de 200 000 cas de grippe fromagère dans au moins 75 pays avec au moins 3 000 morts.

Entre Ghinka, suivi par le journaliste.

Malik, coupant le son.

Asseyez-vous.

Le journaliste s’assoit sur un autre poste de télévision.

Malik

Vous avez appris notre langue pour essayer de mieux nous comprendre ?

Le journaliste

Oui. J’ai appris votre langue pour essayer de comprendre.

Malik

Ça nous touche beaucoup. Soyez le bienvenu. Mais vous risquez quand même votre peau.

Le journaliste

Oui, je le sais.

Malik

Vous êtes américain ?

Le journaliste

Non…

Malik

Vous n’êtes pas américain ?

Le journaliste

Non, je suis français.

Ghinka

Vous êtes français…

Le journaliste

Oui, je suis français.

Malik, à Ghinka.

Comme tu peux être nulle, Ghinka.

Ghinka

Chef, ce n’est pas ma faute. C’est le seul qui a accepté de venir…

Malik

Mais pourquoi, bon Dieu, tout le monde nous tourne le dos ? Ça, je n’arrive pas à comprendre… On nous traite comme si on était des paumés, des pestiférés, des… Et ce n’est pas juste, nous, on fait ce qu’on peut, on est…

Le sifflement d’une balle tirée du camp adverse. Malik consulte sa montre. À la télé, la journaliste qui présente le journal se met à faire des grimaces bizarres, on dirait qu’elle s’efforce de ne pas vomir en direct.

Malik, au journaliste.

Excusez-nous, monsieur… Comme vous le constatez, j’ai un tas de nuls sous mes ordres… Ce n’est pas sans raison que cette guerre perdure… J’aurais voulu traiter cette affaire plutôt avec un Américain… Mais cette espèce de conne n’a pas été capable de m’en trouver un… (À Ghinka.) Apporte quelque chose à boire… Donc vous êtes français…

Le journaliste

Oui…

Malik

Journaliste… accrédité ?

Le journaliste

Oui…

Malik

Français… Et vous payez comment ?

Le journaliste

En espèce.

Malik

Vous avez préparé des dollars, j’espère.

Le journaliste

Oui…

Malik

Eh, la France…

Scène 5

La tête du journaliste sur un récepteur de télé qui capte mal les images.

Le journaliste

Je sais, je sais, je sais… Pour que je puisse vous sortir de votre torpeur, lorsque je vous délivre les infos, il me faut de plus en plus de cadavres et de détails atroces… Deux avions qui s’écrasent sur les tours du World Trade Center à New York… Dix bombes qui explosent en même temps dans plusieurs trains à Madrid… Plusieurs centaines d’enfants qui meurent lors d’une prise d’otages en Ossétie du Nord… Deux décervelés qui déciment la rédaction de la revue
humoristique Charlie Hebdo en France… Un fou qui tue à la kalachnikov 36 touristes britanniques sur une plage en Tunisie…

C’est alors seulement que je vous sens sursauter… vous, mon auditeur… Surtout le matin, quand je sais que vous vous rasez dans la salle de bains en écoutant la radio…

Ma liste d’horreurs est votre petit-déjeuner mental.

Scène 6

Le moine bénit quelques fusils posés sur une table. Il arrose les armes avec de l’eau bénite. Plusieurs miliciens, le chef et le journaliste assistent à la scène.

Le moine

Exauce nos prières, Seigneur… Que la dextre de ta Majesté daigne bénir cette épée dont ton serviteur ici présent désire être ceint…

Le chef

Ce n’est pas une épée, c’est un fusil.

Le moine

… Que dans la mesure de ta bénédiction il puisse être le défenseur des églises, des veuves, des orphelins et de tous les serviteurs de Dieu contre la cruauté de nos ennemis…

Le chef

C’est un fusil d’assaut. Je veux que tu prononces les mots « fusil d’assaut »…

Le moine

Malik, Dieu voit très bien ce que c’est…

Le chef

Je ne suis pas sûr. Je veux que tu prononces le mot fusil.

Le moine

Je ne peux pas prononcer ce mot, Malik. Je n’ai
jamais béni des armes…

Le chef

Ce n’est pas grave, tu le fais maintenant.

Le moine

Je ne sais même pas si j’ai le droit de le faire, Malik.

Le chef

C’est moi le chef, je te donne ce droit.

Le moine

Je ne sais même pas si cette prière est agréée par notre Église.

Le chef

Notre église, pour l’instant, est habitée par des chiens, et les quelques murs qui restent debout puent la pisse… Continue…

Le moine

Si tu veux, je dis kalachnikov à la place de fusil.

Le chef

Va pour kalachnikov…

Le moine

Exauce nos prières, Seigneur… Que la dextre de ta Majesté daigne bénir ces kalachinkovs dont ton
serviteur ici présent désire… se servir… qu’ils épouvantent et terrifient ceux qui nous assiègent et nous veulent le mal…

Le chef, se signant.

Amen… C’est bien… (Au milicien.) Snorko !

Le milicien

Oui, chef !

Le chef

Apporte aussi les balles…

Le milicien apporte une caisse pleine de balles.

Le chef

Vas-y, mon père.

Le moine

Seigneur saint, par l’invocation de ton saint nom, par la venue du Christ ton fils, bénis, notre Seigneur ces… outils de défense contre ceux qui veulent nous fouler sous leurs pieds…

Le chef, se signant.

Amen… Snorko !

Le milicien

Oui, chef !

Le chef

Apporte aussi les grenades.

Le milicien apporte un panier plein de grenades.

Le chef

Vas-y, mon père.

Le moine

Père tout-puissant, Dieu éternel, toi qui seul mets toutes choses en ordre et les disposes comme il convient, toi qui, pour réprimer la malice des
méchants et pour protéger la justice, as permis aux hommes par une règle salutaire l’usage du glaive sur la Terre…

Le chef

Il faut prononcer le mot grenade, mon père…

Le moine, toujours d’une voix posée et mélodieuse.

Fais pas chier Malik, quand je dis « glaive », c’est une métaphore…

Le chef

Excuse-moi, mon père…

Le moine

Toi, Seigneur qui as voulu que soit institué l’ordre militaire pour la protection du peuple, accorde à ton serviteur le petit David le pouvoir de dominer Goliath…

Le chef, se signant.

Amen… Merci, mon père, merci… Snorko !

Le milicien

Oui, chef !

Le chef

Apporte les lance-roquettes.

Le milicien

Tous ? Ils sont vachement lourds, chef…

Le chef

Apportes-en un. Ce sera la métaphore des autres…

Le milicien apporte un lance-roquettes.

Le chef

Allez, mon père… Continue…

Le moine

C’est quoi cet engin, Malik ?

Le chef

C’est un truc antichar… Vas-y.

Le moine

Dieu éternel et tout-puissant, répands la grâce de ta bénédiction sur ton serviteur ici présent et sur ce stock de…

Le chef

Trucs antichars…

Le moine

… Qu’il soit armé par tes célestes défenses contre toutes les forces adverses afin qu’ainsi dans ce siècle il ne soit troublé par aucune… par aucune…

Le moine s’efface une larme et s’arrête.

Le chef

Qu’est-ce qu’il y a, mon père ? T’es fatigué ?

Le moine

J’ai des doutes, mon fils… Je ne sais pas si j’ai le droit de faire ça…

Le chef

Repose-toi un peu, mon père…

Le chef reprend le récipient qui contient de l’eau bénite et se met à arroser d’autres objets à usage militaire qui traînent dans la pièce : des casques, des jumelles, téléphones portables, etc.

Le chef

Fais, Seigneur, qu’on puisse étriper ces fils de chiennes une fois pour toutes, que leurs carcasses pourrissent dans leurs tranchées et dans leurs trous et que leurs noms soient effacés à tout jamais de la mémoire des vivants… (Au journaliste.) Vous voulez qu’on bénisse aussi votre caméra ?

Le journaliste

Non…

Scène 7

Images sur un ou plusieurs postes de télévision.

Le journaliste

Quand je n’ai que trois ou quatre morts dans mon journal, je sais que la partie est perdue. Vous ne m’écoutez plus. Ou bien vous m’écoutez superficiellement pendant que votre attention est aspirée peu à peu par autre chose… Et alors je vous perds… Si j’ai seulement trois ou quatre ou cinq morts dans mon journal, c’est que je suis nul comme journaliste… Et vous me le faites sentir en me tournant le dos… « Tiens, papa, un journaliste nul… » Même les enfants attendent plus que ça d’un vrai journaliste…

Sur un autre poste, une tête qui parle avec un fort accent de
l’Europe de l’Est.

L’homme un peu révolté

Et puis, le jour où nous sortons du communisme ou de la merde en général, et qu’on veut, nous aussi, s’éclater, vous nous dîtes : attention, ce n’est pas bien, il ne faut pas suivre notre modèle, il ne faut pas suivre notre mauvais exemple, le modèle que nous avons créé est carrément mauvais, ça détruit la planète, ça empeste l’air, ça pollue les océans, ça perturbe le climat, vraiment, surtout n’adoptez pas notre style de vie, c’est suicidaire pour toute l’humanité… Voilà ce que vous nous dîtes au moment ou nous voulons, nous aussi, vivre, consommer, baiser, jeter la même quantité d’ordures qu’un Occidental, consommer la même quantité d’eau qu’un Américain, dégager dans l’atmosphère autant de gaz puants que les grandes démocraties… Vous nous dîtes, stop, réfléchissez un peu, c’est mauvais pour la santé, il faut se serrer la ceinture, il faut chercher votre énergie ailleurs, dresser des éoliennes, installer de panneaux solaires, manger moins, se déplacer en carrosse, éviter l’avion qui nous bouffe la couche d’ozone, et ainsi de suite… Et en plus vous nous proposez de vivre avec les rats… Bon, alors, moi… je n’ai rien contre les rats, sauf que...

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