La Photo de Papa

Août 1936, premiers congés payés.
Dans les Landes, à deux pas du Pays basque, une famille française vient passer ses dernières vacances dans la maison d’enfance qui va être vendue. Au même moment, un peu plus au sud, à une poignée de kilomètres, la guerre civile déchire l’Espagne.
La nuit du 15 août, après un dîner arrosé, la famille accueille pour quelques nuits un jeune espagnol émigré qui rejoint les forces républicaines de son pays.
Dans l’atmosphère de cette région océanique, dans une période de pleine lune et de grandes marées, cette rencontre imprévue fait voler en éclats les certitudes et les égoïsmes des uns et des autres.
Avec une belle dose d’humour et de tendresse, l’auteur raconte le choc de la petite histoire avec la grande…

“Stéphan Wojtowicz est lauréat du Molière de l’auteur francophone vivant en 2006.”




La Photo de Papa

Tableau 1

L’espace scénique est en deux parties.

D’un côté, la pièce principale d’une maison modeste avec une porte d’entrée, une porte donnant sur une chambre, un escalier qui mène à l’étage. De l’autre côté, une terrasse et un jardin sablonneux.

L’intérieur de la maison est plongé dans l’obscurité. La porte d’entrée s’ouvre, laissant pénétrer une lumière vive. Madeleine et Jacques entrent, chargés de bagages.

Jacques

Ah ! Fraîcheur ! Fraîcheur !

Madeleine

Quelle odeur !

Jacques

C’est l’humidité.

Madeleine

Quelle odeur !

Jacques

Une maison qui n’a pas été ouverte depuis l’hiver renferme toujours cette odeur de moisi qui provient de l’humidité accumulée par les pluies de l’hiver et du printemps. C’est normal, ma chérie.

Madeleine

Oui, Jacques. C’est normal.

Madeleine ouvre les fenêtres et les volets.

Jacques

Et contrairement aux idées reçues, la région des Landes n’est pas aussi sèche qu’il y paraît. C’est très humide. Alors forcément, une maison fermée garde l’humidité. C’est tout à fait normal.

Madeleine

Je le sais que c’est normal, Jacques.

Jacques

J’ai une de ces soifs ! Le chemin entre la gare et la maison de tes parents me paraît toujours interminable. Mais à la réflexion, ça s’explique facilement. Parce que lorsque j’étais jeune et que je venais chez ma grand-mère, c’était nettement moins long. Tu penses, elle habitait juste derrière la place du marché, c’était quand même plus commode. C’était plus commode d’aller de la gare à la place du marché, car ici, c’est nettement plus excentré par rapport à la place.

Madeleine

Tu dis ça à chaque fois.

Jacques

Tu me diras que ce n’est pas désagréable, c’est autre chose, le terrain est plus vaste, on est un peu isolés, entre nous, quoi. Mais c’est plus loin. (Madeleine va sur la terrasse.) C’est vraiment une question de choix pour les gens qui ont construit par ici. En quelle année a construit ton père ?

Madeleine

1900 quelque chose, je ne sais plus.

Jacques

1908.

Madeleine

Pourquoi tu me le demandes puisque tu le sais ?

Jacques

Certaines personnes préfèrent un voisinage à proximité, d’autres un voisinage plus éloigné, c’est une question de caractère. Ton père devait aimer la tranquillité, sans doute, ou bien sinon, pourquoi avoir construit si loin du bourg ? Ça devait être dans son tempérament. Remarque, ça n’a pas que des inconvénients. On est plus près de l’océan. Mais bon, ça fait quand même loin de la gare. J’ai une soif terrible, moi.

Maria entre.

Maria

Ma petite, vous voilà déjà !

Jacques

Maria !

Maria

Mme Maubourguet me dit : « C’est pas une des filles Bernède avec son mari qui viennent de passer ? » Je lui réponds que non, que ça m’étonnerait, d’habitude ils viennent au 15 août, pas avant. Elle me dit : « Si, si, je vous assure, c’est la fille Bernède et son mari l’instituteur qui viennent de passer. » Et je lui dis : « Si c’est avec son mari, ça ne peut être que Madeleine. » Elle me répond : « C’est sûr. » Je lui dis : « Vous êtes sûre. » Elle me répond : « Sûre et certaine. » Alors je lui dis : « Je vais quand même aller voir. » Et voilà. C’est bien vous. Madeleine, ma chérie. Mme Maubourguet avait raison. Et quelquefois, je te promets qu’elle se trompe. Nous sommes très amies, mais je ne lui fais pas toujours confiance. Tu sais, elle vieillit, elle vieillit. Remarque que moi, c’est pareil. Regarde la pauvre chose que je suis. Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai pas d’appétit. Je suis très nerveuse. Enfin, cette vieille chose, c’est moi et puis c’est tout. J’ai mal dans les jambes les jours de pluie. Mais aujourd’hui il fait beau. Ma chérie, je suis heureuse. Je ne savais pas que tu viendrais si tôt. Si vous m’aviez prévenue, j’aurais ouvert, aéré, c’est très humide.

Jacques

C’est normal. Une maison fermée depuis l’hiver accumule toujours énormément de…

Maria

Ma chérie, quel bonheur ! Tu es toute pâlotte, pauvre chérie ! Toute l’année en ville, quelle tristesse !

Jacques

Pensez-vous, Maria, pensez-vous.

Maria

Tu te plais à Paris ?

Jacques

Courbevoie, Maria. Nous habitons Courbevoie, ce n’est pas Paris.

Maria

Ouh ! Quel bazar vous avez ! Je vais t’aider à déballer et à ranger, ma petite. Et le voyage, pas trop long, ma chérie ?

Jacques

Interminable. Nous avons fait halte chez des amis à Angoulême. Heureusement, sinon, c’est infernal, onze heures de chemin de fer au bas mot, sans compter les correspondances. Vous pensez, on attrape le train de huit heures sept en gare d’Orsay, ça veut donc dire que venant de Courbevoie, ça nous oblige à prendre l’autobus pour Paris à six heures et quart qui nous dépose à Champerret à sept heures, sept heures dix, et là…

Madeleine, l’interrompt.

On monte les bagages.

Madeleine et Maria montent dans les chambres.

Jacques, seul.

Et encore, c’était bien pire il y a quelques années. J’ai une de ces soifs, moi ! Marie arrive quand ?

Madeleine, off.

Ce soir.

Jacques

Par le train de quelle heure ?

Madeleine, off.

En auto.

Jacques

En auto ? Mince alors ! Celle-là !

Maria, off.

En auto ! Marie a une auto ?

Jacques

En auto ! C’est bien elle, ça. Quel caractère ! Et Jules ?

Madeleine, off.

Au train de trois heures.

Jacques

Ah ? Ça m’étonne. (Il retire de sa poche une fiche horaire de chemin de fer.) Mais oui, bien sûr, il n’y a pas de train à trois heures.

Madeleine, off.

Il m’a dit trois heures.

Jacques

Quatorze heures quarante-neuf. Je le savais bien que ce n’était pas à trois heures. (Il regarde sa montre.) Ah ! mais dites donc, c’est qu’il est déjà deux heures passées ! Je vais aller le chercher, ça me fera une sortie.

Madeleine, off.

Tu vas refaire l’aller-retour jusqu’à la gare ?

Jacques

J’en profiterai pour passer par-derrière la place du marché. Ça me fera plaisir de revoir la maison de Mamé. Comme la gare est à deux pas… Et je m’arrêterai chez Mme Maubourguet… pour lui dire bonjour… (À lui-même.) et prendre un bock, j’ai trop soif.

Noir

Tableau 2

La scène est vide. Jacques entre dans la maison, suivi par Jules, une valise à la main.

Jacques

Il n’y a pas mieux que le chemin de fer. Je t’assure. C’est ça la révolution. Moi, la modernité, ça m’épate. Je dirais même que ça m’excite. (Un temps.) Madeleine ! Le petit est arrivé !

Madeleine, off.

J’arrive !

Jacques

Je dis le petit, c’est une boutade, tu ne le prends pas mal. Tu trouves sûrement que ça sent le renfermé. C’est normal. Mais pas d’affolement, l’odeur s’estompera rapidement, un peu de soleil, un peu d’air et hop ! Faut que ça respire, tu comprends, et là, là… bon… là, ça ne respire pas. Tu me diras, la maison n’a pas été ouverte depuis l’hiver, lorsque nous sommes venus enterrer ta mère, alors elle renferme forcément cette odeur un peu désagréable à cause de l’humidité accumulée, n’est-ce pas ? On y mettra notre propre odeur et puis voilà, ça sera comme ça. Après tout, dans le fond, si nous y réfléchissons bien, l’être humain est un animal qui marque son territoire comme n’importe quel mammifère. Chacun ­reconnaît son chez-soi par l’odeur qu’il y imprime. Les animaux urinent toujours aux quatre coins de leur territoire, ils signifient ainsi aux étrangers qu’ici c’est chez eux et qu’il faudra montrer patte blanche. Et ici aussi, nous serons bien tranquilles, pas vrai ? Dans le fond, nous ne sommes que des animaux.

Jules

Oui, on pissera partout.

Jacques

De toute façon, j’adore cet endroit, j’ai toujours aimé les Landes. On ne se détache pas de ses racines comme ça. Et le Pays basque qui est à deux pas… et que j’adore. Non, vraiment, par rapport à Courbevoie, quelle différence ! Non, c’est vrai, je disais ce matin dans le train à Madeleine que les vacances sont faites pour ça, pour être tranquille, pas vrai ?

Madeleine et Maria descendent.

Maria

Jules, mon tout-petit !

Jules

Bonjour, Maria. Je suis très heureux de vous revoir.

Ils s’embrassent.

Madeleine, l’embrasse.

Tu as fait bon voyage ?

Jacques

À peine deux heures, c’est de la rigolade.

Maria

Et tu ne viens jamais me voir. Pourtant ce n’est pas si loin que tu habites. Depuis que ta pauvre maman… tu ne viens plus, mon niño. Ouh, mais regarde-moi ! Tu as grossi. Comme il a grossi, Madeleine ! Tu fais pas pitié, dis-moi. Ça fait plaisir à voir. J’aime ça, moi, quand la jeunesse mange bien. Ce n’est pas comme moi, je suis si nerveuse, je n’ai pas d’appétit du tout.

Jacques

L’administration, ça nourrit son homme, hein ? Pas vrai ?

Jules, à Madeleine.

Marie arrive quand ?

Madeleine

Ce soir, sûrement.

Jacques

En auto. Tu le savais, toi, qu’elle avait une auto ?

Jules

Oui.

Madeleine

Viens t’asseoir sur la terrasse.

Maria

Je monte faire ton lit, mon chéri. Et ne vous occupez de rien.

Maria monte dans les chambres. Jules va sur la terrasse, Madeleine le rejoint.

Madeleine

Ça va ?

Jules

Ça va.

Un temps.

Madeleine

Quelque chose ne te plaît pas ?

Jules

Non. Rien. (Un temps. Madeleine regarde Jules avec insistance.) Ça va, je te dis.

Madeleine, avec le sourire.

Tu ne changeras jamais.

Jules

C’est comme ça.

Madeleine

Vous avez eu le temps de bavarder un peu avec Jacques, sur le chemin ?

Jules

Je lui ai dit bonjour, il a dit le reste.

Jacques arrive sur la terrasse.

Jacques

Une bière, Jules ?

Jules

Non, merci.

Jacques enlève sa chemise.

Jacques, en maillot de corps.

Vous permettez ? Il fait une chaleur ! Connaissez-vous rien de mieux que la bière pour désaltérer son homme ? Une sacrée belle invention, une recette qui nous vient des temps les plus reculés et qui est toujours au goût du...

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