Tableau 1
Le décor représente le hall d’un hôtel début de siècle un peu défraîchi :
– un canapé ;
– un comptoir pour la réception ;
– une porte principale donnant sur le parc ;
– une autre porte donnant vers la salle à manger et les cuisines ;
– un escalier montant dans les chambres.
Alphonse est debout près de la porte d’entrée. Il a le pied gauche largement bandé et se tient sur une béquille. Catherine entre.
Catherine
Plumet, qu’est-ce que vous faites là ?
Alphonse
Je regarde dehors, ma sœur.
Catherine
Je ne suis pas votre sœur. Pourquoi vous êtes debout ?
Alphonse
Pour regarder dehors.
Catherine
Pas de station debout, Plumet !
Alphonse
Oui, je sais bien, ma sœur, mais…
Catherine
Pas de mais ! Assis ! Et je ne suis pas votre sœur.
Elle sort. Grancouraud entre et passe devant Alphonse. Il va à la réception et sonne. Pas de réponse. Il sonne de nouveau. Toujours pas de réponse.
Grancouraud
Dites-moi, mon ami…
Alphonse
M’sieur ?
Grancouraud
Il n’y a personne à la réception ?
Alphonse
Non.
Grancouraud
Savez-vous à qui je pourrais m’adresser ?
Alphonse
À moi.
Grancouraud
Ah, c’est vous qui êtes à la réception.
Alphonse
Non, moi je suis en faction d’accueil.
Grancouraud
C’est pareil.
Alphonse
Non.
Grancouraud
Bon. À qui dois-je m’adresser ?
Alphonse
À moi, mais on loue pas de chambre ici, c’est un hôpital ici, m’sieur.
Grancouraud
Je suis au courant, merci. J’aurais souhaité rencontrer le capitaine Cadeau.
Alphonse
Cazeaux ?
Grancouraud
Non, Cadeau.
Alphonse
Cazeaux.
Grancouraud
Non. Non, je demande le capitaine Cadeau.
Alphonse
Capitaine Cazeaux.
Grancouraud
Enfin, bon sang, vous le faites exprès !
Alphonse
Non, j’ai bien compris, mais ici, c’est le capitaine Cazeaux.
Grancouraud
Vous devez faire erreur.
Alphonse
Non.
Grancouraud
Mais si, faites un effort, on m’a indiqué en mairie le capitaine Cadeau.
Alphonse
Ils se sont trompés parce que là c’est Cazeaux.
Grancouraud
Eh bien, va pour Cazeaux puisque vous y tenez.
Alphonse
Ah, mais moi je tiens à rien, Cazeaux c’est Cazeaux.
Grancouraud
Bon. Admettons. J’aurais donc souhaité le rencontrer.
Alphonse
Tout de suite ?
Grancouraud
Absolument, tout de suite.
Alphonse
Pas possible.
Grancouraud
Et pourquoi ?
Alphonse
Occupé.
Grancouraud
C’est que, voyez-vous, je suis également très occupé.
Alphonse
J’y peux rien. Faut attendre.
Grancouraud
Bon.
Il s’assoit sur le canapé. Un temps.
Alphonse
Vous allez attendre là ?
Grancouraud
Bien sûr, puisque c’est vous-même qui venez de me le dire.
Alphonse, montrant le canapé.
Non mais je veux dire là.
Grancouraud
Où voulez-vous que j’attende ?
Alphonse
C’est-à-dire que là, c’est mon poste.
Grancouraud
Votre poste ? Sur ce canapé ?
Alphonse
Exact. C’est mon poste.
Grancouraud
Mais si vous êtes à la réception…
Alphonse, rectifiant.
Faction d’accueil.
Grancouraud
Oui, faction d’accueil, si vous voulez.
Alphonse
C’est pas si je veux, c’est comme ça. (Catherine entre.) Ah, ma sœur.
Grancouraud
Ah, ma sœur.
Catherine
Qu’est-ce que vous faites encore debout, Plumet ?
Alphonse
C’est à cause de lui.
Grancouraud
Comment ça, à cause de moi ?
Alphonse
Il veut pas que je m’assoie.
Catherine
Monsieur, soyez gentil, laissez-le s’asseoir.
Grancouraud
Oui, oui, bien sûr, ma sœur.
Il se décale. Alphonse vient s’asseoir à côté de lui.
Alphonse
Ouf, ça fait pas de mal. (Montrant son pied.) C’est à cause.
Grancouraud
Ah.
Alphonse
Mon pied.
Grancouraud
Ah.
Alphonse
Pas de station debout.
Grancouraud
Ah.
Alphonse, à Catherine.
Parce que, mine de rien, il me cause, il me cause, et il me laisse pas m’asseoir.
Grancouraud
Mais pas du tout. Je vous assure, ma sœur, qu’il ne m’a rien demandé.
Catherine, à Grancouraud.
Ça ne se voit pas qu’il est blessé ?
Grancouraud
Si, si, bien sûr, ma sœur.
Catherine
Alors ? On ne laisse pas un homme debout avec un pied comme ça !
Grancouraud
Je vous prie de m’excuser, ma sœur, je ne pensais pas qu’il avait droit à ce canapé.
Catherine, à Alphonse.
On vous a refait votre pansement ?
Alphonse
Ce matin, ma sœur.
Catherine
Plumet, arrêtez de m’appeler ma sœur.
Alphonse
Excusez.
Grancouraud
Vous n’êtes pas religieuse ?
Catherine
Non.
Grancouraud
Ah, excusez-moi, je croyais.
Alphonse, pouffant de rire.
C’est à cause de la cornette.
Catherine
Ce n’est pas une cornette.
Alphonse
C’est pareil.
Catherine
Non, ce n’est pas pareil.
Grancouraud
Eh bien, tant mieux.
Catherine
Tant mieux ?
Grancouraud
Oui, je dis tant mieux que vous ne soyez pas religieuse. Dites-moi, mademoiselle, j’aurais souhaité m’entretenir avec le capitaine Cazeaux.
Catherine
J’ai pas le temps.
Elle sort. Un temps.
Grancouraud
Charmante.
Alphonse
Hein ?
Grancouraud
La petite infirmière, charmante. (Un temps.) Vous êtes nombreux ici ?
Alphonse
Holà ! Oui, y a du monde.
Grancouraud
Beaucoup de blessés ?
Alphonse
Que ça.
Grancouraud
Tous ? Sans exception ?
Alphonse
C’est un hôpital, ici.
Grancouraud
Eh oui, eh oui.
Alphonse
Le gars qui est en forme, vous comprenez, en général il a pas besoin d’être ici.
Grancouraud
Eh non, bien sûr, c’est inutile.
Alphonse
C’est à ça que ça sert un hôpital.
Grancouraud
Oui, oui, absolument.
Alphonse
Dans un hôpital militaire, y a des blessés.
Grancouraud
C’est ça, parfaitement.
Alphonse
Un hôpital, ça sert à soigner ceux qui vont pas bien.
Grancouraud
Oui, merci.
Alphonse
Donc, résultat, dans un hôpital…
Grancouraud
Ça va, ça va.
Cazeaux entre et descend les escaliers.
Cazeaux, à la cantonade, vers les étages.
Et vous les ferez sortir et respirer ! Il fait beau, le temps le permet ! Profitons ! Profitons ! Faut que ça respire !
Alphonse se lève et se met au garde-à-vous.
Alphonse
Mon capitaine.
Cazeaux
Repos, soldat, repos. Alors, ces poumons ?
Alphonse
Euh… non, mon capitaine. Moi, c’est le pied.
Cazeaux
Le pied ? Quel pied ?
Alphonse
Le gauche.
Cazeaux
Ah. Bien. Eh bien, si c’est le gauche, ça porte bonheur ! Allez.
Grancouraud
Capitaine.
Cazeaux, à Grancouraud.
Cazeaux. Capitaine Cazeaux. On m’appelle Cazeaux et je suis pas un cadeau. Repos.
On entend une sonnerie de téléphone. Catherine sort.
Grancouraud
J’aurais souhaité vous rencontrer.
Cazeaux
Je vous écoute.
Grancouraud
Alors voilà…
Catherine, entrant.
Capitaine Cazeaux ! Téléphone !
Cazeaux
Ah, nom de Dieu, ils me foutront jamais la paix ! J’arrive, ma petite Catherine. Excusez-moi.
Il sort.
Alphonse
Il est très occupé.
Grancouraud
Oui, je vois ça.
Alphonse
Moi, j’ai pas le droit de bouger. (Montrant son pied.) À cause.
Grancouraud
Blessure de guerre ?
Alphonse
Ah non, ça, c’est en faisant du jardinage.
Grancouraud
Vous êtes également préposé à l’entretien des plates-bandes ?
Alphonse
Oui, j’ai pris un éclat de 120 en passant le râteau.
Grancouraud
Ici ? Dans le parc ?
Alphonse
Non. Au Chemin des Dames.
Grancouraud
Ah oui, au Chemin des Dames, bien sûr. Vous me faites marcher.
Alphonse
Ouais.
Grancouraud
Vous êtes un farceur.
Alphonse
Ouais.
Grancouraud
Évidemment, passer le râteau au Chemin des Dames, c’est absurde.
Alphonse
Ouais. Pas vu beaucoup de dames sur ce chemin, moi.
Grancouraud
Eh non, eh non, bien entendu.
Alphonse
Tous mes doigts de pied.
Grancouraud
Oui ?
Alphonse
Zigouillés.
Grancouraud
Aïe.
Alphonse
Les cinq doigts de pied.
Grancouraud
Ah.
Alphonse
En charpie ! Les cinq et le pied qui va avec !
Grancouraud
Ah.
Alphonse
Il me reste que le talon et des bouts par-ci par-là.
Grancouraud
Ah.
Alphonse
Des bouts de je sais pas quoi, je saurais pas vous dire exactement, faudrait demander au toubib.
Grancouraud
Oui mais non.
Un temps.
Alphonse
Ça tirait plus depuis deux heures, je pars chercher la gamelle aux copains et boum !
Grancouraud
C’est bien… C’est bien de porter le rata à vos collègues.
Alphonse
J’y pouvais rien, c’était mon tour.
Grancouraud
C’est bien.
Alphonse
Des fois, je rêve qu’ils sont encore là, mes doigts de pied, c’est marrant, hein !
Grancouraud
Oui.
Alphonse
J’ai bien pensé qu’on allait m’ôter le bas de la patte en entier tellement que c’était vilain, mais non, ça se remet.
Grancouraud
…
Alphonse
Faut faire gaffe à la gangrène, parce que ça rend encore de l’humeur. Mais bon, pour l’instant, ça noircit pas, alors c’est tant mieux.
Grancouraud
…
Alphonse
Faudrait voir pour mieux se rendre compte, mais bon, j’ai le pansement tout neuf alors j’évite.
Grancouraud
Oui.
Alphonse
Je peux essayer de vous montrer la cheville.
Grancouraud
Non. Merci.
Un temps.
Alphonse
C’est ça la guerre.
Grancouraud
C’est moche.
Alphonse
Oh non, maintenant c’est beau, ils m’ont tout bien nettoyé. Mais quand c’est arrivé, alors là, oui, c’était vilain, très vilain.
Grancouraud
Oui.
Alphonse
Quand ils ont enlevé le bout de godillot qui pendait, oh le travail là-dedans ! Tout broyé comme passé à la moulinette, vous voyez.
Grancouraud
…
Alphonse
Pas moyen de faire la différence entre le pouce et le riquiqui.
Grancouraud
…
Alphonse
Sans compter que tout ça, ça pataugeait dans la boue.
Grancouraud
…
Alphonse
Alors du coup, j’ai tout laissé au Chemin des Dames : mon bout de pied et le godillot.
Grancouraud
…
Alphonse
Je vous montre pas.
Grancouraud
Non.
Alphonse
On m’a refait le pansement ce matin.
Grancouraud
Oui.
Alphonse
Après ça, ils m’ont ramené un peu vers l’arrière. Fallait voir ça le bazar dans la casemate. Ça braillait, ça giclait de partout, ça pataugeait dans le sang.
Grancouraud
J’imagine.
Alphonse
Ah non, c’est pas imaginable. Celui qui y était pas, il peut pas savoir.
Grancouraud
…
Alphonse
Mais le plus dégueulasse, c’était l’odeur.
Grancouraud
…
Alphonse
Pire que dans la tranchée. À cause que c’était pas à l’air libre. À force, ça croupissait. À vomir, vous comprenez.
Grancouraud
…
Alphonse
Vous voyez, par exemple, un peu comme l’odeur d’une charogne bouffée par les vers.
Grancouraud, brusquement.
Bon assez ! Assez !
Un temps.
Alphonse
Et donc, du coup, j’ai laissé les copains et je suis rentré.
Grancouraud
Tant mieux.
Alphonse
Ils tiraient la gueule, les copains. J’ai même vu des gars qui se coupaient des trucs exprès, des doigts, des oreilles.
Grancouraud
Non, écoutez, assez, je vous dis !
Alphonse
Faut pas leur en vouloir ; ils voulaient rentrer, les pauvres gars. Marre de se faire tirer dessus comme des pipes à la fête foraine.
Cazeaux entre.
Cazeaux, à la cantonade.
Où est Catherine ? Quelqu’un a vu Catherine ?
Grancouraud
Ah, capitaine. Alors voilà. Permettez-moi de me présenter.
Cazeaux
Oui, mais pas maintenant. Parce que là, moi, j’ai des problèmes. Il me faut Catherine sur-le-champ.
Grancouraud
Il faudrait que je vous parle, capitaine.
Cazeaux
Y en a marre ! Je vous le dis, moi !
Grancouraud
Pardon ?
Cazeaux
Mais non, pas vous. C’est infernal ici ! J’ai des bonshommes qui dorment à trois par lit et ça débarque encore ! De partout ! Comme les mouches. Il y en a une qui crève, il y en a cinq qui rappliquent. Quand est-ce que ça va s’arrêter ce bazar ? Hein ? Quand est-ce que ça va s’arrêter ? Allez me chercher Catherine !
Grancouraud
Je suis désolé, je ne sais pas de qui vous parlez.
Cazeaux
Mais non, pas vous.
Grancouraud
Ah bon. Non, parce que là, moi, j’aurais souhaité m’entretenir avec vous.
Cazeaux
Pas le temps. (À la cantonade.) Bon sang de bon sang, y en a bien un ici qui va me trouver Catherine !
Grancouraud
Je me permets d’insister.
Cazeaux
Permettez-vous, ça changera rien, j’ai pas le temps.
Grancouraud
Moi aussi, le temps m’est compté.
Cazeaux
Eh bien, si vous avez pas le temps non plus, ça tombe bien. Allez.
Grancouraud
Faites un effort, s’il vous plaît.
Cazeaux
Je ne fais que ça, des efforts. Parce que, vous voyez, moi, c’est depuis qu’ils me l’ont terminée cette foutue guerre que je suis débordé. C’est pas incroyable, ça ? Hein ? C’est pas incroyable ?
Grancouraud
Si, c’est sûrement incroyable, mais…
Cazeaux
Mais c’est vrai ! C’est vrai ! Allez. Au plaisir. (Catherine entre.) Ah, ma petite Catherine, je vous cherche partout. J’ai besoin de vous immédiatement, il nous arrive une tuile.
Catherine
Plumet, vous êtes encore debout ? (À Cazeaux.) Pourquoi est-il debout ?
Cazeaux
Hein ? Mais j’en sais rien. (À Alphonse.) Pourquoi vous êtes debout ?
Alphonse
Parce que vous êtes là, capitaine.
Catherine, à Cazeaux.
Je ne veux pas qu’il reste debout.
Cazeaux, à Catherine.
Mais je lui ai rien demandé.
Alphonse, à Cazeaux.
Si. Devant un gradé, on se lève.
Cazeaux
Oui, certes.
Catherine, à Cazeaux.
C’est vraiment nécessaire ?
Cazeaux
Oui, absolument. Enfin, pour...