acte 1
Scène 1
Une propriété ancienne à vingt kilomètres de Bordeaux.
La salle commune, vaste et belle.
Face au public, au fond, à droite, escalier menant aux chambres ; au fond, à gauche, porte de la cave, lourde et sombre.
Côté jardin, deux portes-fenêtres donnant sur la terrasse. Entre elles, un étroit secrétaire supportant le téléphone. Au-delà de la seconde porte-
fenêtre – seule ouverte – large et haut couloir conduisant à la chambre de Violette.
Côté cour, face aux portes-fenêtres, un vaisselier sur lequel, polychrome et gracieusement pansue, une soupière du dix-neuvième.
Au-delà du vaisselier, porte ouvrant sur la cuisine ; occupant l’angle des murs cour et fond, un bahut.
Au centre du décor, vers le vaisselier, une table de grandes dimensions. Ses chaises.
Vers les portes-fenêtres, le fauteuil de Violette.
Près du secrétaire, un siège bas.
Contre le mur du fond, entre l’escalier et la porte de la cave, un coffre anglais.
Sur le sol, un carrelage au calme dessin.
Aux murs, sur les meubles, portraits, photos de famille, bibelots. Des fleurs. Et, par la porte-fenêtre ouverte, la douce lumière d’un soleil d’avril à son couchant.
Germaine Lapuy, près du vaisselier, astique et chantonne… Sur le seuil de la porte-fenêtre paraît Clément Douvre, policier de la route, énorme,
casqué, botté, que Germaine ne voit ni n’entend…
Clément (finement taquin) - Police !
Germaine sursaute, se retourne, fâchée…
Germaine - Ah, c’est drôle !
Clément pose en riant ses gros gants sur le petit secrétaire…
Clément - Elle est pas là, ta patronne ?
Germaine - Elle se repose… Et la moto ? Cassée ?
Clément (malin) - Penses-tu ! J’ai fait les cent derniers
mètres en roue libre !
Germaine - Et faux-derche, avec ça !
Clément - Mais non ! Pour la surprise !
Germaine - Ah, la jolie surprise ! La tuile, oui !
Clément (gentil) - C’est dimanche, demain… On sort ensemble ?
Germaine - Non ! Ni demain ni jamais ! Et retourne sur la Nationale, je les entends d’ici qui passent la bande jaune !
Clément - Te bile pas, Cui-cui est derrière un arbre !
Germaine - Cui-cui ? Tu travailles avec ton serin ?
Clément - C’est le surnom du collègue, il siffle comme un merle ! Et pourquoi que tu veux pas sortir avec moi ? T’aimes pas Bordeaux ?
Germaine - J’aime Bordeaux, mais j’aime pas qu’on me remarque !
Clément (souriant) - Je me mettrai en civil !
Germaine - Justement !
Clément - Quoi : justement ?
Germaine - En civil c’est comme ça que ça se voit le plus ! Allez… salut ! Remonte en selle et bonne route ! J’ai du travail !
Clément ne bouge pas.
Clément (prudemment) - A propos de flic… j’ai revu le copain… je t’en ai parlé… Sauguet… le parisien qui s’est fait muter à cause de ses yeux…
Germaine - Possible, oui… et alors ? Y voit mieux dans la Gironde ?
Clément - Ça le pique moins ! Il t’a encore croisée, hier, à Pauillac…
Germaine - Ah ! Et il a fait une rechute !
Clément - Non, mais il t’a reconnue ! Y a deux ans… tu tapinais rue Caumartin !
Le visage de Germaine se durcit.
Germaine - Quoi ?
Clément - Il sait même que t’es fichée !
Germaine - Fichée ? Moi ? C’est pas les yeux qu’il a de malades, ton pote, c’est le chou !
Clément - Je ne crois pas !
Germaine - Et où qu’il a pris ça ?
Clément - Y a deux ans, lui… y faisait la circulation dans le neuvième !
Bref silence.
Germaine (agressive) - Et alors ?
Clément - Alors… rien ! Sinon que ça l’étonne qu’une fille comme toi quitte Paris pour venir faire la boniche dans un trou à vingt kilomètres de Bordeaux !
Germaine - Les yeux !
Clément - Quoi : les yeux ?
Germaine - Dans la Gironde, y me piquent moins ! Et maintenant tu te casses ou j’appelle un agent !
Clément - Te fâche pas ! On parle ! Surtout que nous, motards, tes histoires on s’en fout ! On suit des routes, pas des pistes ! (Gentil.) Allez… oublie ! On sort demain ! Je passe te prendre vers trois heures…
Germaine - C’est ça ! Passe donc ! Mais tu prendras la patronne ! Parce que moi, demain à trois heures, je serai partie !
Clément - Partie ? Où ça ?
Germaine - Paris ! Madame a de la famille à déjeuner, mais je leur sers la tarte et me tire ! Pour jusqu’à jeudi comme tous les mois !
Clément - Qu’est-ce que tu vas faire à Paris ? Tu… t’as quelqu’un ?
Germaine - Voilà !
Clément - Mais… quelqu’un… dans quel genre ?
Germaine - Dans le genre que, sans te vexer, monsieur l’agent, ta pauvre paye lui ferait même pas ses cigarettes de la journée !
Clément - Je vois qu’Onassis pour fumer comme ça !
Germaine - T’es pas tombé loin ! Le quelqu’un dont je te parle, c’est le bras droit de Rothschild !
Clément - Quoi ?
Germaine - Le bras droit de Rothschild ! Y vend leurs titres !
Clément - Ton bonhomme y vend les titres de Rothschild ?
Germaine - Ouais !
Clément - Parce que les Rothschild y vendent leurs titres ?
Germaine - Ouais !
Clément - Vu ! Y bazardent ! La misère, quoi !
Germaine - Marre-toi, va ! Mais avec ce qu’il gagne…
Clément - Je sais ! Je pourrais fumer dix ans ! Et ce vendeur de Rothschild… c’est ton bonhomme ? !
Germaine - Ouais !
Clément - Comment qu’il s’appelle ?
Germaine - Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Clément - Dis-moi au moins son prénom, à ce gugusse !
Germaine - Jean-François, mon guignol !
Clément - Et… comment que tu l’as connu ?
Germaine - Dans le train de Paris ! Je montais en perme ! (Sourdement.) Ma chance, biquet ! Sauf coup dur, avant six mois, je suis rangée des bagnoles !
Clément (sceptique) - Tes bien sûre qu’au lieu de vendre des titres, ton Jean-François y vend pas plutôt des peignes ou des vélos, non ?
Germaine tire de la poche de sa blouse une lettre qu’elle tend à Clément.
Germaine - Et ça, c’est du pain beurré ? Et regarde
l’entête, flic à pneus !
Clément (lit en s’écartant un peu de Germaine) - Ben oui… Banque Rothschild… Et ça prouve quoi ? Du papier à en-tête il en
traîne sur tous les guichets !
Germaine - Non ! Y traîne rien ! La Banque Rothschild c’est pas le Crédit Agricole ! Y gaspillent pas ! (Elle veut reprendre la
lettre.) Rends-moi ça !
Clément poursuit sa lecture en tenant la lettre hors de portée de Germaine.
Clément - « Mon amour… » ! Ben, dis donc, pour un bras droit il est pas inventif ! « Mon amour… » …y a pas besoin de vendre des titres pour trouver ça !
Germaine - Ah, oui ! Et t’aurais mis quoi, toi, Sainte-Beuve ?
Clément (surpris-méfiant) - Hé ?
Germaine - Sainte-Beuve !
Clément - Fais gaffe à ce que tu dis, tout de même, hein !
Germaine - J’ai dit Sainte-Beuve, j’ai pas dit « Mort aux vaches » !
Clément - Non, mais… Sainte-Bœuf… c’était pas loin ! (Il lit.) « Connaîtrai-je jamais le château où tu vis… » Tu vis dans un château, toi ?
Germaine (gênée, un peu) - Ben… oui !
Clément - Mais… où ça, le château ?
Germaine - Et ici, t’appelles ça comment, pauvre pomme ?
Clément - Ici ? Mais c’est une maison ! Ancienne et pas plus ! Quatre pièces en haut, quatre pièces en bas !
Germaine - Et alors ? Quatre pièces en haut, quatre pièces en bas et trois pieds de vigne, ça s’appelle « château » dans votre bled ! Et de la vigne, ici, y en a soixante hectares ! C’est le Versailles du coin ! Allez, rends-moi ma lettre !
Clément (conservant la lettre) - Mais la vigne d’ici, je la connais ! C’est du trois degrés les bonnes années ! On en met dans les biberons !
Germaine - Qu’est-ce que ça change ? (Elle montre le petit
secrétaire, entre les portes-fenêtres.) Y a tout de même du papier à
en-tête : « Château de l’Ardoisière » !
Clément - Eh ben… si y a encore le papier… depuis vingt ans y a plus le pinard ! Et comme y a plus de pinard, y a plus de « château » ! (Illuminé.) Mais… je comprends maintenant comment tu l’as levé ton « bras droit » ! « Château de l’Ardoisière » ! Tu lui as dit que t’étais châtelaine, je parie !
Germaine - Pas la peine !
Clément - Ça m’étonne ! T’as dit quoi ?
Germaine - Dame de compagnie !
Clément - Ben, voyons ! A ce compte-là, moi, je pilote un Boeing ! (Montrant le secrétaire.) Mais tu as eu tort de lui écrire sur ce papier-là ! Un jour y se pointera ! Et en fait de « château »…
Germaine - Y se pointera pas, j’y ai défendu !
Clément (doux) - Si tu lui plais comme tu me plais, y se
pointera ! (Il lit.) « …L’affolante douceur de ta peau… » Parce que… bien sûr… il connaît l’affolante douceur de ta peau ?
Germaine - On se voit trois jours par mois, tu t’imagines pas qu’on fait les musées, non ! Rends-moi ma lettre, va ! (Clément attristé rend la lettre. Germaine, sans pitié.) Et tu feras tintin aussi pour ce qu’est des « frémissements de mon corps enfiévré » !
Clément - Quoi ?
Germaine - C’était dans la lettre d’avant ! Et maintenant, salut ! Je vais préparer le dîner… (Mondaine, pour jouer.) En
attendant qu’on me le prépare !
Elle va disparaître dans la cuisine…
Clément - Germaine !
Germaine (s’immobilise) - Plaît-il ?
Clément - T’espères pas sérieusement que ce type va
t’épouser, non ?
Germaine (dure, revient sur Clément) - Si ! Justement ! J’espère ça ! Et me tirer d’ici ! Et plus voir vos tronches !
Clément - Tu te fais du cinéma ! S’il a vraiment la situation que tu dis, ce Jean-François, et dans le milieu où il vit… y
t’épousera pas !
Germaine (vexée) - Le milieu ! Je vois ! Parce que tu crois que dans le monde j’ai l’air d’une conne ! Que je bois le rince-doigts et que je trempe mon pain dans la sauce !
Clément - J’ai pas dit ça ! J’ai seulement voulu dire qu’il sera plus curieux que ta patronne !
Germaine - Plus curieux que ma patronne ?
Clément - Oui ! Parce qu’elle a sûrement pas dû téléphoner au Syndicat des Gens de Maison avant de t’engager !
S’appuyant sur une forte canne, Violette paraît, venant de sa chambre.
Violette (à Clément qui lui tourne le dos) - Bonjour, jeune homme !
Clément (vivement retourné) - Heu… bonjour, madame ! Heu… ça va bien ?
Violette (s’offrant calmement la tête du motard) - Très bien ! Et vous ?
Clément - Ça va, merci, madame…
Violette - C’est moi que vous venez voir ?
Clément - Heu… non ! Je passais !
Violette - Ah ! Vous faites aussi les chemins de terre,
maintenant !
Clément - Comme ça ! On pousse des pointes, quoi !
Violette - Et aujourd’hui vous avez poussé votre pointe ici ?
Clément - Voilà !
Violette - Hier aussi, d’ailleurs !
Clément - Heu… oui ! Hier aussi !
Violette - En gros, on peut même dire que depuis quelque temps c’est toujours par ici que vous poussez votre pointe !
Clément (pressé de partir) - Oui… en gros… bon ! Rien à signaler ?
Violette - Rien !
Clément - Eh ben… alors… au revoir, madame ! (Il va jusqu’à la porte-fenêtre, se retourne.) Au revoir, Ger… Au revoir,
mademoiselle !
Germaine (gracieuse) - Au revoir, monsieur l’agent !
Clément salue militairement et sort… Revient en trombe.
Clément - Mes gants !
Germaine les prend sur le secrétaire et les lui tend… Il les prend, re-salue et disparaît.
Violette (à Germaine) - Vous n’avez pas oublié la famille ? Dîner ce soir, déjeuner demain…
Germaine - Oui, madame…
Violette (après un instant de réflexion) - Je ne vous l’ai jamais demandé, mais où avez-vous appris à faire la cuisine ?
Germaine (calmement) - Chez les sœurs !
Violette - Ah !
Germaine - A Lisieux !
Violette - Très bien ! Je comprends maintenant pourquoi Sainte Thérèse est morte de la poitrine ! Mais… pour ce soir et demain… gaspillons ! Plus de filets d’anchois ! De la viande ! (Elle va vers sa chambre… s’arrête… se retourne…) La nappe et les
serviettes sont dans le bahut, et le vieux service de famille dans le vaisselier… Et attention à la soupière ! Elle est belle mais fêlée ! Et j’y tiens !
Germaine - Oui, madame… (Violette disparaît dans le couloir menant à sa chambre. Germaine, en direction de Violette.) Madame, je suis à la cave…
Elle disparaît effectivement dans la cave, dont elle referme la porte
derrière elle. Un silence d’une seconde, puis… Bruit d’une voiture qui stoppe… Claquements de portières. Apparition par la porte-fenêtre d’Hélène et Brigitte.
Hélène (appelant gaiement) - Tantine ! (Elle va au pied de l’escalier.) Tante Violette ! (A Brigitte.) Il n’y a personne, on dirait ! (Violette, revient de sa chambre.) Ah ! Tantine !
Baisers.
Violette - Bonjour, Hélène… (A Brigitte, très affectueusement.) Bonjour, mon petit.
Baisers.
Hélène (trop aimable, à Violette) - Je ne vous demande pas si vous allez bien !
Violette - Ah ! Et pourquoi ne me le demandez-vous pas ?
Hélène - Parce que ça se voit ! Rose… fraîche… depuis l’été dernier vous n’avez absolument pas bougé ! (Elle regarde autour d’elle.) Rien n’a bougé, d’ailleurs !
Violette - Si ! (Pointant sa canne vers le couloir.) J’ai fait installer ma chambre au rez-de-chaussée… (Elle va vers son fauteuil. Passant devant Brigitte.) Et toi, tu deviens de plus en plus belle !
Charmante confusion de Brigitte.
Hélène - Mais, c’est bien normal !
Violette (s’asseyant) - Non, ce n’est pas normal ! On peut aussi bien devenir de plus en plus laide ! Paul n’est pas avec...