La Table 12

Une soirée dans un restaurant de qualité est toujours vécue comme un moment festif, heureux et gourmand. On va partager un délicieux repas avec des gens qu’on aime dans un cadre chaleureux.
Enfin… c’est ce qu’on espère.
Mais parfois, la sole meunière est trop cuite, les convives désagréables et le personnel peu respectueux. La soirée de rêve se transforme alors en épreuve et le souvenir qu’on en gardera n’aura pas droit à ses trois étoiles.
Heureusement, à “La Renardière”, la table 12 ne réserve que des bonnes surprises.
Enfin… c’est ce qu’on espère.

 

Ouverture

Nous sommes quelques minutes avant midi. Les serveuses et les serveurs traversent rapidement la salle pour effectuer les dernières mises en place, poser un bouquet de fleurs, plier une serviette en voilier ou en éventail. La serveuse (Linéance) place des couverts sur une table. Le chef de rang l’aperçoit.

Le chef de rang. — Ah… euh… votre prénom, c’est comment déjà ?

Linéance. — Linéance.

Le chef de rang. — Li… néance, c’est ça ? Pas commun ! Bon, en vitesse, quelques recommandations avant que les premiers clients n’arrivent. C’est votre premier jour et il y a des petites astuces ou des petits secrets à connaître. Vous avez déjà travaillé chez qui ?

Linéance. — C’est mon premier poste.

Le chef de rang. — Ah ! vous débutez ! On ne m’avait pas prévenu. Vous avez fait l’École hôtelière ?

Linéance. — Ah non.

Le chef de rang. — De mieux en mieux. Et elle débute par un restaurant étoilé. J’espère que vous connaissez les rudiments du service ?

Linéance. — Euh… quels rudiments ?

Le chef de rang. — Je vois. Suivez-moi. Cette table, c’est vous qui l’avez dressée ?

Linéance, pouffant. — Dressée !…

Le chef de rang. — Oui, c’est vous qui avez disposé les couverts ?

Linéance. — Ah ! oui, excusez-moi, quand vous avez dit dressée, j’ai cru que…

Le chef de rang, la coupant. — Garance, on n’a pas le temps de rigoler. Les couverts ne se disposent pas dans cet ordre. Regardez-moi. De gauche à droite et de l’extérieur vers l’intérieur : à gauche, fourchette à entremets, fourchette à poisson et fourchette de base ; et à droite, cuillère à potage, couteau à entremets, couteau à poisson et couteau de base. Vous m’avez suivi ?

Linéance. — Oui, monsieur.

Le chef de rang. — Alors faites-le. (Il ramasse tous les couverts et en fait un fagot qu’il repose en vrac sur la table. Linéance commence à les disposer. Il toussote.) Clémence, Clémence, qu’est-ce que j’ai dit ?

Linéance. — C’est Linéance, monsieur.

Le chef de rang. — Qu’est-ce que j’ai dit pour la fourchette à entremets ? (Linéance panique et fait tomber la fourchette par terre. Elle la ramasse et la dispose près de l’assiette.) Prudence ! On ne repose jamais un couvert tombé au sol. On le ramasse et on va en chercher un autre.

Linéance. — Et si je l’essuie ? C’est pas sale par terre, on a passé la serpillière.

Le chef de rang. — Fulgence, ne discutez pas ! Faites ce que je vous dis !

Linéance. — Moi c’est Linéance, monsieur Bernard.

Le chef de rang. — Monsieur ! Vous m’appelez monsieur tout court pendant le service, c’est compris ?

Linéance. — Bien, monsieur.

Le chef de rang. — Je ne sais pas qui vous a engagée mais il doit y avoir du piston, c’est pas possible autrement. Suivez-moi ! Ici, vous avez la table 12. C’est la meilleure table, tout le monde nous la réclame. La mieux placée, vue sur le parc, pas d’odeur de cuisine ni de w.-c., on ne la donne qu’à de très bons clients. Hermance, vous m’écoutez ?

Linéance. — Oui, monsieur, mais mon prénom c’est Linéance.

Le chef de rang. — Oui mais il est agaçant, votre prénom. On se demande si vous ne venez pas de l’inventer. Donc, la 12 aux bons clients. Vous les reconnaîtrez facilement, ils ne disent jamais bonjour et vont directement s’asseoir. À la 10, il y a un vent coulis ; si on vous en fait la remarque, vous dites que c’est l’aération et que c’est l’endroit le plus sain.

Linéance. — Il faut mentir, alors ?

Le chef de rang. — Ce n’est pas mentir, c’est argumenter.

Linéance. — Mais moi je n’aime pas mentir. Quand je mens, ça se voit tout de suite, je deviens rouge et je bafouille.

Le chef de rang. — Ça fait partie du métier, bon sang, Hortense ! On dit que le client a toujours raison, mais seulement quand il pense comme nous. À nous de l’amener à modifier sa pensée première. Vous comprenez ? Faites un effort, bon sang de bois, Armance !

Linéance. — Mais pourquoi je ferais un effort si vous n’en faites pas pour retenir mon prénom ? Linéance, c’est tout de même pas compliqué !

Le chef de rang. — Alors là, ma petite jeune fille, je n’aime pas beaucoup le ton sur lequel vous me parlez. Je peux vous garantir que vous n’allez pas faire long feu dans l’établissement. Et pour commencer, ton prénom de merde, on le vire à la poubelle et tu vas t’appeler Marie, c’est clair ?

Le chef sort de la cuisine et s’approche d’eux.

Le chef. — Hé, Bernard, la petite c’est ma nièce, c’est son premier jour, alors vous me la formez bien mais en douceur, compris ?

Le chef de rang. — Bien sûr, chef.

Le chef, riant. — Et ne vous trompez pas sur son prénom parce qu’elle est très chatouilleuse là-dessus, la petite.

Le chef de rang, faux cul. — Ce serait dommage de se tromper, un si joli prénom…

Le chef. — C’est moi qui l’ai soufflé à ses parents.

Le chef de rang. — Ça ne m’étonne pas de vous, chef.

Le chef. — Allez, tout le monde à son poste en cuisine ! Ça va démarrer.

Le chef de rang. — Tout le monde à son poste en salle ! Les premiers clients sont en vue. (Il se penche vers Linéance.) Tu peux m’écrire ton prénom sur un papier, s’il te plaît ?

Linéance. — Vous voulez pas mon numéro de téléphone, non plus ?

Des clients sont arrivés, on s’occupe d’eux, on récupère leurs manteaux, on les place. Entre chaque séquence il y aura des départs et des arrivées. Nous ne sommes pas dans un temps réel mais dans un temps raccourci. Aucun client ne fera un vrai repas.

Le député

Un homme qui en impose s’installe à la 12. Il est accompagné d’une femme un peu vulgaire.

Une serveuse s’approche.

La serveuse. — Excusez-moi, monsieur, mais cette table est réservée.

Jumièges. — Ne vous inquiétez pas, je suis le député Jumièges.

La serveuse. — Je suis navrée, cette table est réservée depuis fort longtemps par monsieur…

Jumièges, la coupe. — Vous n’avez pas entendu ? Je suis le député Jumièges.

La serveuse. — Je… Je vais voir avec le chef de rang.

Jumièges. — C’est ça, allez, ma petite, je suis un habitué. M. Vaugirard me connaît.

La serveuse s’éloigne.

Lililou. — On pouvait changer, Coco. Tu sais, moi ça ne me dérangeait pas.

Jumièges. — Qu’est-ce que tu fais de mes privilèges ? Se faire élire ne rapporte pas grand-chose mais au moins ça donne des avantages, alors il faut en profiter.

La serveuse discute avec le chef de rang qui s’approche de la table du député.

Le chef de rang. — Je suis navré, monsieur Jumièges, mais vous ne pouvez pas rester à cette table, elle est réservée.

Jumièges. — Oui, mais vous allez m’arranger cela, n’est-ce pas ?

Le chef de rang. — Je suis absolument désolé mais ce ne sera pas possible.

Jumièges. — Enfin, Vaugirard, vous ne me remettez pas ? Je suis le député Jumièges.

Le chef de rang. — Je me confonds en mille excuses… mais la table est réservée par M. le préfet Salinière.

Jumièges. — Ah… M. le préfet va… Je comprends… (Il se lève.) Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite ? (À sa compagne.) Bon ben tu te lèves, toi ! On passe à côté. (Au chef de rang.) Vaugirard, mettez-nous à une table voisine du préfet, Salinière est un ami.

Ils vont s’asseoir à la table que le chef de rang leur désigne.

Entremets

Les entremets sont de courts passages qui se glisseront entre deux scènes. Ils concerneront toujours des membres du personnel.

Une serveuse porte un bonsaï et va le déposer sur une table.

Une serveuse. — Hum ! j’adore l’odeur du sapin !

Une autre serveuse. — C’est pas un sapin, c’est un bonsaï.

Une serveuse. — Laisse-moi rêver, j’ai pris un bonbon au sapin et ça fait pareil.

Les gentils

Un couple de personnes un peu âgées. Un serveur les amène à la table 12.

Le serveur. — Voulez-vous cette table ? C’est la meilleure. Enfin, c’est ce que nous disent les clients.

Lui. — Oh ! nous sommes gâtés ! Merci beaucoup.

Elle. — Merci, monsieur, vous êtes très aimable.

Le serveur. — Voici notre carte.

Il leur donne deux cartes et s’en va.

Elle. — Tu choisiras pour moi, j’ai oublié mes lunettes.

Lui. — D’accord, ma chérie. (Lisant.) Ah ! ben dis donc, on va se régaler. Le plus difficile sera de choisir.

Elle. — Et peut-être de digérer ensuite.

Lui. — Non, non, non. Robert, qui m’a conseillé l’endroit, m’a dit que c’était de très bonne qualité. Naturel, sain, que des produits de la région mitonnés aux petits oignons.

Elle. — Alors si c’est Robert… Ce n’est pas trop cher, au moins ?

Lui. — Très convenable, m’a-t-il dit. Attends, je jette un œil… Oooh ! ben on est tombés le bon jour !

On passe à une autre table.

Le rire

Un couple. Le gars est de ce genre qui rit à tout ce qu’il dit. Chaque phrase qu’il dit ou qu’on lui dit le fait rire. C’est le type toujours de bonne humeur. Mais pour celui ou celle qui écoute, c’est super agaçant. Chacune de ses phrases se terminera par un rire. Ça va être le cas dans ce texte.

Lui. — C’est pas mauvais ici, vous trouvez pas ? Quand c’est bien décongelé, on peut même trouver ça bon !

Elle. — C’est du décongelé ?

Lui. — Non, je disais ça pour blaguer. Vous savez, moi, je suis très blagueur. C’est vrai, la vie, qu’est-ce que c’est si on ne l’agrémente pas avec une pincée d’humour et de poil à gratter ?

Elle. — La vie c’est ce que chacun en fait. Confucius disait : la vie est simple mais nous nous ingénions à la compliquer.

Lui. — Oh là là ! Vous me citez des drôles de types. Moi, mon philosophe préféré, c’est Coluche. C’est l’histoire d’un mec… Ah ! le con ! Comment qu’il nous manque !

Elle. — Il faut vivre avec son temps. Vous n’aimez pas les nouveaux humoristes ?

Lui. — Si, si, y en a des pas mal. Mais y a beaucoup d’Arabes.

Elle. — Et alors ? Ça vous dérange ?

Lui. — Non, c’était pour faire du Coluche. Vous connaissez le CRS arabe ?

Elle. — Non, et je m’en fiche.

Lui. — Mort de rire, moi !

Elle. — Vous êtes...

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