PREMIER TEMPS
Le village
- 1. Joseph et Simon
Simon. – Qu’est-ce que tu fais ?
Joseph. – Je m’exerce.
Simon. – A quoi ?
Joseph. – A marcher.
Simon. – Pourquoi ? Tu ne sais plus ?
Joseph. – Pour savoir si je peux garder le rythme.
Simon. – Pourquoi ? Tu marches tous les jours, depuis quelques années maintenant.
Joseph. – La marche que je vais entreprendre sera longue.
Simon. – Tu vas à la ville ?
Joseph. – Non.
Simon. – Tu vas chez Anna ?
Joseph. – Non.
Simon. – Où veux-tu aller ?
Joseph. – Ailleurs.
Simon. – Où ailleurs ?
Joseph. – Loin.
Simon. – Où loin ?
Joseph. – Partout, sauf ici.
Simon. – Loin, ce n’est pas partout.
Joseph. – Loin, c’est mieux.
Simon. – Loin, tu es seul.
Joseph. – Ici, tu es mort.
Simon. – Loin, tu es un exilé.
Joseph. – Ici, tu n’es rien.
Simon. – Partir, ça n’a pas de sens.
Joseph. – Le sens, c’est partir.
Simon. – Si tu pars, tu nous laisses.
Joseph. – Je ne pars pas pour vous laisser. Je pars pour entreprendre.
Simon. – Qu’est-ce que tu veux entreprendre ? Ici, tu peux tout entreprendre, il n’y a rien.
Joseph. – Pour entreprendre, il faut quelque chose. Rien, ce n’est pas beaucoup.
Simon. – Il vaut mieux entreprendre avec rien pour faire quelque chose qu’entreprendre quelque chose pour parvenir à rien.
Joseph. – Qui te dit que je ne parviendrai à rien ? Si je parviens à partir, j’aurai déjà quelque chose.
Simon. – Tu comptes partir à pied ?
Joseph. – Je marcherai droit devant moi vers la frontière. Je parviendrai à la frontière.
Simon. – Tu ne pourras pas franchir la frontière.
Joseph. – Les frontières sont faites pour cela. Regarde, la barrière de l’enclos est faite pour s’ouvrir.
Simon. – Peut-être, mais elle est souvent fermée pour que le bétail ne s’échappe pas.
Joseph. – Je trouverai la barrière.
Simon. – Elle sera moins facile à trouver et à ouvrir que celle de l’enclos.
Joseph. – Je chercherai. J’ai des yeux pour voir.
Simon. – Les yeux sont faits pour pleurer.
Joseph. – Pour les gens comme nous, les yeux sont faits pour voir dans le noir. Les larmes ne sont pas pour moi. Je veux voir, je verrai. Qui veut voit.
Simon. – On verra, oui.
Joseph. – Je partirai. Je pars.
Simon. – Les pauvres ne voyagent pas.
Joseph. – Les pauvres marchent, oui. Je marcherai. J’userai mes chaussures. Quand mes chaussures seront usées, je marcherai pieds nus. Quand mes pieds saigneront, je marcherai sur mes blessures. Quand mes blessures saigneront, je marcherai dans mon sang.
Simon. – Le désert est immense.
Joseph. – J’entamerai ma marche rouge, contre toi, contre tous, contre le désert.
Simon. – Tu ne peux pas partir contre nous.
Joseph. – Si tu m’en empêches, je partirai malgré tout.
Simon. – Et ta mère ? Tu laisseras ta mère ?
Joseph. – Elle sait. Elle connaît la pauvreté.
Simon. – Tu la quitteras. Elle est vieille.
Joseph. – Elle est pauvre.
Simon. – Justement, elle est vieille et pauvre.
Joseph. – Elle comprendra.
Simon. – Que peut-elle comprendre ?
Joseph. – Elle me laissera, elle me bénira.
Simon. – Elle souffrira.
Joseph. – Elle n’a connu que la souffrance.
Simon. – Epargne-lui cette souffrance. Tu es son fils unique.
Joseph. – Je reviendrai la chercher.
Simon. – Personne n’est jamais revenu ici. On ne revient pas ici. Ici, c’est la mort.
Joseph. – Je reviendrai la chercher. Je laisserai mes empreintes sanglantes dans le désert. Elles seront mes repères.
Simon. – Et moi ? Qu’est-ce que je vais devenir ?
Joseph. – Tu es mon frère. Tu seras le phare. Je reviendrai, tu me guideras.
Simon. – Je t’attendrai une fois par semaine à l’entrée du désert.
Joseph. – Pars avec moi.
Simon. – Je ne peux pas.
Joseph. – Mais si, tu mets un pied devant l’autre.
Simon. – Je n’ai pas une paire de chaussures. Je ne marcherai pas longtemps.
Joseph. – Je te prêterai les miennes.
Simon. – Tu n’as que celles-là.
Joseph. – Je marcherai pieds nus.
Simon. – Tu n’iras pas loin. Garde tes chaussures. C’est ta seule richesse.
Joseph. – Que vas-tu faire ?
Simon. – T’attendre et consoler ta mère. On parlera de toi, de ta marche, de la frontière et du pays là-bas où tu vas.
Joseph. – Où je vais, je marcherai.
- 2. Joseph et sa mère
La mère. – Tu partais comme un voleur, sans me le dire ?
Joseph. – Je vais partir, oui ; je venais te le dire.
La mère. – Je savais que cela arriverait.
Joseph. – Simon te l’a dit.
La mère. – Simon n’a rien dit. Simon ne m’a rien dit. Je savais. Je l’ai lu dans tes yeux. Le pays là-bas est dans ton regard. Tu ne peux pas me tromper. Une mère sait cela.
Joseph. – Je vais mourir si je reste. Il n’y a que cela à faire ici. Où que je regarde, je vois la souffrance et la mort. Je veux regarder ailleurs, voir autre chose. C’est trop demander ? Au-delà de la frontière, tout est différent.
La mère. – Comment le sais-tu ?
Joseph. – Je le sais, c’est tout.
La mère. – Personne n’est jamais revenu.
Joseph. – Parce qu’ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient.
La mère. – Ou pas.
Joseph. – Comment ça ?
La mère. – Ils ne reviennent pas pour ne pas désespérer davantage ceux qui restent. Ils ne veulent pas ajouter la déception à la douleur.
Joseph. – Personne n’a jamais autant de noblesse de cœur.
La mère. – Les pauvres, si. Les pauvres savent ce que le cœur peut supporter.
Joseph. – Et toi, que peux-tu supporter ?
La mère. – J’ai tout supporté. Je supporterai que tu me laisses.
Joseph. – Je reviendrai.
La mère. – Pars et ne te retourne pas.
Joseph. – Je reviendrai.
La mère. – Pars, mets tes pas dans ceux qui te précèdent. Marche vers la frontière.
Joseph. – Je pars préparer ta venue.
La mère. – Je ne viendrai pas. Les mères restent.
Joseph. – Ne dis pas cela. Tu es toute ma famille, ma seule famille.
La mère. – Les mères comme moi voient partir leurs fils. C’est écrit dans leurs yeux. Les fils rêvent de la frontière. Le désert les engloutit. Tous les fils partent.
Joseph. – Je suis ton fils.
La mère. – Je suis pauvre parmi les pauvres, je ne peux pas te retenir.
Joseph. – Là-bas, c’est la vie.
La mère. – Vis, pars et marche.
Joseph. – Tu es mon amour.
La mère. – Tu es ma mort.
Joseph. – Mes pieds me porteront où je vais.
La mère. – Tes yeux sont déjà partis.
Joseph. – Mes pieds trouveront le chemin.
La mère. – Oublie ta mère.
Joseph. – Je ne peux pas.
La mère. – Oublie le village.
Joseph. – Je ne veux pas.
La mère. – Marche droit.
Joseph. – Je tracerai ma route.
La mère. – Regarde le monde.
Joseph. – Je te regarde. Je t’emporte.
La mère. – Passe la frontière.
Joseph. – Je marcherai sur le sable des jours et des nuits.
La mère. – Attrape la joie simple.
Joseph. – Mes pas seront ma joie.
- 3. La mère
La mère. – Les mères sont le rocher, les fils le sable. Ils filent vers la frontière, tous. Ils glissent. Impossible de les retenir. Joseph est le dernier des fils. Joseph, mon fils, mon sable et ma mort. J’ai froid. Je voudrais avoir des mains immenses pour le tenir solidement, des mains fermes. Mes mains sont vieilles et ridées. Je n’ai plus la force de retenir le sable. Il m’échappe. Il s’échappe. Les mains des mères sont ouvertes pour leurs fils et fermées pour la prière. Tels sont les gestes des mères, la souffrance et la prière, rien d’autre. Je souffre et je prie. Je ne connais que les gestes du corps, la douleur des gestes du corps. Qu’est-ce que mes mains ont tenu ? Ont-elles retenu quelque chose ? J’ai les mains vides, les mains de l’amour, perdues, les mains du travail, finies.
Joseph, tu es né marcheur. Tu as marché très tôt, très vite. Tu as su. Tu marchais des journées entières. Tu partais dans le désert, tu revenais. Le village disait que tu avais le corps fait pour la marche et qu’un jour tu partirais, que ce n’était pas normal de marcher autant. Personne ne marche autant. Joseph, tu as repris ta marche. Tes jambes te portent. Mon piéton, tu marches sur mon cœur. Tu as raison de partir. Ta vie est dans tes pieds.
(Prière pour le fils.)
Pars, mon tout petit.
Pars.
Ne te retourne pas.
Mon Dieu, protégez-le.
Va où tu dois aller.
Ne faiblis pas.
Marche, mon tout petit.
Marche.
Ne te retourne pas.
Mon Dieu, protégez-le.
Ecoute le vent.
Regarde le sable.
Cours, mon tout petit.
Cours.
Ne te retourne pas.
Mon Dieu, protégez-le.
Passe la frontière.
Entre au pays là-bas.
Avance, mon tout petit.
Avance.
Ne te retourne pas.
Mon Dieu, protégez-le.
Regarde devant toi.
Ne reviens pas.
Vole, mon tout petit.
Vole.
Ne te retourne pas.
Mon Dieu, protégez-le.
Sois fort.
Crois et espère.
Mon Dieu, ayez pitié de moi.
- 4. Anna et Joseph
Anna. – Tu crois que je ne vois rien, que je n’entends rien. Je te vois aller et venir, j’entends ta mère pleurer.
Joseph. – Tu ne sais pas.
Anna. – Toi, tu ne comprends rien.
Joseph. – Qu’est-ce que je ne comprends pas ?
Anna. – Celles que tu laisses. Tu ne comprends pas leur chagrin.
Joseph. – Tu te trompes, Anna. Je comprends ton chagrin et celui de ma mère. Mais, je dois partir. Je vais au bout du désert.
Anna. – Où je suis me suffit, si tu es là où je suis. Où je suis ne te suffit pas, puisque tu vas où je ne suis pas.
Joseph. – Je vais où je peux.
Anna. – Tu vas où je n’irai pas.
Joseph. – Ne dis pas cela.
Anna. – Que puis-je dire ?
Joseph. – Où je vais, tu peux venir.
Anna. – Tu vas où les hommes vont et ne reviennent pas. Tous les fils sont partis, pas un n’est revenu.
Joseph. – Moi, je suis différent. Je vais et je reviens.
Anna. – Mon amour n’est pas assez fort pour te garder. Je suis pauvre et je te perds.
Joseph. – Tu ne me perds pas, je te quitte. J’entreprends ma marche lente et ma conquête.
Anna. – L’amour n’est pas assez grand pour te contenir.
Joseph. – Le monde...